CORRESPONDANCE - Année 1748 - Partie 4
Photo de PAPAPOUSS
à M. de la Noue
A L’HÔTEL DES COMÉDIENS DU ROI, FAUBOURG ST-GERMAIN.
A Commercy, ce 27 Juillet 1748.
J’eus l’honneur, monsieur, en partant de Paris (1), de vous faire tenir le changement qui vous parut convenable dans le rôle d’Assur. Je me flatte que vous avez bien voulu faire porter ce changement sur le rôle et sur la pièce. Permettez-moi de vous demander si vous n’aimeriez pas mieux
Quand sa puissante main la ferma sous mes pas,
Sém., act II, sc. IV.
que
Quand son adroite main.
Il me semble que ce terme d’adroite n’est pas assez noble, et sent la comédie. Je vous prie d’y avoir égard, si vous êtes de mon avis.
J’apprends que M. le duc d’Aumont nous fait donner une décoration digne des bontés dont il honore les arts, et digne de vos talents. Cette distinction, que les auteurs méritent, me rend encore plus timide et plus méfiant sur mon ouvrage. Il serait bien triste de faire dire que le roi a placé sa magnificence et ses bontés sur un ouvrage qui ne les méritait pas. C’est à vous, monsieur, et à vos camarades de réparer par votre art les défauts du mien ; vous êtes un grand juge de l’un et de l’autre. Il y a pourtant un point sur lequel j’aurais quelques représentations à vous faire ; c’est sur l’idée où vous semblez être que le tragique ; mais je crois que, dans les pièces de la nature de celle-ci, la plus haute déclamation est la plus convenable. Cette tragédie tient un peu de l’épique, et je souhaite qu’on trouve que je n’ai point violé cette règle :
Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodus.
Hor., Art poét.
Le cothurne est ici chaussé un peu plus haut que dans les intrigues d’amour, et je pense que le ton de la simplicité ne convient point à la pièce. C’est une réflexion que je soumets à vos lumières, comme je me repose du rôle uniquement sur vos talents. Je vous prie de croire que j’ai l’honneur d’être avec l’estime la plus sincère, etc.
1 – Le 28 Juin. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
A Commercy, le 2 Août 1748.
Plus de Cirey, mes chers anges ; madame du Châtelet joue le Double Veuvage (1) et l’opéra. On ne peut se soustraire un moment à ces importantes occupations. Nous avons représenté au roi de Pologne, comme de raison, qu’il faut tout quitter pour M. et madame d’Argental. Il a bien été obligé d’en convenir ; mais il est jaloux et il veut que vous préfériez Commercy à Cirey. Il m’ordonne de vous prier de sa part de venir le voir. Vous serez bien à votre aise ; il vous fera bonne chère ; c’est le seigneur de château qui fait assurément le mieux les honneurs de chez lui. Vous verrez son pavillon avec des colonnes d’eau, vous aurez l’opéra ou la comédie, le jour que vous viendrez. Je vois déjà votre philosophie effarouchée ; mais, si vous avez quelque idée du roi de Pologne, elle doit s’apprivoiser. Cela serait charmant ; c’est votre chemin le plus court ; et, si vous voulez m’avertir de votre arrivée, le roi vous enverra probablement un relais, et vous en donnera un autre pour le retour. Votre voyage ne sera pas retardé d’un seul jour. Vous serez les maîtres absolus du temps ; vous arriverez à Paris le jour que vous aurez résolu d’y arriver.. Voyez ce que vous pouvez faire pour nous. Je vais écrire à M. le duc d’Aumont pour le remercier ; mais je vous remercierai bien davantage, si vous venez. A propos, on dit que la paix pourrait bien être publiée à la fin de ce mois (2) ; cela pourrait fournir quelques spectateurs de plus à Sémiramis. Je commence à avoir grand’peur. Je ne serai rassuré que quand vous serez à Paris. Si elle était jouée sans vous, mon malheur serait sûr. Mes adorables anges, venez raisonner de tout cela à Commercy. Bonsoir. Madame du Châtelet joint ses prières aux miennes. Refuserez-vous les rois et l’amitié.
Mille tendres respects à vous deux.
1 – Comédie de Dufresny. (G.A.)
2 – Elle ne fut signée qu’en octobre 1748, et ne fut publiée à Paris qu’en février 1749. (G.A.)
à M. l’abbé Chauvelin
A Commercy, ce 12 Août 1748.
Je ne sais, monsieur, comment va votre santé ; mais j’apprends que vous faites plus de bien à Sémiramis que les eaux ne vous en ont fait. Voici, je crois, mes deux anges gardiens de retour à Paris ; vous avez donc la bonté de faire le troisième. Je vous rends de très humbles actions de grâces ; cela est bien beau de protéger les orphelins. Le père de Sémiramis mourrait de peur sans vous. Je défie l’ombre de Ninus d’avoir l’air plus ombre que moi. Je crois que la peur m’a encore maigri. Je ne reprendrai des forces qu’en cas que j’apprenne que mon enfant se porte bien. Je viendrai assurément vous remercier de la victoire ; mais je ne me hasarderai pas d’être présent à une défaite. Quoi qu’il arrive, je serai toute ma vie, monsieur, avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance, etc.
à M. le comte d’Argental
A Lunéville, le 15 Août 1748.
Souffrirez-vous, mon ange gardien, qu’on habille notre ombre de noir, et qu’on lui donne un crêpe comme dans le Double Veuvage ? Mon idée, à moi, c’est qu’elle soit toute blanche, portant cuirasse dorée, sceptre à la main, et couronne en tête. En fait d’ombre, il m’en faut croire ; car j’ai l’honneur de l’être un peu, et je le suis plus que jamais. Je me flatte que madame d’Argental ne l’est pas, et qu’elle a rapporté des eaux cette santé brillante, ou du moins ce tour de santé que je lui ai connu. Nous voici actuellement à Lunéville ; je pourrai bien venir vous faire ma cour à tous deux, et vous remercier, si vous faites la fortune de Sémiramis.
Votre substitut, l’abbé de Chauvelin, me mande que le roi donne une décoration magnifique ; chargez-vous, s’il vous plaît, de la plus grande partie de la reconnaissance, car tout cela se fait pour vous ; mais n’allons pas être sifflés avec une dépense royale, et qu’on ne dise pas :
Le faste de votre dépense
N’a point su réparer l’extrême impertinence, etc.
Cette petite distinction va mettre contre moi tout le peuple d’auteurs ; et, si je suis sifflé, je n’oserai jamais me présenter devant M. et madame d’Argental, ni devant le roi. Il n’y a que votre présence, à la première représentation, qui puisse me rassurer. Vous savez que la fête est pour vous. Je n’y serai pas (1), mais vous y serez ; cela vaut bien mieux.
Adieu, adorables créatures.
1 – Il y assista. Stanislas partit pour Versailles le 26 Août ; Voltaire l’accompagna, et le jour même de la première représentation de Sémiramis, 29 Août, il arrivait à Paris. (G.A.)
à M. Berryer
LIEUTENANT DE POLICE.
A Paris, ce 8 Septembre 1748.
Monsieur, permettez qu’en partant pour Lunéville, j’aie l’honneur de vous remercier de toutes vos bontés. Je vous supplie d’y ajouter celle de faire ordonner à la chambre syndicale des libraires qu’on tienne la main à empêcher toute édition subreptice de Sémiramis. J’ai tout lieu de craindre l’abus que l’on veut faire des copies informes répandues dans Paris. Je vous demande plus que jamais dans cette occasion votre protection pour les belles-lettres et pour moi. J’ai l’honneur d’être, avec la plus vive reconnaissance, monsieur, etc.
à M. le comte d’Argental
A Châlons, ce 12 Septembre 1748.
Je ne peux vous écrire de ma main, mes divins anges ; j’ai la fièvre bien serré à Châlons ; je ne sais plus quand je pourrai partir.
On s’est bien plus pressé, ce me semble, de lire Catilina (1) que de le faire ; mais faudra-t-il que mon ami Marmontel pâtisse de mon impatience, et qu’on ne reprenne pas son pauvre Denis, dont il a besoin ? Ce serait une extrême injustice, et mes anges ne le souffriront pas. Prault n’est-il pas venu la gueule enfarinée ? n’a-t-il pas bien envie d’imprimer Sémiramis ? mais ne faut-il pas tenir le bec de Prault dans l’eau, afin de prévenir les éditions subreptices dont on me menace continuellement ?
Joue-t-on Sémiramis les mercredis et les samedis seulement, dans l’effroyable disette de monde où l’on est à Paris ? la laisse-t-on aller jusqu’à Fontainebleau ?
Au reste, vous parlez de Zadig (1) comme si j’y avais part ; mais pourquoi moi ? pourquoi me nomme-t-on ? Je ne veux avoir rien à démêler avec les romans.
J’ai bien l’air d’être ici malade quelques jours. Vous veillez sur moi, mes anges, de loin comme de près. Je vais mettre un V au bas de cette lettre ; c’est tout ce que je puis faire, car je n’en peux plus. V.
1 – Crébillon lut son Catilina à Choisy-le-Roi devant madame de Pompadour, quelques jours après la première représentation de Sémiramis, puis la pièce fut vite donnée aux comédiens, qui la jouèrent en décembre. (G.A.)
2 – Ce roman venait de paraître. (G.A.)
à Madame la comtesse d’Argental
A La Malgrange (1), le 4 Octobre 1748.
J’ai senti, madame mon ange, ce que c’est que la jalousie. J’ai trouvé un M. de Verdun qui m’a dit, du premier bond : J’ai reçu une lettre de madame d’Argental. C’est donc un heureux homme que ce M. de Verdun ? Eh bien ! madame, si je n’ai pas eu le bonheur dont il se vante, j’ai la consolation de vous écrire. Je vous soupçonne d’être à Paris. M. d’Argental est, dit-il, à Guiscard ; mais où est Guiscard (2) ? Voici, madame, une lettre pour cet ange-là, et je vous soumets tout ce que je lui écris. Je ne sais pas plus où adresser ma lettre pour l’abbé de Bernis ; permettez que je la mette dans votre paquet. Je ne m’attendais pas à ce nouveau trait de la calomnie (3) ; mais qui plume a guerre a. Le loyer de nous autres pauvres diables de victimes publiques, c’est d’être honnis et persécutés. Je pardonne à l’envie ; elle a raison de me croire heureux ; elle sait l’amitié dont vous m’honorez. Si je m’avise de donner jamais une pièce qui ait du succès, je serai infailliblement lapidé. On s’attend ici à une prompte publication de la paix. Paris sera plus méchant et plus frivole que jamais. Si deux ou trois personnes ne soutenaient le bon goût, nous dégringolerions dans la barbarie. Songez à votre santé, madame ; je veux vous retrouver avec un appétit désordonné. Je compte vous faire ma cour à Noël. C’est bien tard ; mon cœur me le dit. Je vous supplie de détruire dans l’esprit de M. l’abbé de Bernis la ridicule calomnie que je trouve encore plus désagréable que ridicule ; c’est l’homme du monde dont je crois mériter le mieux l’amitié, et il s’en faut bien que j’aie rien à me reprocher sur son compte. Permettez-moi, en vous renouvelant mes plus tendres respects, de les présenter à M. de Pont de Veyle et à M. de Choiseul. Madame du Châtelet, qui joue ou l’opéra ou la comédie, ou à la comète (4), vous fait mille compliments.
1 – Château de plaisance de Stanislas.
2 – Près de Compiègne. (G.A.)
3 – Voyez la lettre suivante. (G.A.)
4 – Jeu de cartes. (G.A.)