CORRESPONDANCE - Année 1748 - Partie 7
Photo de Khalah
à M. le chevalier Falkener
Lunéville, à la cour de Lorraine, ce 5 Novembre 1748.
Dear sir, your letter has afforded me the most sensible satisfaction ; for when my friendship for you began, it was a bargain for life. Time that alters all things, and chiefly my poor tattered body, has not altered my sentiments.
You acquaint me you are a jusband and a father, and I hope you are an happy one. It behooves a secretary to a great general, to marry a great officer’s daughter ; and really, I am transported with joy to see the blodd of Marlborough, mixed with that of my dearest Falkener. I do present your lady with my most humble respects, and I kiss your child.
You are a lusty jusband, and I, a weak bachelor, as much unhealthy as when you sawe me, but some twenty years older. Yet I have a kind of conformity with you ; for if you are attached to a hero, so I am in the retinue of an other, though not so intimately as you are. My king has appointed me one of the ordinary gentlemen of his chamber : Gentilhomme ordinaire de sa chambre. Your post is more honourable and profitable ; yet I am satisfied with mine, because if it gives not a great income, it leaves me at my full liberty, which I prefer to kings.
The king of Prussia would once have given me one thousand pounds sterling per annum to live at his court ; and I did not accept of the bargain, because the court of a king is not comparable to the house of friend. I have lived these twenty years since with the same friends ; and you know what power friendship gets over a tender soul, and over a philosophical one.
I find a great delight in opening my heart to you, and in fiving you thus an account of my conduct. I will tell you that being appointed also historiographer of France, I write the history of the late fatal war, wich did much harm to all the parties, and did good only to the king of Prussia. I wish I could show you what I have wrote upon that subject. I hope I have done justice to the great duke of Cumberland. My history shall not be the work of a courtier, nor that of a partial man, but that of a lover of mankind.
As to the tragedy of Sémiramis, I’ll send it to you within a month or Two. I always remerber with great plesure, that I dedicated to you the tender tragedy of Zaïre. This Sémiramis is quite of an other king. I have tryed, though it was a hard task, to change our French petits-maîtres into athenian hearers. The transformation is not quite performed ; but the piece has met with great applause. In has the fate of moral books that please many, without mending any body.
I am now, my dear friend, at the court of king Stanislas, where I have passed some months with all the easines and cheefulness that I enjoyed once at Wandsworth : for you must know that king Stanislas is a kind of Falkener... He is indeed the best man alive. But, for fear you should take me for a wanderer of courts and a vagabond courtier, I will tell you that I am here with the very same friend whom I never parted from for these twenty years past, the lady du Chastelet, who comments Newton, and is now about printing a french translation of it ; she is the friend I mean.
I have at Paris some enemies, such as Pope ghad at London ; and I despise them as he did. In short, I live as happy as my condition can permit :
Excepto quod non simul esses, cetera lætus !
I return you a thousand thanks, my dearest and worthy friend. I wish you all the happiness you deserve ; and I’ll be yours for ever. VOLTAIRE.
TRADUCTION
Cher monsieur, votre lettre m’a fait le plus sensible plaisir ; car, lorsque mon amitié pour vous a commencé, ce fut un bail pour la vie. Le temps qui altère toute chose, et particulièrement mon pauvre corps usé, n’a pas changé mes sentiments.
Vous m’apprenez que vous êtes mari et père ; j’espère que vous êtes doublement heureux. Il convient au secrétaire d’un grand général d’épouser la fille d’un grand capitaine, et je suis vraiment ravi de voir le sang de Marlborough mêlé à celui de mon cher Falkener. Je présente mes très humbles respects à madame votre femme, et j’embrasse votre enfant.
Vous êtes un mari vigoureux, et moi un faible garçon ; aussi mal portant que lorsque vous m’avez vu, seulement plus vieux de quelque vingt ans. Cependant j’ai une sorte de conformité avec vous, car si vous êtes attaché à un héros, je suis, moi, à la suite d’un autre, mais non pas aussi près que vous. Mon roi m’a nommé gentilhomme ordinaire de sa chambre. Votre place est plus honorable et plus avantageuse ; néanmoins je suis content de la mienne, car si elle ne me donne pas un grand revenu, elle me laisse toute ma liberté, ce que je préfère aux rois.
Le roi de Prusse voulut une fois me donner mille livres sterling par an pour vivre à sa cour ; je n’acceptai pas le marché, parce que la cour d’un roi n’est pas comparable à la maison d’un ami. J’ai vécu ces vingt dernières années avec les mêmes amis, et vous savez quel empire l’amitié prend sur une âme tendre et philosophe.
J’éprouve un grand bonheur à vous ouvrir mon cœur et à vous rendre ainsi compte de ma conduite. Je vous dirai qu’étant nommé aussi historiographe de France, j’écris l’histoire de cette dernière guerre si funeste, qui fit tant de mal à tous les partis, et ne fit de bien qu’au roi de Prusse. Je voudrais pouvoir vous montrer ce que j’ai écrit sur ce sujet. J’espère que j’ai rendu justice à l’illustre duc de Cumberland. Mon histoire ne sera pas l’ouvrage d’un courtisan ni d’un homme partial, mais celui d’un ami de l’humanité.
Quant à la tragédie de Sémiramis, je vous l’enverrai dans un mois ou deux. Je me rappelle toujours avec plaisir que c’est à vous que j’ai dédié la tendre tragédie de Zaïre. Cette Sémiramis est d’un tout autre genre. J’ai essayé, malgré la difficulté de la tâche, de changer nos petits-maîtres français en auditeurs athéniens. La transformation n’est pas tout à fait opérée ; cependant la pièce a été reçue avec de grands applaudissements. Elle a le sort des livres de morale, qui plaisent à beaucoup de monde sans corriger personne.
Je suis maintenant, mon cher ami, à la cour du roi Stanislas, où j’ai passé quelques mois avec toute la liberté et l’agrément dont je jouissais autrefois à Wandsworth ; car vous savez que le roi Stanislas est une espèce de Falkener. C’est, en vérité, le meilleur homme de la terre. Mais pour que vous n’alliez pas me prendre pour un coureur de roi et un courtisan vagabond, je vous dirai que je suis là avec le même ami dont je ne me suis jamais séparé depuis ces derniers vingt ans, madame du Châtelet, qui commente Newton et fait imprimer maintenant ce travail en français. C’est elle qui est l’ami dont je veux parler.
J’ai à Paris quelques ennemis, comme Pope en avait à Londres, et, comme lui, je les méprise. En un mot, je suis aussi heureux que ma condition me le permet :
Excepto quod non simul esses, cetera lætus !
Je vous envoie mille remerciements, mon très cher et digne ami. Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez, et je serai pour jamais votre tout dévoué. VOLTAIRE. (A. François.)
à M. le comte d’Argental
Le 10 Novembre 1748.
Mais mes anges sont donc au diable ? Que deviendrai-je ? Je n’ai point de leurs nouvelles. Il est trois heures après minuit ; je reprends Sémiramis en sous-œuvre ; je corrige partout, selon que le cœur m’en dit. Spiritus flat ubi vult.
J’ai été confondu d’une lettre par laquelle M. le duc de Fleury me marque qu’il a donné ordre qu’on ne jouât la sottise italienne qu’après que Sémiramis aurait été jouée à Fontainebleau. C’est encore pis que la lettre de M. de Maurepas. J’en rends compte à M. le duc d’Aumont, et je lui demande qu’au moins, si on persiste à renouveler contre moi le scandale des parodies, on attende, pour jouer la farce des Italiens, que les premières représentations des Français soient épuisées ; il me semble qu’on en usait ainsi, quand les parodies avaient lieu, et il n’y a rien de plus juste. Les premières représentations de Sémiramis n’ont été interrompues que par le voyage de Fontainebleau, et ne doivent être censées finies qu’après la reprise. Je vous prie d’appuyer ma prière à M. le duc d’Aumont.
Je vous prie aussi d’écrire à mademoiselle Dumesnil qu’elle retire tous les rôles, afin que j’y corrige environ cent cinquante vers. Il faudra faire une nouvelle copie et de nouveaux rôles, et je me flatte qu’elle vous remettra les rôles et la pièce. Je vous promets bien que je ne la rendrai pas avant le retour de M. de Richelieu, et que je donnerai aux Catilinistes tout le temps d’être sifflés.
Crébillon s’est conduit d’une manière indigne dans tout ceci, ou plutôt d’une manière très digne de sa mauvaise pièce de Sémiramis, qui n’a pu même être très honorée d’une parodie.
Au reste, mandez-moi, je vous en prie, si vous croyez que ce soit à présent le temps de présenter un placet au roi.
L’établissement de madame du Châtelet à Lunéville (1) ne lui permettra guère de partir avant le mois de décembre.
J’attends de vos nouvelles pour me décider. Adieu, mes chers anges ; vous êtes mes consolateurs.
1 – Son mari, avons-nous déjà dit, venait d’être nommé grand-maréchal du palais. (G.A.)
à M. G.C. Walther
19 Novembre 1748.
J’ai vu une lettre que vous écrivez à un homme à moi par laquelle vous lui mandez que vous voulez m’envoyer un service de porcelaine de Saxe. Je suis très reconnaissant d’une pareille attention, et je vous en fais des remerciements très sincères. Je vois que vous n’avez pas les sentiments d’un libraire hollandais, et votre procédé renouvelle encore l’envie que j’ai de vous être utile. Je vous destine l’histoire de la guerre présente, que j’aurai achevée dans quelques mois. Mais, en même temps,je vous déclare que je ne veux pas absolument que vous fassiez pour moi la dépense d’un service de porcelaine. Je vous prie très sérieusement de ne me le pas envoyer. Je recevrai avec plaisir quelques exemplaires de votre édition ; c’est bien assez ; et si vous m’envoyez autre chose, je vous avertis que je vous renverrai votre présent ; vous avez fait assez de dépense pour votre édition. Encore une fois, des exemplaires sont tout ce qu’il me faut et tout ce que je veux.
à M. d’Arnaud
A Lunéville, le 28 Novembre 1748.
Comment ! Vous savez à qui l’on a donné un paquet, et que c’est M. de Montolieu qui l’a envoyé chez moi ; et vous me le mandez exactement ! Courage, mon cher ami ; vous deviendrez un homme essentiel, un homme d’importance.
Voici quelque chose de peu important que vous pouvez envoyer au roi de Prusse, il aime ces guenilles-là. C’est une lettre (1) au duc de Richelieu, qu’un homme de vos amis lui a écrite sur la statue qu’on lui élève à Gênes. Cela ne faut pas le Cul de Manon, mais je ne suis plus dans l’âge des Manon. C’est votre affaire : mais je vous assure que je vous aime plus solidement que toutes les Manon de Paris.
Vous êtes mal instruit de l’histoire des histrions ; Crébillon a retiré tous ses rôles, les a corrigés, les a rendus, et Grandval attend encore son quatrième et cinquième acte. Il aurait dû retirer aussi l’approbation qu’il a donnée à une plate parodie de Sémiramis que le roi a défendue à Fontainebleau. Je me flatte qu’en récompense Arlequin donnera son approbation à Catilina. Le bon homme aurait dû se souvenir qu’on ne put pas seulement parodier sa Sémiramis. Je lui pardonne de ne pas aimer la mienne.
Adieu, mon cher ami ; il y a dans ce monde très peu de bons vers et de bonnes gens. Je vous embrasse et je vous aime, parce que vous faites de bons vers et que vous êtes un bon cœur.
1 – Voyez l’Epître du 18 Novembre 1748.