CORRESPONDANCE - Année 1744 - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE---1744---Partie-5.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. Martin Kahle

 

 

         Monsieur le doyen, je suis bien aise d’apprendre au public que vous avez écrit contre moi un petit livre (1). Vous m’avez fait beaucoup d’honneur. Vous rejetez, page 17, la preuve de l’existence de Dieu tirée des causes finales. Si vous aviez raisonné ainsi à Rome, le révérend père jacobin maître du sacré palais vous aurait mis à l’inquisition ; si vous aviez écrit contre un théologien de Paris, il aurait fait censurer votre proposition par la sacrée faculté ; si contre un enthousiaste, il vous eût dit des injures, etc., etc. ; mais je n’ai l’honneur d’être ni jacobin, ni théologien, ni enthousiaste. Je vous laisse dans votre opinion, et je demeure dans la mienne. Je serai toujours persuadé qu’une horloge prouve un horloger, et que l’univers prouve un Dieu. Je souhaite que vous vous entendiez vous-même sur ce que vous dites de l’espace, et de la durée, et de la nécessité de la matière, et des monades, et de l’harmonie préétablie ; et je vous renvoie à ce que j’en ai dit en dernier lieu dans cette nouvelle édition, où je voudrais bien m’être entendu, ce qui n’est pas une petite affaire en métaphysique.

 

         Vous citez, à propos de l’espace et de l’infini, la Médée de Sénèque, les Philippiques de Cicéron, les Métamorphoses d’Ovide, des vers du duc de Buckingham, de Gombaud, de Regnier, de Rapin, etc. J’ai à vous dire, monsieur, que je sais bien autant de vers que vous, que je les aime autant que vous, et que, s’il s’agissait de vers, nous verrions beau jeu ; mais je les crois peu propres à éclaircir une question métaphysique, fussent-ils de Lucrèce ou du cardinal de Polignac. Au reste, si jamais vous comprenez quelque chose aux monades, à l’harmonie préétablie, et, pour citer des vers,

 

 

Si monsieur le doyen peut jamais concevoir

Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir (2) ;

 

 

si vous découvrez aussi comment, tout étant nécessaire, l’homme est libre, vous me ferez plaisir de m’en avertir. Quand vous aurez aussi démontré en vers ou autrement pourquoi tant d’hommes s’égorgent dans le meilleur des mondes possibles, je vous serai très obligé.

 

         J’attends vos raisonnements, vos vers, vos invectives ; et je vous proteste du meilleur de mon cœur que ni vous ni moi ne savons rien de cette question. J’ai d’ailleurs l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Examen du livre intitulé Métaphysique de Newton et de Leibnitz, 1740, gros in-4°, traduit par Gautier de Saint-Blancard, 1740. Voyez encore la Courte réponse. (G.A.)

 

2 – Voyez Boileau, ep. V. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Cirey, le 11 Juillet 1744.

 

 

         Le convalescent fait partir aujourd’hui, sous l’enveloppe de M. de La Reynière, le plus énorme paquet dont jamais vous ayez été excédé ; c’est, mes anges, toute la pièce avec les divertissements, telle à peu près que je suis capable de la faire. Je ne vous demande pas d’en être aussi contents que madame du Châtelet et M. le président Hénault (1) ; mais je vous demande de l’envoyer à M. le duc de Richelieu, et d’en paraître contents.

 

         Je souhaiterais pour le bien de votre âme, que vous voulussiez faire grâce à Sanchette, dont vous m’avez paru d’abord si mécontents. Tenez-moi quelque compte d’avoir mis au théâtre un personnage neuf dans l’année 1744, et d’avoir, dans ce personnage comique, mis de l’intérêt et de la sensibilité. Comment avez-vous pu jamais imaginer que le bas pût se glisser dans ce rôle ? comment est-ce que la naïveté d’une jeune personne ignorante, et à qui le nom seul de la cour tourne la tête, peut tomber dans le bas ? ne voulez-vous pas distinguer le bas du familier, et le naïf de l’un et de l’autre ?

 

         Il n’y a de bas que les expressions populaires et les idées du peuple grossier. Un Jodelet est bas, parce que c’est un valet ou un vil bouffon à gages.

 

         Morillo est d’une nécessité absolue ; il est le père de sa fille encore une fois, et on ne peut se passer de lui. Or, s’il faut qu’il paraisse, je ne vois pas qu’il puisse se montrer sous un autre caractère, à moins de faire une pièce nouvelle.

 

         Je pourrai ajouter quelques airs aux divertissements, et, surtout, à la fin ; mais dans le cours de la pièce, je me vois perdu si on souffre des divertissements trop longs. Je maintiens que la pièce est intéressante ; et ces divertissements n’étant point des intermèdes, mais étant incorporés au sujet, et faisant partie des scènes, ne doivent être que d’une longueur qui ne refroidisse pas l’intérêt.

 

         Enfin vous pouvez, je crois, envoyer le tout à M. de Richelieu et préparer son esprit à être content. S’il l’est, ne pourrait-on pas alors lui faire entendre que cette musique, continuellement entrelacée avec la déclamation des comédiens, est un nouveau genre pour lequel les grands échafaudages de symphonie ne sont point du tout propres ? ne pourrait-on pas lui faire entendre qu’on peut réserver Rameau pour un ouvrage tout en musique ? Vous me direz ce que vous en pensez, et je me conformerai à vos idées.

 

         Que de peines vous avez avec moi ! et que d’importunités de ma part ! En voici bien d’un autre. Vous souvenez-vous avec quels serments réitérés ce fripon de Prault vous promit de ne pas débiter l’infâme édition qu’il a fait faire à Trévoux ? M. Pallu me mande qu’elle est publique à Lyon. Je le supplie de la faire séquestrer ; mais je vous demande en grâce d’envoyer chercher ce misérable, et de lui dire que ma famille est très résolue à lui faire un procès criminel, s’il ne prend pas le parti de faire lui-même ces diligences pour supprimer cette œuvre d’iniquité. Il a assurément grand tort, et on ne peut se conduire avec plus d’imprudence et de mauvaise foi. Je travaillais à lui procurer une édition complète et purgée de toutes les sottises qu’il a mises sur mon compte, dans son indigne recueil ; et c’est pendant que je travaille pour lui, qu’il me joue un si vilain tour ! Il ne sent pas qu’il y perd, que son édition se vendrait mieux, et ne serait point étouffée par d’autres, si elle était bonne.

 

         Mais presque toutes les libraires sont ignorants et fripons ; ils entendent leurs intérêts aussi mal qu’ils les aiment avec fureur. La mauvaise foi de Prault me fait d’autant plus de peine, que je me flattais que cette même édition, corrigée selon mes vues, serait celle dont je serais le plus content. Vous allez trouver ma douleur trop forte ; mais vous n’êtes pas père ; pardonnez aux entrailles paternelles, vous qui êtes le parrain et le protecteur de tous mes enfants. Adieu, mon cher et respectable ami, madame du Châtelet vous dit toujours des choses bien tendres : car comment ne vous pas aimer tendrement ? Mille respects à tous les anges.

 

 

P.-S. Permettez que le bavard dise encore un petit mot de la Princesse de Navarre et du Duc de Foix. Il m’est devenu important que cette drogue soit jouée bonne ou mauvaise. Elle n’est pas faite pour l’impression ; elle produira un spectacle très brillant et très varié ; elle vaut bien la Princesse d’Elide, et c’est tout ce qu’il faut pour le courtisan ; mais c’est aussi ce qu’il me faut. Cette bagatelle est la seule ressource qui me reste, ne vous déplaise, après la démission de M. Amelot (2), pour obtenir quelque marque de bonté qu’on me doit, pour des bagatelles d’une autre espèce dans lesquelles je n’ai pas laissé de rendre service. Entrez donc un peu, mon cher ange, dans ma situation, et songez plutôt ici à votre ami qu’à l’auteur, et au solide qu’à la réputation. Je ferai pourtant de mon mieux pour ne pas perdre celle-ci. VOLTAIRE.

 

         Autre bavarderie. Je suis pourtant toujours pour cet arbre chargé de trophées, dont les rameaux se réunissent. Est-ce encore ce coquin de M. le chevalier Roi qui m’a volé cette idée ? Je viens de lire Nirée (3). Je ne sais si je me trompe, mais cela ne me paraît écrit ni naturellement ni correctement.

 

 

Ces deux choses manquant font détestablement (4).

 

 

         J’en demande pardon à M. le chevalier.

 

 

1 – Il était venu passer le 7 Juillet à Cirey. (G.A.)

 

2 – Renvoyé le 26 Avril 1744. (G.A.)

 

3 – Cinquième entrée du Ballet de la Paix ; paroles de Roi.

 

4 – Ces deux adverbes joints font admirablement. (Femme.sav.)

 

 

 

 

 

à M. Clément (1)

A Cirey en Champagne, ce 11 Juillet 1744.

 

 

         J’ai reçu, monsieur, à la campagne où je suis depuis quelques mois, le joli conte, ou plutôt le conte joliment écrit dont vous avez bien voulu me faire part. J’aurais répondu plus tôt à cette marque aimable de votre souvenir, si ma très mauvaise santé et mes travaux de commande, qui l’affaiblissent encore, m’en avaient laissé le loisir.

 

 

Vous avez échauffé la glace

Qui me gelait dans les écrits

De ce trop renommé Boccace ;

Et vous mettez toute la grâce

De votre brillant coloris

Sur son vieux tableau, qui s’efface.

Sans vous je n’aurais point aimé

Ensalde et sa sorcellerie ;

L’enchanteresse poésie

Dont votre conte est animé

Est la véritable magie,

Et la seule qui m’ait charmé.

 

 

         Conservez-moi, monsieur, une amitié qui m’est d’autant plus précieuse que je la dois au commerce des Muses. Je suis, etc.

 

 

1 – Toujours Clément (de Dreux.). (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

A Cirey, le 23 Juillet 1744.

 

 

         J’avais déjà fait le divertissement du second acte, selon le projet que j’avais envoyé à M. de Richelieu. M. le président Hénault doit avoir à présent entre les mains ce nouveau divertissement. Le comité peut comparer mes Maures avec mon berger qui tue les monstres tout seul pendant que l’évêque bénit les drapeaux. Il peut choisir ou rejeter tout.

 

         Je vous avertis, mon cher ange gardien, que la comédie est à peu près faite selon les deux manières, c’est-à-dire que, avec le divertissement de la princesse Esone, tiré d’Hygin, madame de Navarre n’est reconnue qu’au troisième acte, et que, avec mes Maures, mes Amours, mon bassin, mon groupe, tirés de ma tête, madame de Navarre est reconnue au second acte. Vous devinez tout le reste. J’ai reçu votre projet du troisième acte, et je vous remercie d’aider la faiblesse de mon imagination ; mais je vous supplie de ne pas imiter les comédiens italiens, quand vous craignez d’imiter Roi. Or ce serait les imiter bien pauvrement que de donner un feu d’artifice, sans autre raison que l’envie de le donner ; mais que ce feu d’artifice serve à expliquer un secret, à dénouer une intrigue, alors il me semble que c’est une invention très agréable. J’ai imaginé qu’on avait prédit à la princesse qu’elle aimerait un jour son ennemi, et l’accomplissement de cette prédiction se trouvera renfermé dans les lettres de feu qui paraîtront sur un ciel étoilé, comme un ordre des dieux écrit dans le ciel. Laissez-moi donc conserver mon divertissement du premier acte, il ne ressemble point tant, ce me semble. Ce sont les trois déesses elles-mêmes qui font une galanterie de leur pomme à la princesse. Les guerriers sont nécessaires parce qu’ils la jettent dans l’embarras. Enfin il me semble que c’est n’imiter personne que de faire arrêter les gens à chaque porte par des fêtes. C’est principalement dans cette invention que consiste toute la galanterie ; et, pour peu que la musique soit bonne, il me paraît que ce premier acte doit beaucoup réussir.

 

         A l’égard des autres, vous sentez bien qu’il y a deux tons qui dominent, celui de la tendresse et celui du comique ; je ne dis pas celui du bouffon. J’appelle comique le rôle de Sanchette, qui est tout neuf au théâtre, et qui doit partager au moins l’attention. J’entends par comique la scène de Léonor avec sa maîtresse, où elle dit :

 

 

 

Mais si j’étais fille d’un empereur (1),

Si j’étais reine de la France, etc.

 

 

         Je ne sais ce que vous aviez contre moi quand vous m’avez mandé que cette Léonor parlait en suivante de comédie. Je soutiens que quand madame de Villars n’avait pas le malheur d’être dévote, elle ne s’exprimait pas autrement. Je vous demande bien pardon, mais cette scène de la princesse et de sa confidente est, avec ce que j’y ai ajouté, une des moins mauvaises de l’ouvrage ; prenez garde que le reste ne retombe dans tous les combats ordinaires de la gloire et du devoir. Enfin il faut se résoudre à quelque chose dans cette besogne, où il y a peu d’honneur à acquérir, mais qui est très importante pour moi. Je crois que le tout formera un très beau spectacle ; mais, en conscience, il faut donner à Rameau le prologue, le premier divertissement, et celui des deux seconds qui vous déplaira le moins ; il aura bientôt le troisième. Je voudrais bien épargner à vos bontés ces volumes d’écritures, et vous consulter de vive voix ; mais le moye, que vous veniez à Cirey, ou que j’aille à Paris ! Vous aurez donc d’énormes paquets, au lieu de fréquentes visites. Je baise mille fois le bout des ailes de mes anges gardiens, quoique je dispute contre eux. Je lutte comme Jacob, mais il adora l’ange après avoir lutté, aussi fais-je.

 

 

1 – Vers supprimés depuis. (G.A.)

 

 

 

CORRESPONDANCE - 1744 - Partie 5

Commenter cet article