CORRESPONDANCE - Année 1741 - Partie 9

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à M. l’abbé Moussinot

Bruxelles.

 

 

         Je vous le répète, mon cher ami, il faut compter votre voyage en Flandre uniquement pour une partie de plaisir qui n’a pas trop coûté, et engager Collens de se charger de me rembourser l’argent que j’ai avancé, et à faire le remboursement de la façon que je le propose. Je gagnerais bien le procès contre lui ; mais encore serait-il désagréable de le gagner.

 

         Il faut donc que, entre vous et lui, il y ait un compromis bien net et bien cimenté ; que par ce compromis il convienne que vous avez avancé, prêté dix-huit cents florins, ou environ, pour le total des tableaux ; et, ce faisant, il fera une chose très juste, et toute discussion finira. Je ne donnerai pas ici deux mille francs pour hasarder de les perdre encore ; je recule tant que je peux, mais je ne peux pas différer toujours ; il faut finir. Le pis aller serait d’abandonner le tout aux commis, pour les trois cents florins de taxation, et vous garderiez l’argent que vous avez touché des autres tableaux vendus à Paris. Il peut très bien arriver que tout ceci tourne fort mal. Je n’avancerai pas un sou à Bruxelles, sans avoir un billet de Collens qui me réponde de ce que j’ai déjà avancé. Cela me paraît simple, et je ne vois aucun prétexte de refus. Voilà bien du verbiage, je me tais.

 

         Je vous embrasse, et vous prie de donner cinquante francs à d’Arnaud, si vous avez de l’argent.

 

 

 

 

 

à M. de Cideville

Bruxelles, ce 11 Juillet 1741.

 

 

Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes ;

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . .  .  .  .  .  .  .

Fiet Aristarchus .  .  .  .  . .  . .  .  .  .  . .  .  .  .  .  .

 

                                                                                                          HOR. , de Art. poet.

 

 

         Voilà comme il faut des amis. Dites-moi donc votre sentiment, mon cher Aristarque, et ayez la bonté de renvoyer bien cacheté à l’abbé Moussinot ce que (1) j’ai soumis à vos lumières. Si Mahomet n’est pas votre prophète, soyez le mien. Il serait plus doux de se parler que de s’écrire ; mais la destinée recule toujours le temps heureux où Paris doit nous réunir. Nous y habiterons un jour, je n’en veux pas douter ; mais j’y arriverai vieilli par les maladies et par la faiblesse de mon tempérament. Le cœur ne vieillit point, je le sais bien  mais il est dur aux immortels de se trouver logés dans des ruines. Je rêvais, il n’y a pas longtemps, à cette décadence qui se fait sentir de jour en jour, et voici comme j’en parlais, car il faut que je vous fasse cette douloureuse confidence.

 

 

Si vous voulez que j’aime encore (2),

Rendez-moi l’âge des amours (3),

Au crépuscule de mes jours

Rejoignez, s’il se peut, l’aurore.

 

Des beaux lieux où le dieu du vin

Avec l’Amour tient son empire,

Le Temps, qui me prend par la main,

M’avertit que je me retire.

 

Quoi ! Pour toujours vous me fuyez,

Tendresse, illusion, folie,

Dons du ciel, qui me consoliez

Des amertumes de la vie !

 

Que le matin touche à la nuit !

Je n’eus qu’une heure ; elle est finie.

Nous passons ; la race qui suit

Déjà par une autre est suivie.

 

On meurt deux fois, je le vois bien :

Cesser d’aimer et d’être aimable,

C’est une mort insupportable ;

Cesser de vivre, ce n’est rien.

 

Ainsi je déplorais la perte

Des erreurs de mes premiers ans ;

Et mon âme, aux désirs ouverte,

Regrettait ses égarements.

 

Du ciel alors daignant descendre,

L’Amitié vint à mon secours ;

Elle était peut-être aussi tendre,

Mais moins vive que les Amours.

 

Touché de sa beauté nouvelle,

Et de sa lumière éclairé,

Je la suivis ; mais je pleurai

De ne plus pouvoir suivre qu’elle.

 

 

         Cette amitié est pourtant une charmante consolation. Eh ! qui m’en fait connaître la paix mieux que vous ? L’amour à qui vous avez si bien sacrifié toute votre vie n’a servi qu’à vous rendre tendre pour vos amis, et à rendre votre société encore plus délicieuse. Cependant vous plaidez, et vous voilà près des degrés du palais. Quel métier pour vous et pour madame du Châtelet de passer son temps avec des exploits et des contredits ! Je défie votre chicane de Rouen d’être plus chicane que celle de Bruxelles. Un beau matin nous devrions laisser là toutes ces amertumes de la vie, et nous rassembler avec levia carmina et faciles versus. N’êtes-vous pas à présent avec votre procureur ? Madame du Châtelet est avec le sien. Mais moi, je suis avec vous deux. Adieu, bonsoir, charmant ami. Je vais m’enfoncer dans le travail, qui, après l’amitié, est une grande consolation.

 

 

1 – Mahomet. (G.A.)

 

2 – Comparez cette version à celle qui se trouve aux EPÎTRES - A Mme du Châtelet.

 

3 – Voltaire avait alors quarante-sept ans. (G.A)

 

 

 

 

 

à M. de Locamaria

Bruxelles, le 17 Juillet 1741.

 

 

         J’ai reçu, monsieur, le mémoire des vexations juridiques que vous avez essuyées. Je suis très sensible à votre souvenir et à vos peines. Du temps d’Anne de Bretagne, vous auriez gagné votre procès tout d’une voix. La jurisprudence a changé. Il est plaisant qu’on ait raison par delà la Loire, et tort en deçà ; mais les hommes ne savent pas mieux, et il faut que leur justice se ressente de leur misérable nature.

 

         Recevez aussi mes remerciements sur l’estampe de M. de Maupertuis. Il est beau à vous de songer, entre les griffes de la chicane, à la gloire de votre ami et de votre compatriote. L’estampe est digne de lui, et je me sens bien indigne de joindre mes crayons à ce burin-là. Une inscription latine me déplaît, parce que je suis bon Français. Je trouve ridicule que nous jetons, nos médailles, et nos sous, soient latins. En Allemagne, en Angleterre, la plupart des devises sont françaises ; il n’y a que nous qui n’osions pas parler notre langue dans les occasions où les étrangers la parlent. Je sens très bien qu’il faudrait faire toutes les inscriptions en français, mais aussi cela est trop difficile. La marche de notre langue est trop gênée ; notre rime délaie en quatre vers ce qu’un vers latin pourrait facilement exprimer. Ni vous ni moi ne serions contents du chétif quatrain que voici (1) :

 

 

Ce globe mal connu, qu’il a su mesurer,

Devient un monument où sa gloire se fonde ;

Son sort est de fixer la figure du monde,

De lui plaire, et de l’éclairer

 

 

         Si vous voulez mieux, comme de raison, faites les vers vous-même, ou, à votre refus, qu’il les fasse. Despréaux a bien eu le courage de faire son inscription ; il disait modestement de lui-même :

 

 

Je rassemble en moi Perse, Horace, et Juvénal ;

 

 

mais c’est que Boileau n’était pas philosophe. J’ose vous prier d’ajouter à vos bontés celle de vouloir bien faire ma cour à madame la duchesse d’Aiguillon. Quand vous la ferez graver, tout le monde se battra à qui fera l’inscription.

 

 

1 – Ce quatrain fut gravé au bas d’un portrait de M. de Maupertuis. (K.)

 

 

 

 

 

à M. César de Missy

A Bruxelles, ce 18 Juillet 1741 (1).

 

 

         Monsieur, vous m’accuserez sans doute du péché de paresse ; mais il ne faut que me plaindre d’une santé déplorable qui m’a obligé de prendre des eaux, et qui m’a fait interrompre tout commerce pendant quelque temps. Croyez, monsieur, que je ressens comme une de mes plus grandes incommodités le déplaisir de répondre si tard à l’honneur que vous m’avez fait.

 

         En qualité de citoyen du monde, je prends beaucoup d’intérêt aux maximes de l’Anti-Machiavel ; mais elles sont si peu suivie, et je vois la pratique si peu d’accord avec la théorie, que j’ai entièrement abandonné cet ouvrage. Je l’avais publié dans la vaine espérance qu’il produirait quelque bien ; il n’a produit que de l’argent à des libraires.

 

         Vous me demandez, monsieur, s’il s’agit d’Innocent II ou d’Innocent XI ; c’est sans doute d’Innocent XI qui était un homme d’un très grand mérite, et qui me semble avoir très grande raison dans ses démêlés avec Louis XIV.

 

         Puisque vous voyez M. de Nancy, je vous prie de vouloir bien l’assurer de mon amitié. Je lui rendrai toujours tous les services qui dépendront de moi.

 

         Me permettrez-vous de m’adresser à vous, monsieur, pour savoir comment je pourrais faire venir le Nova reperta et antiqua deperdita (2), imprimé depuis peu, me semble, à Londres, avec des notes ? Je voudrais aussi la réponse de Wotton à Temple sur la dispute des modernes (3). C’est peut-être abuser du commerce dont vous voulez bien m’honorer. J’ai lu depuis peu une histoire ancienne en deux volumes in-4° qui, par le titre, paraît traduite de l’anglais : il me semble que cela est très savant et très méthodique. Aura-t-on bientôt la suite ? Le libraire qui m’enverrait cette suite avec le Nova reperta serait payé sur-le-champ.

 

         Ces Lettres sur les Français et sur les Anglais dont vous me parlez, furent imprimées ridiculement, toutes bouleversées et toutes tronquées. Elles ont paru dans un désordre aussi grand sous le nom de Lettres philosophiques, et un peu moins mal dans un Recueil de mes œuvres fait à Amsterdam sous le nom de Mélanges de Littérature et d’histoire. Je n’ai jamais eu la satisfaction d’être bien imprimé.

 

         Au reste, monsieur, j’habite un pays bien stérile pour la littérature, et si vous voulez bien entretenir commerce avec moi, vous y mettrez plus que vous ne recevrez ; on n’imprime ici que des almanachs. Les journaux étrangers y sont défendus, et malgré cela on ne les fait point venir. Il est étrange de voir une telle disette dans un pays riche, peuplé et tranquille. L’université de Louvain ne sait pas encore que Newton est venu au monde. Je n’aurais donc rien à vous mander de ce pays-ci, si madame la marquise du Châtelet ne s’y trouvait pas. Elle est la seule philosophe du Brabant. C’est peut-être un peu dommage qu’elle préfère aux découvertes de Newton les monades et l’harmonie de Leibnitz ; mais quidquid calcaverit, rosa fiat. Elle fait toujours bien de l’honneur aux systèmes qu’elle embrasse et qu’elle éclaircit.

 

         Je voudrais avoir quelque chose qui fût digne de vos journaux, je me ferais un plaisir de vous l’envoyer. J’ai l’honneur d’être, avec une parfaite estime, etc.

 

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – C’est l’ouvrage de Pancirole, dont il sera parlé plus loin. (A. François.)

 

3 – Réflections on ancient and modern learning, by W. Wotton. (A. François.)

 

CORRESPONDANCE 1741 - Partie 9

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