CORRESPONDANCE - Année 1743 - Partie 6

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE 1743 - Partie 6

Photo de Khalah

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. le Marquis d’Argenson

 

A La Haye, au palais du roi de Prusse, le 8 Août 1743.

 

 

         Soyez chancelier de France, monsieur, si vous voulez que j’y revienne ; rendez-nous la gloire des lettres, quand nous perdons celle des armes. Les hommes sont faits originairement, ce me semble, pour penser, pour s’instruire, et non pour se tuer. Faut-il que la guerre ne soit pas encore la seule persécution que les arts essuient ! Je gémis de voir ce pauvre abbé Langlet enfermé, à soixante-dix ans, dans la Bastille, après nous avoir donné une bonne Méthode pour étudier l’histoire, et d’excellentes Tables chronologiques. Qui sont donc les Vandales qui se sont imaginé que l’impression du sixième volume des additions à l’Histoire de ce bon citoyen le président de Thou était un crime d’Etat ? Quel comble de barbarie, et quel excès de petitesse de ne pas permettre qu’on imprime des livres où l’on explique Newton, et où l’on dit que les rêveries de Descartes sont des rêveries !

 

         J’aime encore mieux l’abus qu’on fait ici de la liberté d’imprimer ses pensées que cet esclavage dans lequel on veut chez vous mettre l’esprit humain. Si l’on y va de ce train, que nous restera-t-il, que le souvenir de la gloire du beau siècle de Louis XIV ?

 

         Cette décadence me ferait souhaiter de m’établir dans le pays où je suis à présent. N’ayant rien à y prétendre, je n’aurais point de plaintes à former. Je vivrais tranquille, et j’y souhaiterais à la France des temps plus brillants.

 

         Il y a ici des hommes très estimables ; La Haye est un séjour délicieux l’été, et la liberté y rend les hivers moins rudes. J’aime à voir les maîtres de l’Etat simples citoyens. Il y a des partis, et il faut bien qu’il y en ait dans une républiques ; mais l’esprit de parti n’ôte rien à l’amour de la patrie, et je vois de grands hommes opposés à de grands hommes.

 

         Je suis bien aise, pour l’honneur de la poésie, que ce soit un poète (1) qui ait contribué ici à procurer des secours à la reine de Hongrie, et que la trompette de la guerre ait été la très humble servante de la lyre d’Apollon. Je vois, d’un autre côté, avec non moins d’admiration, un des principaux membres de l’Etat, dont le système est tout pacifique, marcher à pied sans domestiques, habiter une maison faite pour ces consuls romains qui faisaient cuire leurs légumes, dépenser à peine deux mille florins par an pour sa personne, et en donner plus de vingt mille à des familles indigentes.

 

         Ces grands exemples échappent à la plupart des voyageurs ; mais ne vaut-il pas mieux voir de telles curiosités que les processions de Rome, les récollets au Capitole, et le miracle de saint Janvier ? Des hommes de bien, des hommes de génie, voilà mes miracles.

 

         Ce gouvernement-ci vous plairait infiniment, même avec les défauts qui en sont inséparables. Il est tout municipal, et voilà ce que vous aimez. La Haye d’ailleurs est le pays des nouvelles et des livres ; c’est proprement la ville des ambassadeurs ; leur société est toujours très utile à qui veut s’instruire. On les voit tous en un jour. On sort, on rentre chez soi ; chaque rue est une promenade ; on peut se montrer, se retirer, tant qu’on veut. C’est Fontainebleau, et point de cour à faire.

 

         Adieu, monsieur ; plût à Dieu que je passe vous faire la mienne ! Vous savez si je vous suis attaché pour jamais.

 

 

1 – Van Haren. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

 

A La Haye (1).

 

         Il y a tant de gens, et de gens en place, qui n’ont point d’honneur, qu’il est bien juste que l’homme du monde qui en a le plus porte le nom de sa terre. Vous voilà donc conseiller d’honneur, mon cher et respectable ami ; et avec l’honneur vous aurez encore le profit. Vous vendrez votre charge ; vous aurez le double avantage d’être plus riche et de ne rien faire, deux points assez importants pour l’agrément de cette vie. Heureux qui peut la passer avec vous, mon cher ange, et avec votre aimable moitié, et avec votre fortuné frère ! Vivez gais, saints, et contents ; souvenez-vous tous trois d’un homme qui vous aime bien tendrement, et qui vous sera attaché toute sa vie avec les sentiments les plus vifs et les plus inaltérables.

 

 

1 – Cette lettre, toujours datée du 26 Octobre, ne peut être que du mois d’août. Voyez la lettre à d’Argental du 23 du même mois. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le duc de Richelieu

 

A La Haye, ce 8 Août 1743.

 

 

         J’ai reçu, monsieur le duc, la lettre dont vous m’avez honoré, par la voie de Francfort ; mais il n’y a plus moyen de vous écrire par l’Allemagne, à moins que je ne veuille apprendre aux houssards autrichiens combien je vous aime. Daignez donc me donner vos ordres dans les paquets que vous adresserez à madame du Châtelet.

 

         Les troupes hollandaises ne pourront certainement joindre les alliés que le 15 ou le 16 Septembre. Il paraît cependant que le gouvernement anglais commence à faire réflexion que tout le fardeau de la guerre retombera sur lui, et qu’il se ruine dans l’idée chimérique de faire avoir à la reine de Hongrie un dédommagement aux dépens de la France. La moitié des Provinces-Unies a toujours des sentiments de paix, et je ne voudrais pas parier que les troupes de la République n’eussent bientôt des ordres de ne point agir, pour peu que la France témoigne de vigueur et de bonne conduite. Il y a grande apparence qu’on tirera de grands avantages de nos fautes passées. Dunkerque peut être rétabli pour n’être plus jamais détruit ; et la France, en deux ou trois mois de temps, peut devenir plus respectable que jamais. Il paraît que nous ne sommes pas extrêmement voulus dans les pays étrangers ; quand je dis nous, je dis notre puissance, car on aime les particuliers, en haïssant la France. On nous traite comme nous traitons les jésuites ; on dit du mal du corps, et on est fort aise de vivre avec les membres ; on nous prie à souper, et on chante pouille à notre ministère ; on joue publiquement, par permission du magistrat, une comédie intitulée la Présomption punie, dans laquelle la reine de Hongrie est représentée sous le nom de Mimi ; le cardinal de Fleury, sous celui d’un vieux bailli impuissant qui, ne pouvant coucher avec Mimi, veut lui ôter toute la succession de son père ; le prince Charles, sous le nom de Charlot, chasse le bailli et ses consorts : et voilà la Présomption punie. On va voir de dix lieues cette mauvaise bouffonnerie, qui se joue à Amsterdam. J’aime encore mieux cette farce que la tragédie de Dettingen, cela ne casse ni bras ni têtes. Conservez la vôtre, monsieur le duc, et permettez que je fasse aussi des souhaits pour un individu fort aimable qui a grande obligation au vôtre. Souffrez que je vous prie de daigner faire souvenir de moi M. le duc de Duras, in quo bene complacuisti.  Si vous pouvez m’apprendre de bonnes nouvelles, si vous avez la bonté de me faire un tableau bien brillant de votre position, comptez que vous me ferez bien du plaisir. Vous savez avec quel tendre respect, je vous suis attaché pour toute ma vie.

 

 

 

 

 

à M. Amelot

 

A La Haye, ce 16 Août 1743.

 

         Monseigneur, j’ai reçu les ordres et les sages instructions dont vous m’honorez, en date du 11 du mois ; permettez qu’avant d’y répondre j’aie l’honneur de vous parler de quelques affaires présentes.

 

         Il y a près d’un mois que je vous informai qu’on pourrait réussir à mettre quelque obstacle au passage des munitions de guerre du corps de troupes hollandaises. Celui qui s’était chargé de cette petite négociation, à Berlin, l’a conduite heureusement par le moyen du ministère des finances. L’ordre vient d’arriver à la régence de la Gueldre prussienne de ne pas laisser passer les effets des Hollandais. M. de Podewils prépare exprès un mémoire très long, et de la discussion la plus ample, qu’il ne présentera que lundi 19 du mois. Il se passera bien du temps avant qu’on y ait répondu, et que cette affaire soit arrangée.

 

         Cet évènement du moins fera voir que le roi de Prusse est bien loin d’entrer dans les mesures de la République et des Anglais, et qu’il est capable de les braver.

 

         Le moment serait bien favorable pour agir auprès de sa majesté prussienne ; mais j’apprends, par cet ordinaire de Berlin, que le roi n’ira point à Spa. On ne me mande point cette nouvelle comme absolument certaine. Dans le doute, je me tiens prêt à partir ; et si le roi de Prusse, contre toute attente, était encore en Silésie, j’irais lui faire ma cour à Breslau.

 

         Le premier usage que j’ai fait de vos instructions a été de dire, en confidence, à l’envoyé de Prusse que je savais, à n’en point douter, que la reine de Hongrie avait déclaré depuis peu aux Anglais qu’elle regarderait toujours le roi de Prusse comme son plus cruel ennemi. Il l’a mandé à sa cour dans le moment, sans me nommer, et il a accompagné ce discours de tout ce qui peut exciter le roi son maître à se lier aux intérêts de la France. Il a pris l’occasion du départ de M. le marquis de Fénelon, pour faire savoir adroitement la vigueur du ministère français, les ressources de l’Etat, le courage de la nation. Je suis même convenu avec lui des termes.

 

         Il m’a assuré encore que le premier dessein du roi son maître avait été d’assembler à Magdebourg une armée de neutralité, mais qu’il en avait été détourné par nos disgrâces arrivées coup sur coup en Bavière, et aussi par la politique circonspecte et même timide du comte de Podewils, oncle du ministre de La Haye, qui a d’autant plus d’influence sur l’esprit de sa majesté prussienne qu’il ne veut jamais en avoir.

 

         C’est bien dommage que ce jeune homme plein d’esprit, qui plaît beaucoup au roi et au ministre son oncle, ne voie point le roi de Prusse à Spa, comme je l’espérais. J’ose vous assurer, monseigneur, qu’il n’y a personne qui ait à présent le cœur plus français, et qui pût mieux vous seconder dans vos vues.

 

         Cependant je suis très loin de perdre l’espérance ; je vois même que, de jour en jour, le roi de Prusse se met dans la nécessité de n’avoir d’autre allié que sa majesté. J’apprends, par les lettres du ministre hollandais à Pétersbourg, que ce prince refuse toujours, sous différents prétextes, d’accéder au traité défensif de la Russie et de l’Angleterre.

 

         Permettez-moi, monseigneur, de vous rappeler, à cette occasion, ce que vous avez bien voulu me dire dans votre dépêche du 11, touchant la cour de Russie. On vous la dépeint comme peu liée avec l’Angleterre et la Hongrie ; cependant vous verrez, par la copie ci-jointe de la lettre du résident Swart, que le ministère russe paraît entièrement autrichien.

 

         Voilà, monseigneur, tout ce qui est venu à ma connaissance. Les démarches récentes du roi de Prusse, auprès des états-généraux, pour la paix de l’Empire, la hardiesse qu’il a de les mécontenter et de les braver, sa froideur avec les Anglais, ses longueurs avec les Russes, et, plus que tout cela, son intérêt visible, font espérer qu’on pourra le porter à quelque résolution éclatante et digne d’un grand roi. Je vous rendrai un compte fidèle de tout ce que j’aurai aperçu à sa cour, sans oser vous promettre qu’on puisse jamais rien attribuer aux efforts de mon zèle.

 

         J’aurai des lettres de recommandation de M. Trévor pour milord Hindfort, qui vous a tant fait de mal ; je tâcherai de me lier avec lui, et de tourner à votre avantage l’heureuse obscurité à l’abri de laquelle je peux être reçu partout avec assez de familiarité.

 

         Comme il a été nécessaire que j’écrivisse quelquefois ici en chiffres, et que je consultasse M. le marquis de Fénelon et M. de La Ville, il pourra arriver que je sois à Berlin dans une pareille obligation. Je ne m’ouvrirai à M. de Valori, qui d’ailleurs m’honore de quelque amitié, qu’avec toute la réserve convenable aux intérêts présents.

 

         Encore une fois, je ne réponds d’aucun succès, mais soyez sûr du zèle le plus ardent.

 

         La manière dont sa majesté prussienne me parlera réglera celle dont j’aurai l’honneur de lui parler. Je prendrai conseil de l’occasion et de l’envie extrême que j’ai de mériter l’approbation d’un esprit tel que le vôtre, et la protection d’un ministre tel que vous.

 

         A l’égard de M. Van Haren, il faut le regarder comme un homme incorruptible ; mais il paraît aimer la gloire et les ambassades. Il voulait aller en Turquie ; c’est de là que j’ai pris occasion de lui représenter qu’il trouverait plus d’amis et d’approbateurs à Paris qu’à Constantinople. Cette idée a paru le flatter. On pourrait en faire usage, en cas que les yeux des Hollandais commençassent à s’ouvrir sur la ridicule injustice d’attaquer la France, sous prétexte d’un secours qu’ils ont refusé à la reine de Hongrie quand elle en avait besoin, et qu’ils lui donnent quand elle peut s’en passer. En ce cas, M. Van Haren pouvant avec honneur employer à la conciliation les talents qu’il a consacrés à la discorde, l’espérance d’être nommé ambassadeur en France, malgré l’usage qui l’en exclut comme Frison, pourrait le flatter et le déterminer à servir la cause de la justice et de la raison.

 

 

CORRESPONDANCE 1743 - Partie 6

Commenter cet article