CORRESPONDANCE - Année 1744 - Partie 6

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à M. le marquis d’Argenson

 

A Cirey, ce 8 ou 9 d’août. Dieu merci, je ne sais pas comme je vis.

 

 

         A propos, je suis un infâme paresseux. Ah ! que j’ai tort que je vous demande pardon, monsieur ! Vous mariez un fils (1) que j’aime presque autant que son père. Vous écrivez sans cesse aux fermiers-généraux, et moi je ne vous écris point. Je disais toujours : J’écrirai demain, et demain je faisais une place comédie-ballet pour l’infante-dauphine, et je me grondais, et puis j’étais honteux. Je le suis bien encore, mais je passe par-dessus tout cela. Pour Dieu ! faites-en autant, et aimez-moi toujours. Mais y a-t-il tant de compliments à vous faire de ce que vous êtes du conseil des finances : Je vous en ferai, ou plutôt à la France, quand vous serez chancelier ; car je veux que vous le soyez pour me dépiquer. N’y manquez pas, je vous en conjure ; et le plus tôt sera le mieux.

 

         Je vous avertis que je viendrai chercher bientôt la réponse à mon chiffon ; et, quand vous serez soûl des fermes, et gabelles, et dixièmes, et autres grosses besognes, je vous lirai ma petite drôlerie pour l’infante, en présence du nouveau marié. Nous partons vers le 20 de ce mois.

 

         Savez-vous bien, monsieur, que mon plus grand chagrin n’est pas de ne vous avoir point écrit, mais de passer ma vie sans vous faire ma cour ? Je vous la ferai, je vous jure, mais quand ? Vous ne soupez point ; je ne dîne point ; vous allez entendre au conseil des choses assommantes, et j’en fais de frivoles. N’importe, il faut absolument que je reprenne mon habitude de vous soumettre mes rêveries :

 

 

Dum validus, dum lætus eris, dum deniique posces.

 

                                                                                                               HOR., lib. I, ep. XIII.

 

 

         Mes respects, si vous le permettez, à monsieur votre fils tout comme à vous ; mais, malgré mon long et coupable silence, je vous suis dévoué avec l’attachement le plus tendre et le plus vieux. Il y a, ne vous déplaise, plus de quarante ans ; cela fait frémir.

 

         Adieu, monsieur ; aimez-moi un peu, je vous en supplie ; que j’aie cette consolation dans cette courte vie. Il y a quarante ans, ô ciel ! que je vous aime, et je n’ai pas eu l’honneur de vivre avec vous la valeur de quarante jours ! Ah ! ah !

 

 

1 – M. de Paulmy. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Le 9 Août 1744.

 

         Adorable ami, je reçois votre lettre. Vous corrigez la Princesse de Navarre et Prault ; il faut que je vienne vous remercier de tous vos bienfaits. Madame du Châtelet et Dieu me sont témoins que je rapetassais la scène manquée, quand votre lettre est venue. Songez qu’il n’y a pas encore trois mois que j’ai entrepris un ouvrage extrêmement difficile, qui demanderait plus de six mois d’un travail assidu, pour être tolérable. Je n’ai jamais travaillé aux divertissements qu’à regret et à la hâte, ne pouvant les bien faire que quand la pièce achevée me laissera de la liberté dans l’esprit.

 

         Tout malade que je suis, je n’en ai pas moins d’envie de vous plaire. Une fille d’Eole, nommée Arné, avec qui Neptune eut une passade, viendra très bien à la place de Calisto. Il n’y a qu’à substituer aux quatre vers de Calisto ces quatre-ci :

 

 

De l’empire inconstant des airs

La fille d’Eole

Descend et revole

Près du dieu des mers (1).

 

 

         Je sens bien que M. de Richelieu voudrait une répétition des divertissements, avant son départ pour l’Espagne ; mais, s’il veut tout précipiter, il gâtera tout. Il a déjà fait assez de tort à la pièce, en me forçant d’en faire le plan chez lui à Versailles, et d’y mettre une espèce de Jodelet dont vous l’avez dégoûté trop tard. Vous voyez, mon cher ange gardien, que votre empire est assez difficile à conduire, et qu’il faut donner le temps à vos sujets de semer et de cultiver leurs terres, qui ne peuvent pas produire en trois mois.

 

         Je crois enfin avoir, à peu de chose près, dégrossi la comédie. Je vais me mettre aux divertissements. Au nom de Dieu ne m’en demandez pas trois dans un acte : ter repetita nocent ; cela serait insupportable. Il faut bien prendre garde que les ballets dans la pièce n’étouffent l’intérêt.

 

         M. de Richelieu veut despotiquement que nous revenions à Paris, et je sens que mon cœur dit oui, puisque je vous reverrai.

 

 

1 – Vers supprimés depuis. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

A Cirey, Août 1744.

 

 

         Eh bien ! mes chers anges, tandis que vous y êtes, crayonnez encore cette guenille (1), et ne me laissez faire rien de médiocre. Quand vous en serez contents, ne la lisez et ne l’envoyez qu’à vos amis. Je crois que M. de Chauvelin (2) ne sera pas mécontent de la manière dont j’y traite messieurs des Alpes ; mais je voudrais qu’on fût aussi un peu satisfait à Metz (3).

 

         S’il est bien vrai que le roi ait dit de lui-même que l’ode de madame Bienvenu était trop mauvaise pour être de moi, nous sommes trop heureux. Nous avons un roi qui a du goût. Il faut donc que ceci lui plaise ; mais j’ai peur d’avoir raison de lui dire :

 

 

Que vous êtes heureux de ne nous jamais lire !

 

 

         J’attends ma Princesse, et je me recommande à vos bontés.

 

 

1 – Voyez le poème sur les Evénements de l’année 1744. (G.A.)

 

2 – Le chevalier de Chauvelin, plus tard marquis de Chauvelin. (G.A.)

 

3 – Louis XV y était tombé malade et entrait en convalescence. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

A Cirey, le 25 Août 1744.

 

         Deux nouveaux divertissements, qui peut-être ne vous divertiront guère, mes anges gardiens, partent dans le moment sous le couvert de M. le président Hénault. Eh bien ! je vous ai sacrifié Vénus, et la pomme, et Pâris, et les galanteries que tout cela produisait. Voyez, jugez, écrivez-moi. Vous êtes d’étranges anges de ne pouvoir venir à Cirey, où on fait des drames, et où l’on voit Jupiter et ses satellites tous les soirs. Vous passeriez tout le jour dans votre chambre, et, le soir on vous lirait la besogne du jour ; mais vous êtes des mondains, mes anges, vous ne connaissez pas les charmes de la retraite. Je baise vos ailes.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

A Cirey, Août 1744.

 

 

         Je vous supplie, mes saints anges, de considérer que M. de Richelieu aurait voulu que l’ouvrage eût été fait avant son départ (1), et qu’en moins de quinze jours, j’ai fait deux actes et ces deux divertissements. Il ne faut donc regarder tout ce que j’ai broché que comme une esquisse dessinée avec du charbon sur le mur d’une hôtellerie où on couche une nuit. Je n’ai jamais prétendu que la comédie restât comme elle est ; je prétends seulement que les divertissements du premier acte demeurent. Ils me paraissent devoir faire un spectacle charmant. J’ai déjà fait tenir à M. le duc de Richelieu le second acte ; mais je lui mande bien positivement que tout cela n’est qu’une ébauche. Il veut absolument du burlesque ; j’ai eu beaucoup de peine à obtenir qu’il n’y eût point d’Arlequin. A l’égard de Sanchette, elle n’est qu’une pierre d’attente. Il y faut mettre madame Morillo, parce qu’il faut une personne ridicule, qui occasionne des méprises et des jeux de théâtre ; mais, je vous en prie, prêtez-vous un peu plus au comique. Il est vrai qu’il est hors de mode ; mais ce n’est pas parce que le public n’en veut point, c’est qu’on ne peut lui en donner. Comptez que le comique qui fait rire dépend du jeu des acteurs, et ne se sent point quand on examine un ouvrage, et qu’on le discute sérieusement. Je vais retoucher ce premier acte dont l’idée paraît toujours charmante à madame du Châtelet, et qui peut fournir un des plus agréables spectacles du monde, avec des danses et de la musique. A l’égard de ce qui était destiné à M. de Richelieu, il n’y a qu’à le brûler. Je vais le refondre. Je ne me rebuterai point ; je travaillerai jusqu’à ce que vous soyez contents.

 

 

1 – Pour l’Espagne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le président Hénault

A Cirey, le 1er Septembre 1744.

 

 

O déesse de la santé,

Fille de la sobriété,

Et mère des plaisirs du sage,

Qui, sur le matin de notre âge,

Fais briller ta vive clarté,

Et répands la sérénité

Sur le soir d’un jour plein d’orage :

O déesse, exauce mes vœux !

Que ton étoile favorable

Conduise ce mortel aimable ;

Il est si digne d’être heureux !

Sur Hénault tous les autres dieux

Versent la source inépuisable

De leurs dons les plus précieux.

Toi qui seule tiendrais lien d’eux,

Serais-tu seule inexorable ?

Ramène à ses amis charmants,

Ramène à ses belles demeures

Ce bel esprit de tous les temps,

Cet homme de toutes les heures.

Orne pour lui, pour lui suspends

La course rapide du temps.

Il en fait un si bel usage !

Les devoirs et les agréments

En font chez lui l’heureux partage.

Les femmes l’ont pris fort souvent

Pour un ignorant agréable,

Les gens en us  pour un savant,

Et le dieu joufflu de la table

Pour un connaisseur très gourmand.

Qu’il vive autant que son ouvrage (1) !

Qu’il vive autant que tous les rois

Dont il nous décrit les exploits,

Et la faiblesse, et le courage,

Les mœurs, les passions, les lois,

Sans erreur et sans verbiage !

Qu’un bon estomac soit le prix

De son cœur, de son caractère,

De ses chansons, de ses écrits !

Il a tout, il a l’art de plaire,

L’art si peu connu de jouir ;

Mais il n’a rien, s’il ne digère.

Grand dieu ! je ne m’étonne pas

Qu’un ennuyeux, un Desfontaine,

Entouré, dans son galetas,

De ses livres rongés des rats,

Nous endormant, dorme sans peine,

Et que le bouc soit gros et gras.

Jamais Eglé, jamais Sylvie,

Jamais Lise à souper ne prie

Un pédant à citations.

Sans goût, sans grâce, et sans génie,

Sa personne, en tous lieux honnie,

Est réduite à ses noirs gitons.

Hélas ! les indigestions

Sont pour la bonne compagnie.

 

 

         Après cet hymne à la Santé, que je fais du meilleur de mon cœur, souffrez, monsieur, que j’y ajoute mentalement un petit  Gloria patri  pour moi. J’ai autant besoin d’elle que vous, mais c’était de vous que j’étais le plus occupé. Qu’elle commence par vous donner ses faveurs, comme de raison. Buvez gaiement, si vous pouvez, vos eaux de Plombières, et revenez vite à Cirey, avant que les houssards autrichiens ne viennent en Lorraine. Ces gens-là ne font boire que des eaux du Styx.

 

         Souvenez-vous que, dans la foule de ceux qui vous aiment, il y a deux cœurs ici qui méritent que vous vous arrêtiez sur la route.

 

 

1 – L’Abrégé chronologique. (G.A.)

 

 

 

 

Correspondance 1744 - Partie 6

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