CORRESPONDANCE - Année 1744 - Partie 4
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argenson
A Cirey, le 6 Juin 1744.
Comment diable M. le duc de Foix de Richelieu a-t-il pu vous faire lire une mauvaise esquisse, un croquis informe que je ne lui ai envoyé que par pure obéissance ? Il ne s’agit pas de savoir si cela est bon, mais de prévoir si on en peut tirer quelque chose de bon. Et c’est, monseigneur, ce que je vous demande en grâce de prévoir, si vous m’aimez. Mais comment avez-vous eu le temps de lire cette bagatelle ? Soyez béni, entre tous les ministres, d’aimer les beaux-arts au milieu de la guerre. C’est un mérite bien rare, et qui prouve bien qu’on est au-dessus de son emploi. M. de Louvois n’avait pas ce mérite ; aussi Poignan disait de lui :
. . . . . . . . . Louvois, ce ministre brutal,
Renvoya d’un coup d’œil Phébus à l’hôpital.
A propos d’hôpital, je vous ai présenté un placet pour un gentilhomme, champenois, nommé de Riaucourt, lieutenant dans le bataillon de Saint-Didier, milice, dont le père, capitaine au dit bataillon, vient de crever. La veuve et sept enfants ont un procès dans votre ancienne principauté de Joinville ; quand il faut payer leur procureur, ils portent leurs poules au marché de Joinville, et les vendent vingt sous pour payer la justice, et meurent de faim. Cependant, point de réponse à mon placet.
Je vous demande en grâce de me protéger auprès du duc de Foix-Richelieu, et de croire que ma petite drôlerie vaut mieux que la petite esquisse qu’on vous a montrée. Triomphez, et je vous amuserai.
Je vous suis attaché aussi tendrement que quand vous n’étiez pas ministre, et non plus respectueusement.
Madame du Châtelet vous présente ses compliments.
à M. le duc de Richelieu
A Cirey, ce 8 Juin 1744.
Je crains bien qu’en cherchant de l’esprit, et des traits
Le bâtard de Rochebrune (1),
Ne fatigue et n’importune
Le successeur d’Armand et les esprits bien faits (2).
Il faut pourtant s’évertuer pour que les idées de votre maçon ne soient pas absolument indignes de l’imagination de l’architecte. Vous voulez, monseigneur, un divertissement au second acte où il soit question du duc de Foix.
Figurez-vous qu’à la fin du second acte, la princesse de Navarre est déjà reconnue, et qu’on lui apprend que le duc de Foix avance ; aussitôt arrive un député de ce duc de Foix, en présence du duc de Foix lui-même, qui est toujours Alamir. Ce député est suivi d’esclaves maures qu’il envoie à la princesse ; ils font une entrée, et chantent. La princesse dit qu’elle ne veut rien du duc Foix. Il y a dans le fond du théâtre un bassin d’eau, représenté par des toiles blanches. Les esclaves répondent qu’ils vont mourir, puisqu’on les rebute, et que leur maître en usera ainsi. Ils se précipitent dans l’eau, et il en renaît sur-le-champ autant d’Amours qui viennent avec des fleurs et des flambeaux, et qui disent à peu près à la dona :
De nouveaux esclaves paraissent ;
Ne les rebutez pas, c’est pour vous qu’ils renaissent.
Comme leur mère, ils sont sortis des eaux.
C’est sous vos lois qu’ils sont à craindre ;
Vous avez le pouvoir d’allumer leurs flambeaux,
Et vous n’aurez jamais celui de les éteindre (3).
Cependant il s’élève au milieu de l’eau un groupe d’architecture représentant Jupiter qui enlève Europe, Neptune qui enlève Calisto, et Pluton qui enlève Proserpine ; et on chante tout ce qui peut justifier le duc de Foix par l’exemple de ces trois dieux. Alors les divertissements font place au reste de la pièce.
Voudriez-vous qu’à la fin du troisième acte, le fond du théâtre représentât les Pyrénées ? L’amour leur ordonnerait de disparaître, afin de ne faire qu’un peuple de la France et de l’Espagne ; et on verrait à leur place une salle de bal où le duc de Foix danserait avec sa dame, etc. Je chercherai tant qu’à la fin j’approcherai de vos idées. Encouragez-moi, je vous supplie ; soyez sûr que tous les divertissements seront faits avant le mois de juillet ; qu’il ne faudra pas un mois à Rameau ; que je travaillerai la pièce avec tout le soin possible, et que je n’aurai rien fait en ma vie avec plus d’application ; mais, encore une fois, ne me jugez point sur cette misérable esquisse, et, s’il y a quelques scènes qui vous plaisent, croyez que tout sera travaillé dans ce goût ; soyez sûr enfin que vous serez servi à point nommé, et que tout sera prêt pour votre retour.
Madame du Châtelet regrette toujours la Petite fête des bergers (4), et
Du sort de Polémon l’intéressante histoire.
Mais il me semble que cette nouvelle façon serait plus susceptible de spectacle. Je vous demande toujours la permission d’envoyer à Rameau les autres divertissements. Je vous supplie de dicter vos ordres en prenant votre thé, si vous prenez du thé devant Menin ou dans Menin. Tâchez d’aller à Bruxelles, car on nous y dénie justice. Madame du Châtelet vous aime véritablement ; je vous le dis, c’est une très bonne femme. Adieu, monseigneur, mon cher protecteur, adieu.
1 – Rochebrune était un poète agréable, et auteur de plusieurs chansons. C’est lui qui fit les paroles de la cantate d’Orphée, qui devint le triomphe du musicien Clérambault. Il mourut en 1732. (K.)
2 – Voyez la lettre à Richelieu du 5 Juin. (G.A.)
3 – Vers supprimés depuis. (G.A.)
4 – Fête également supprimée. (G.A.)
à M. Thieriot
A Cirey, le 11 Juin 1744.
Souvenez-vous que j’avais dit à celui qui vous fait tant attendre :
Titus perdit un jour, et vous n’en perdrez pas (1).
Je n’ai point dit vous n’en perdez pas, puisque voilà neuf années (2) perdues jusqu’à présent pour vous. Cependant je ne puis croire que tout Vespasien qu’il est par son goût que vous lui reprochez pour l’argent, il ne vous paie, à la fin, en Titus. Il ne vous a pas demandé votre mémoire pour ne vous rien donner ; il exerce votre patience, mais il ne la confondra point. Je vous réponds qu’on paie exactement toutes les pensions qu’il donne ; on les paie même tous les mois ; il ne s’agit que d’être mis sur l’état, et je vous assure qu’enfin vous y serez. Je vous plains beaucoup, l’épreuve est trop longue ; mais je serai bien trompé si, dans peu de temps, vous ne recevez une somme honnête. Malheureusement les nouvelles affaires que la succession d’Ost-Frise va susciter pourraient être un prétexte d’un nouveau délai ; mais une affaire aussi petite que la vôtre ne doit pas être comptée pour une dépense ; enfin j’espère encore qu’il ne fera pas une injustice si criante.
Je vous prie de dire à M. l’abbé de Rothelin qu’il doit me compter parmi ceux qui s’intéressent le plus à son état ; je lui suis sincèrement dévoué comme citoyen et comme homme de lettres.
J’avoue qu’il est triste qu’il ait été forcé de sacrifier sa philosophie et sa manière de penser à des hypocrites et à des imbéciles.
. . . . . Fari . . . . quæ sentiat . . . . . . ( HOR., lib I, ep IV.)
est le plus beau privilège de l’humanité ; mais il faut être Anglais pour jouir de cette prérogative. Si on avait le malheur de le perdre, il quitterait un monde bien peu regrettable. Je suis plus détaché que jamais des tourbillons des sots dans la douce solitude qui fait ma consolation ; et, si la fête de monsieur le dauphin ne me rappelait pas à Paris, je ne crois pas que j’y revinsse jamais.
Le paradis terrestre est où je suis. (Mondain.)
Si vous aviez vu mon appartement, vous me croiriez plus mondain que philosophe. Je me crois pourtant plus philosophe que mondain. Comptez que dans ma philosophie l’amitié tient toujours un grand chapitre ; je la regarde comme le baume qui guérit toutes les blessures que la fortune et la nature font continuellement aux hommes. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Epître au roi de Prusse sur son couronnement. (G.A.)
2 – Ou plutôt sept. (G.A.)
à M. le duc de Richelieu
Cirey, ce 18 Juin 1744.
J’ai reçu, monsieur le duc, les opinions de mes juges qui, à peu de chose près, justifient ma manière de penser. Vous m’avez donné une terrible besogne. J’aurais mieux aimé faire une tragédie qu’un ouvrage dans le goût de celui-ci. La difficulté est presque insurmontable, mais je me flatte qu’à la fin, mon zèle me sauvera. Voici un prologue (1) que la prise de Menin m’a inspiré. Il me paraît qu’il embrasse assez naturellement le sujet de vos victoires et celui du mariage. Peut-être l’envie de vous servir m’aveugle ; mais il me paraît que Mars et Vénus viennent assez à propos, et que l’arbre chargé de trophées, dont les rameaux se réunissent, fournit un des heureux corps de devise qu’on ait jamais vus.
Je n’ai qu’une certaine portion de talent, et je vous avoue que j’ai mis dans ce prologue tout ce que la nature du sujet fournit à ma faible capacité ; j’en envoie un double à mes juges. Qu’ils prennent bien garde que souvent il meglio è l’emico del bene.
Les divertissements du premier acte ne peuvent devenir que plus mauvais sous ma main ; et, si le spectacle de ce premier acte, tel qu’il est, ne fait pas un grand effet, je suis l’homme du monde le plus trompé.
Voyez donc, monsieur le duc, si vous voulez que j’envoie à Rameau ce prologue et ces fêtes du premier acte, tandis que je travaillerai au reste.
Ce reste est extrêmement difficile, encore une fois, parce que vous avez ordonné l’alliage des métaux. J’y travaille comme un homme qui veut vous plaire ; mais croyez-moi sur le prologue et sur les fêtes du premier acte ; ce ne sont pas des morceaux qui flattent assez mon amour-propre pour m’aveugler. Il n’y a ici d’autre gloire pour moi que celle de vous obéir. Le grand point est que je fournisse un spectacle brillant et plein d’agrément, qui fasse honneur à votre magnificence et à votre goût ; et je vous réponds que tout cela se trouve dans le premier acte. Je ne parle que du tableau, il est aisé de se le représenter. Y a-t-il rien de plus contrasté et de plus magnifique, j’ose dire de plus neuf ? Où trouvera-t-on une femme persécutée, arrêtée par des fêtes à toutes les portes par où elle veut sortir ? Songez bien que je ne prends le parti que de ce tableau, que je soutiens devoir faire un effet charmant ; croyez-en l’expérience que j’ai du théâtre. J’abandonne tout mon style, mes scènes, mes caractères ; j’insiste sur ces deux divertissements dont je peux parler sans faire l’auteur. Enfin je crois voir cela très clair, et enfin il faut prendre un parti ; Rameau presse. Je travaillerai nuit et jour pour vous ; mais encouragez-moi un peu, et fiez-vous un peu à qui vous aime et vous respecte si tendrement.
1 – On n’a pas trouvé le prologue dont l’auteur parle ici. (K.)