CORRESPONDANCE - Année 1748 - Partie 3

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à Madame de Truchis de Lagrange   (1)

 

RELIGIEUSE DE LA VISITATION DE STE-MARIE, A BEAUNE.

 

A Paris, 7 Juin 1748.

 

 

 

 

PROLOGUE.

 

 

Osons-nous retracer de féroces vertus

Devant des vertus si paisibles ?

Osons-nous présenter ces spectacles terribles

A ces regards si doux, à nous plaire assidus ?

César, ce roi de Rome, et si digne de l’être,

Tout héros qu’il était, fut un injuste maître,

Et vous régnez sur nous par le plus saint des droits.

On détestait son joug, nous adorons vos lois.

Pour vous et pour ces lieux quelle scène étrangère

Que ces troubles, ces cris, ce sénat sanguinaire,

Ce vainqueur de Pharsale, au temple assassiné,

Ces meurtriers sanglants, ce peuple forcené !

Toutefois des Romains on aime encor l’histoire ;

Leurs grandeurs, leurs forfaits vivent dans la mémoire ;

La jeunesse s’instruit dans ces faits éclatants,

Dieu lui-même a conduit ces grands événements.

Adorons de sa main ces coups épouvantables,

Et jouissons en paix de ces jours favorables,

Qu’il fait luire aujourd’hui sur des peuples soumis,

Eclairés par sa grâce et sauvés par son fils.

 

 

         Voilà, madame, ce que vous m’avez ordonné. J’aurais plus tôt exécuté cet ordre, si ma santé et des occupations fort différentes de la poésie l’avaient permis. Je voudrais que ce prologue fût plus digne de vous, et répondît mieux à l’honneur que vous me faites ; mais que dire de Jules César dans un couvent ? J’ai tâché au moins de rappeler, autant que j’ai pu, les idées de cette catastrophe aux idées de religion et de soumission à Dieu, qui sont les principes de votre vie et de votre retraite. Je vous prie, madame, de vouloir bien intercéder pour moi auprès du maître de toutes nos pensées. Vous me rendrez par là moins indigne de voir mes ouvrages représentés dans votre sainte maison.

 

         J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Cette dame, cousine de madame du Châtelet, avait fait demander au poète un prologue pour une représentation de la Mort de César que les jeunes nonnes de son couvent devaient donner. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental   (1)

Le 10 Juin 1748.

 

         Je n’ai point écrit à mes anges depuis qu’ils m’ont abandonné. Je suis livré aux mauvais génies. Buvez vos eaux tranquillement, charmants malades ; pour moi j’avale bien des calices. Il faut d’abord que vous sachiez que je ne sais plus où j’en suis, quand vous ne me tenez plus par la lisière. Il y a grande apparence qu’on ne pourra venir à bout de Sémiramis que quand vous y serez. Comment voulez-vous que je fasse quelque chose de bien et que je réussisse sans vous ? D’ailleurs, me voilà, outre mes coliques, attaqué d’une édition en douze volumes (2) qu’on vend à Paris sous mon nom, remplie de sottises à déshonorer, et d’impiétés à faire brûler son homme. Les Français me persécutent sur terre, les Anglais me pillent sur mer (3).

 

 

Ah ! pour Sémiramis quel temps choisissez-vous (4) ?

 

 

         Il y a plus que tout cela, mes adorables anges. Madame du Châtelet a essuyé mille contre-temps horribles sur ce commandement de Lorraine. Il a fallu livrer des combats, et j’ai fait cette campagne avec elle. Elle a gagné la bataille, mais la guerre dure encore (5). Il faut qu’elle aille, dans quelque temps, à Commercy. Je vais donc aussi à Commercy ; et Sémiramis, que deviendra-t-elle ? On ne peut rien faire sans vous. Buvez, mes anges, buvez ; que madame d’Argental revienne aussi rebondie que l’abbé de Bernis ! que M. de Choiseul rapporte le meilleur estomac du royaume !

 

         Pour vous, mon cher et respectable ami, qui dînez et soupez, et qui n’êtes aux eaux que pour votre plaisir, revenez comme vous y êtes allé ; mais, mon Dieu, comment faites-vous dans un pays où on ne peut pas toujours sortir de chez soi à quatre heures ? comment vous passez-vous d’opéra et de comédie ? Je ne sais nulle nouvelle. Tout est tranquille dans l’Europe, tout l’est encore plus à Versailles. M. le Grand-Prieur n’est pas mort (6). Les prières des agonisants lui ont fait beaucoup de bien.

 

         On vous aura sans doute mandé que le diable a paru dans la rue du Four, et qu’on l’a mis en prison. La rue du Fou n’est pas philosophe. Pour moi, j’ai le diable dans les entrailles, et mes anges dans le cœur.

 

         Adieu, madame ; adieu, messieurs ; quand pourrai-je avoir le bonheur de vous revoir ? Mille tendres respects.

 

 

1 – Alors à Plombières. (G.A.)

 

2 – Edition de Rouen sous la rubrique d’Amsterdam. (G.A.)

 

3 – Un des vaisseaux, sur lesquels Voltaire plaçait ses fonds à Cadix par contrat à la grosse, avait été capturé. (G.A.)

 

4 – Voyez Iphigénie de Racine. (G.A.)

 

5 – Le marquis du Châtelet voulait être employé auprès de Stanislas. Il fut nommé en novembre grand-maréchal de la maison du roi. (G.A.)

 

6 – Le chevalier d’Orléans, bâtard du régent, grand-prieur de France. Il mourut six jours après. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Clément

A Versailles, le 11 Juin 1748.

 

         Vous m’avez toujours témoigné de l’amitié, monsieur ; voici une occasion de m’en donner des marques. Votre intérêt s’y trouve joint au mien. J’apprends qu’on vient d’imprimer en Normandie, les uns disent à Rouen, les autres à Dreux (1), douze volumes, sous le nom de mes Œuvres, remplis d’ouvrages scandaleux, de libelles diffamatoires, et de pièces impies qui méritent la plus sévère punition. L’édition est intitulée d’Amsterdam, par la compagnie des Libraires ; mais il est démontré qu’elle est faite en Normandie, puisque c’était de là que venait le premier volume, qui contient la Henriade, et que j’ai vu vendre publiquement à Versailles, au commencement de cette année. Ce premier volume est précisément le même, sans qu’il y ait une lettre de changée. C’est ce que je viens de vérifier à la hâte. Je n’ai point encore vu les autres tomes ; mais j’ai vu votre nom en plus d’un endroit de la table qui est à la tête. Vous voilà assurément en détestable compagnie ; on y annonce plusieurs pièces de vous. Il n’est pas douteux, monsieur, que le gouvernement ne procède avec rigueur contre les éditeurs de cette édition abominable, et il y va de mon plus grand intérêt de la supprimer. Vous y êtes intéressé, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire d’abord. Le nom d’un honnête homme, d’un père de famille, ne doit pas se trouver avec des ouvrages qui attaquent la probité, la pudeur, et la religion. Je vous demande en grâce de faire tous vos efforts pour savoir où l’on a imprimé et où l’on vend ce scandaleux ouvrage. Vous pourrez être sur la voie par ceux que vous serez à portée de soupçonner d’avoir si indignement abusé de votre nom. Je peux vous assurer que madame la duchesse du Maine, et tous les honnêtes gens, vous sauront gré d’avoir arrêté cette iniquité. En mon particulier, monsieur, j’en conserverai une reconnaissance qui durera autant que ma vie. Je vous supplie de faire chercher le livre chez les libraires de la province, d’employer vos amis et votre crédit avec votre prudence ordinaire, et de vouloir bien me donner avis de ce que vous aurez pu faire. Ce sera une grâce que je me croirai obligé de reconnaître par le plus tendre attachement et par l’empressement le plus vif à vous servir dans toutes les occasions où vous voudrez bien m’employer. J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec les sentiments de l’estime et de l’amitié que vous m’avez inspirés, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Clément était receveur des tailles à Dreux. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. d’Arnaud

Juin 1748.

 

         Je vous fais mon compliment, mon cher ami, sur votre emploi (1), et sur l’Epître à Manon (2). Je souhaite que l’un fasse votre fortune, comme je suis sûr que l’autre doit vous faire de la réputation. Il y a des vers charmants, et en grand nombre ; mais vous êtes trop aimable pour n’être pas toujours un franc paresseux.

 

         Je vais partir avec un joli viatique ; vos vers égaieront mon imagination ; je suis vieux et malade, je n’ai plus d’autre plaisir que de m’intéresser à ceux de mes amis. Les Manon sont bien heureuses d’avoir des amants et des poètes comme vous. Je ne vous envie point Manon, mais je vous envie les princes de Wurtemberg (3). Je pars sans avoir pu leur faire ma cour ; peut-être, à leur retour, ils passeront chez le roi de Pologne, en Lorraine. Il me semble que c’est leur chemin ; en ce cas, je … [illisible]  la sottise que j’ai eue d’être malade, au lieu de leur rendre mes respects. Je vous prie de me mettre à leurs pieds.

 

         Si M. de Montolieu est celui que j’ai vu à Berlin et à Bareuth, je pars désespéré de ne l’avoir point revu.

 

         Adieu, mon cher d’Arnaud ; entre les princes et les Manon, n’oubliez pas Voltaire. Adieu.

 

 

1 – Il remplaçait Thieriot comme agent littéraire de Frédéric II. (G.A.)

 

2 – Epître au cul de Manon. (G.A.)

 

3 – Dont d’Arnaud était aussi le correspondant. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Le 27 Juin 1748.

 

         Je pars demain ; je me rapproche d’environ soixante lieues de mon cher et respectable ami. M. l’abbé de Chauvelin peut vous dire des nouvelles d’une répétition de Sémiramis, les rôles à la main. Tout ce que je désire, c’est que la première représentation aille aussi bien. Ils ne répétèrent pas Mérope avec tant de chaleur. Ils m’ont fait pleurer ; ils m’ont fait frissonner. Sarrasin a joué mieux que Baron ; mademoiselle Dumesnil s’est surpassée, etc. Si La Noue n’est pas froid, la pièce sera bien chaude. Elle demande un très grand appareil. J’ai écrit à M. le duc de Fleury (1), à madame de Pompadour. Il nous faut les secours du roi ; mais, mon ange, il nous faut le vôtre. Ecrivez bien fortement à M. le duc d’Aumont ; mais surtout revenez au plus vite protéger votre ouvrage, et recevoir la fête que je vous donne. Les acteurs seront prêts avant quinze jours. Encore une fois, s’ils jouent comme ils ont répété, M. Romancan leur fera de bonnes recettes. J’ignore encore si je pourrai voir les premières représentations, mais vous les verrez. C’est pour vous qu’on joue Sémiramis. Portez-vous donc bien, tous mes anges ; revenez gros et gras à Paris, et faites réussir votre fête.

 

         Vraiment j’ai bien suivi votre conseil pour cette infâme édition (2). Les magistrats s’en mêlent, et moi je ne songe qu’à vous plaire. Adieu, madame ; adieu, messieurs ; tâchez de me prendre en repassant. Mille tendres respects.

 

 

1 – Gentilhomme de la chambre, ainsi que le duc d’Aumont. (G.A.)

 

2 – L’édition des Œuvres faite à Rouen. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argenson

A Commercy, ce 19 Juillet 1748 (1).

 

         Voulez-vous bien permettre, monsieur, que je prenne la liberté de vous adresser un gros paquet pour M. le comte de Maillebois ? Ceci est du ressort de l’historiographerie.

 

         Il me paraît, par tous les mémoires qui me sont passés par les mains, que M. le maréchal de Maillebois s’est toujours très bien conduit, quoiqu’il n’ait pas été heureux. Je crois que le premier devoir d’un historien est de faire voir combien la fortune a souvent tort, combien les mesures les plus justes, les meilleurs intentions, les services les plus réels, ont souvent une destinée désagréable. Bien d’honnêtes gens sont traités par la fortune comme je le suis par la nature ; je fais l’impossible pour avoir de la santé et je ne puis en venir à bout.

 

         Me voici dans un beau palais, avec la plus grande liberté (et pourtant chez un roi), avec toutes mes paperasses d’historiographe, avec madame du Châtelet, et avec tout cela je suis un des plus malheureux êtres pensants qui soient dans la nature. Je vous trouve heureux si vous vous portez bien : Hoc est enim omnis homo.

 

         Est-il vrai que mon illustre confrère (2) va incessamment porter ses grâces chez les Suisses ? Je n’ai fait que l’entrevoir depuis qu’il est marié et ambassadeur. Ma détestable santé m’a empêché de faire ma cour au père et au fils ; on m’a empaqueté pour Commercy, et j’y suis agonisant comme à Paris. M’y voici avec le regret d’être éloigné de vous, sans avoir pu profiter de votre commerce délicieux, et des bontés que vous avez pour moi. Laissez-moi toujours, je vous en prie, l’espérance de passer les dernières années de ma vie dans votre société. Il faut finir ses jours comme on les a commencés. Il y a tantôt quarante-cinq ans que je me compte parmi vos attachés ; il ne faut pas se séparer pour rien.

 

         Adieu, monsieur ; je voudrais être au-dessus des maux comme vous êtes au-dessus des places ; mais on peut être fort heureux sans tracasseries politiques, et on ne peut l’être sans estomac. Comptez qu’il n’y a point de malade qui vous soit plus tendrement et plus respectueusement dévoué que VOLTAIRE.

 

 

1 – Stanislas venait de rappeler Voltaire auprès de lui. (G.A.)

 

2 – M. de Paulmy, nommé ambassadeur en Suisse. (G.A.)

 

CORRESPONDANCE 1748-3

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