CORRESPONDANCE - Année 1746 - Partie 1
Photo de PAPAPOUSS
à M. de Cideville
Versailles, le 7 Janvier 1746.
Mon cher ami, j’ai entendu dire en effet, dans ma retraite de Versailles, qu’après le départ (1) de M. le duc de Richelieu, il était arrivé deux figures jouant de la flûte en parties. Ma figure, dans ce temps-là, était fort embarrassée d’une espèce de dyssenterie qui m’a retenu quinze jours dans ma chambre, et qui m’y retient encore. L’air de la cour ne me vaut peut-être rien ; mais je n’étais point à la cour, je n’étais qu’à Versailles, où je travaillais à extraire, dans les bureaux de la guerre, des mémoires qui peuvent servir à l’Histoire dont je suis chargé. J’ai la bonté de faire pour rien ce que Boileau ne faisait pas étant bien payé ; mais le plaisir d’élever un monument à la gloire du roi et à celle de la nation, vaut toutes les pensions de Boileau. J’ai porté cet ouvrage jusqu’à la fin de la campagne de 1745 ; mais ma détestable santé m’oblige à présent de tout interrompre ; je suis si faible, qu’à peine je puis tenir ma plume en vous écrivant ; je suis même trop mal pour me hasarder de me transporter à Paris. Voilà comment je passe ma vie ; mais les beaux-arts et votre amitié feront éternellement ma consolation. Adieu, mon cher ami.
1 – Pour Calais. (G.A.)
à M. le marquis d’Argenson
Paris, le 8 janvier 1746.
Je ne décide point entre Genève et Rome.
Henr., ch. II.
Mais, s’il vous plaît, monseigneur, mon paquet, s’il arrive, me vient de Rome, et celui qu’on m’a rendu vient de Genève, et vous appartient. Voici le fait : Quand on m’apporta le ballot de votre part, je vis des livres en feuilles, et je ne doutai pas que ce ne fussent des coglioneri italiane que m’envoyait le cardinal Passionei. Je dépêchai le tout chez Chenut, relieur du roi. Il s’est trouvé, à fin de compte, que le ballot contient le Dictionnaire du Commerce (1), imprimé à Genève. J’ai sur-le-champ ordonné expressément à Chenut de ne point passer outre, et j’attends vos ordres pour savoir par qui et comment et quand vous voulez faire relier votre Dictionnaire, qu’on ne lit point assez, et dont la langue est rarement entendue à Versailles. Je vous souhaite les bonnes fêtes. Je me flatte que tôt ou tard, vous ferez quelque chose des araignées (2) ; mais si elles continuent à se détruire, ne soyez point détruit. Je le penserai toute ma vie, la paix de Turin (3) était le plus beau projet, le plus utile, depuis cinq cents ans. Mille tendres respects.
1 – Par Savary des Brulons, mort en 1716. Le père de MM. d’Argenson avait encouragé l’auteur. (G.A.)
2 – Les rois.
3 – Le 26 Décembre 1745, des préliminaires de paix avaient été signés entre la Sardaigne et la France ; mais la reine d’Espagne n’y accéda pas. (G.A.)
à M. le marquis d’Argenson
Paris, le 14 Janvier.
Si le prince Edouard ne doit pas son rétablissement à M. le duc de Richelieu, on dit que nous devrons la paix à M. le marquis d’Argenson. Les Italiens feront des sonnets pour vous ; les Espagnols, des redondillas ; les Français des odes ; et moi, un poème épique pour le moins. Ah ! le beau jour que celui-là, monseigneur ! En attendant, dites donc au roi, dites à madame de Pompadour, que vous êtes content de l’historiographe. Mettez cela, je vous en supplie, dans vos capitulaires. Que j’aurais de plaisir de finir cette Histoire par la signature du traité de paix !
Je viens d’envoyer à M. le cardinal de Tencin la suite de ce que vous avez eu la bonté de lire ; il lit plus vite que vous ; tant mieux, c’est une preuve que vous n’avez pas le temps et que vous l’employez pour nous ; mais lisez, je vous en prie, l’article qui vous regarde (c’est à la fin de 1744.). Le public ne me désavouera pas, et je vous défie de ne pas convenir de ce que je dis.
Le pape a envie que j’aille à Rome, et le roi de Prusse, que j’aille à Berlin. Mais comme un de vos confrères (1) me traite à Versailles ! On n’est point prophète chez soi.
On vient de m’envoyer un livre fait par quelque politique allemand, où votre gouvernement est joliment traité. J’y ai trouvé la lettre du maréchal de Schmettau, où il dit que M. d’Alion est un ignorant et un paresseux ; mais vraiment pour paresseux, je le crois ; il y a un an que je lui ai envoyé un gros paquet (2) que vous avez eu la bonté de lui recommander, et je n’en ai aucune nouvelle. Seriez-vous assez bon, monseigneur, pour daigner l’en faire ressouvenir, la première fois que vous écrirez au bout du monde ?
Il paraît tant de mauvais livres sur la guerre présente, qu’en vérité mon Histoire est nécessaire. Je vous demande en grâce de dire au roi un mot de cet ouvrage auquel sa gloire est intéressée. J’ai peur que vous ne soyez indifférent, parce qu’il s’agit aussi de la vôtre ; mais il faut boire ce calice. Je ne crois pas avoir dit un seul mot dans cette Histoire, que les personnes sages, instruites et justes ne signent. Vous me direz qu’il y aura peu de signatures, mais c’est ce peu qui gouverne en tout le grand nombre, et qui dirige, à la longue, la manière de penser de tout le monde.
Adieu, monseigneur,
. . . . Nostrorum sermonum candide judex
HOR., lib. I, ep. IV.
Votre historiographe n’a pu vous faire sa cour, dimanche passé, comme il s’en flattait ; il passe son temps à souffrir et à historiographer ; il vous aime, il vous respecte bien personnellement.
1 – Maurepas. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à d’Argenson du 3 Mai 1745. (G.A.)
au cardinal Querini
Parigi, 3 febbrajo.
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Porgo a lei nuovo rendimento di grazie per gli ultimi suoi favori. La lettera pastorale di vostra eminenza mi fa desiderare d’essere uno dei suoi diocesani. Non direi allora come quelli d’Avranches : Quand aurons-nous un évêque qui ait fait ses études ?
Il dono della sua libreria al suo popolo, ed ai suoi successori sarà un monumento eterno del suo grande e generoso spirito (1). La marmorea mole che la contiene non durerà quanto la vostra memoria ; e le belle e savie opere di vostra eminenza, in ogni genere, saranno il più nobile ornamento di questo tesoro di letteratura. Non mi starebbe bene di voler porre in quel bel tempio alcuni de’ miei imperfetti componimenti ; sono io troppo profano. Nondimeno dimandero a vostra eminenza, fra pochi mesi, la licenza di presentarle un saggio d’istoria de’ presenti movimenti, e delle guerre che scuotono d’ogni lato, e distruggono l’Europa. Tocca al moi re di farla tremare, ai grandi personnaggi di vostro carattere di pacificarla, ame di scrivere, con verità e modestia, quel ch’ è passato. Ben so io che, quando dovro parlare degl’ ingegni che sono il fregio e l’onore di nostra età, incominciero dal nome d’ell’ illustrissimo cardinale Querini.
In tanto le bacio la sacra porpora, e mi rassegno con ogni maggiore ossequio e venerazione, etc.
1 – Querini avait fait don d’une bibliothèque à la ville de Brescia. (G.A.)
à M. le marquis d’Argenson
A Paris, le 17 Février 1746.
Je vous fais mon compliment de la belle chose que j’entend dire (1). Comptez que, quand vous serez au comble de la gloire, je serai à celui de la joie. Souvenez-vous, monseigneur, que vous ne pensiez pas être ministre quand je vous disais qu’il fallait que vous le fussiez pour le bien public. Vous nous donnerez la paix en détail ; vous ferez de grandes et de bonne choses, et vous les ferez durables, parce que vous avez justesse dans l’esprit et justice dans le cœur. Ce que vous faites m’enchante, et fait sur moi la même impression que le succès d’Armide sur les amateurs de Lulli.
Il faut que j’aille passer une quinzaine de jours à Versailles ; je ne serai point surpris si au bout de la quinzaine, j’y entends chanter un petit bout de Te Deum pour la paix. En attendant voulez-vous permettre que je fasse mettre un lit dans le grenier au-dessus de l’appartement que vous avez prêté à madame du Châtelet, sur le chemin de Saint-Cloud ? J’y sera un peu loin de la cour, tant mieux ; mais je me rapprocherai souvent de vous, car c’est à vous que mon cœur fait sa cour depuis bien longtemps, et pour toujours. Mille tendres respects.
1 – On croyait qu’on allait avoir la paix avec la Sardaigne.(G.A.)
à M. de Crouzas
Paris, 27 Février 1746 (1).
Monsieur, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire me fait voir quelles douces consolations on recevrait d’un cœur comme le vôtre, si on était dans l’adversité, et combien votre commerce doit être précieux à vos amis. J’ai ouï dire qu’on avait mis parmi les fausses nouvelles de la Gazette de Berne que j’étais disgracié de la cour. Ce n’est pas dans votre pays, monsieur, qu’on met le prix aux hommes suivant qu’ils sont bien ou mal auprès des rois. La vraie philosophie vous a fait connaître il y a longtemps qu’un honnête homme a besoin quelquefois de sa vertu pour ne pas s’enorgueillir d’une disgrâce. Horace a beau dire :
Principibus placuisse viris non ultima laus est.
HOR., lib. I, ep. I.
Horace est trop courtisan ; il était bien loin de la vertu des Romains. Mais je vous avouerai, monsieur, sans être flatteur comme Horace, que, sous le gouvernement heureux où nous vivons, un homme qui tomberait aux disgrâces du roi ne devrait sentir que des remords. Le roi est le plus indulgent des princes et le moins accessible à la calomnie. Je ne comprends pas sur quel fondement le bruit a couru qu’il m’avait retiré ses bontés. Cette fausse nouvelle se débitait dans le temps même qu’il me comblait de bienfaits : il faut apparemment qu’ils m’aient attiré un peu d’envie ; mais il faut que cette envie soit bien aveugle. Quand elle ne peut nous priver de nos biens, elle se réduit à dire que nous n’en avons pas. Voilà une plaisante vengeance, de dire d’un homme qui se porte bien qu’il est malade ! Il faut laisser parler les hommes et ne point faire dépendre la réalité de notre bien-être des vanités de leurs discours.
Il est bien difficile, monsieur, que je puisse connaître l’adversité ; je suis trop médiocre, trop borné dans mes désirs, et placé trop bas pour tomber. Je suis placé solidement, parce que je ne suis pas élevé ; et c’est peut-être de toutes les conditions la plus douce. L’amitié d’un homme comme vous ajoute à cet état heureux un charme que je goûte avec délices. Les principes de vertu qui règnent dans tout ce que vous écrivez, et qui peignent toujours votre belle âme, passent dans la mienne comme les leçons d’un grand maître s’impriment naturellement dans le cœur des disciples. Je ne cesserai de vous répéter combien je regrette de ne vous avoir pas vu. J’avais quatre grands objets de mes désirs : vous, le roi de Prusse, l’Angleterre et l’Italie. J’ai vu le roi de Prusse et l’Angleterre ; mais l’Italie et M. de Crouzas me manquent, et je m’imagine que Lausanne est le séjour de la raison, de la tranquillité et de la vertu.
Puissiez-vous, monsieur, y jouir d’une très longue vie, afin de servir longtemps d’exemple et de consolation à ceux qui ont le bonheur de vivre avec vous !
J’ai l’honneur d’être avec les sentiments de la plus parfaite estime que personne ne vous refuse, et avec l’attachement que vous m’inspirez, monsieur, votre très humble, etc.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)