CORRESPONDANCE - Année 1741 - Partie 10
Photo de Fabrice
à M. Thieriot
A Bruxelles, 18 Juillet 1741.
Si vous passez quelquefois chez Briasson, le libraire, vous me feriez bien plaisir d’examiner deux livres qui sont chez lui : l’un est une Histoire universelle, en sept volumes, du père dom Calmet, que je ne connaissais pas ; l’autre est une dissertation latine faite par Bayer (1) ou par quelque autre Allemand sur les monnaies runiques. Dites-moi, je vous prie, si l’histoire de dom Calmet est pleine de recherches curieuses du moyen âge, et si la dissertation sur les monnaies runiques éclaircit un peu l’histoire triste et obscure des peuples du Nord. Si vous croyez ces deux livres bons, je les achèterai.
Faites, je vous prie, mille compliments à M. de Maupertuis. Y a-t-il quelque chose de nouveau sur vos affaires ? Je crois, comme vous, qu’il faut attendre la fin de la campagne.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Historia osrhoenea et edessa, ex numis illustrata, Saint-Pétersbourg, 1734. (G.A.)
à M. de Cideville
Bruxelles, ce 19 Juillet 1741.
Mon cher ami, celui qui a fait un examen si approfondi et si juste de Mahomet est seul capable de faire la pièce. Vous avez développé et éclairci beaucoup de doutes obscurs que j’avais ; vous m’avez déterminé tout d’un coup sur deux points très importants de cet ouvrage.
Le premier, c’est la résolution que prenait ou semblait prendre Mahomet, dès le second acte, de faire assassiner Zopire par son propre fils, sans être forcé à ce crime. C’était sans doute un raffinement d’horreur qui devait révolter, puisqu’il n’était pas nécessaire. Il y avait là deux grands défauts, celui d’être inutile, et celui de n’être pas assez expliqué.
Voici à peu près comme je compte tourner cet endroit. Voyez si vous l’approuvez, car j’ai autant de confiance en vous, que de défiance de moi-même.
Le second point essentiel, c’est la disparate de Mahomet au cinquième acte, qui envoie chercher des filles dans son boudoir, quand le feu est à la maison. Je crois qu’il ne sera pas mal que Palmire vienne elle-même se présenter à lui pour lui demander la grâce de son frère ; alors les bienséances sont observées, et cette action même de Palmire produit un coup de théâtre.
J’aurais voulu pouvoir retrancher l’amour ; mais l’exécution de ce projet a toujours été impraticable, et je me suis heureusement aperçu, à la représentation, que toutes les scènes de Palmire ont été très bien reçues, et que la naïveté tendre de son caractère faisait un contraste très intéressant avec l’horreur du fond du sujet.
La scène, au quatrième acte, avec Séide, qui la consulte, et leur innocence mutuelle concourant au plus cruel des crimes, la mort de leur père devenue le prix de leur amour, tout cela faisait au théâtre un effet que je ne peux vous exprimer ; et il me semble que cette scène est aussi neuve qu’elle est touchante et terrible. Je dis plus, cette scène est nécessaire, et sans elle l’acte serait manqué. Je n’ai vu personne qui n’ait pensé ainsi à la lecture et à la représentation.
Il y a bien d’autres détails dont je vous remercie ; mais, au lieu de les discuter, je vais les corriger. Je ne sais ce que vous voulez dire d’un à l’invincible Omar, il y a
Et l’invincible Omar, et ton amant peut-être.
Ce peut-être me paraît un correctif nécessaire pour un jeune homme qui se fait de fête avec Mahomet et Omar.
Je ne trouve point le mot de ciment de l’amitié bas, et j’avoue que j’aime fort haine invétérée ; crie encore à son père me paraît aussi, je vous l’avoue, bien supérieur, à invoque encor son père. L’un peint et donne une idée précise, l’autre est vague.
La métaphore des flambeaux de la haine consumés des mains du Temps me paraît encore très exacte. Le temps consume un flambeau précisément et physiquement, comme il consume du marbre, en enlevant les parties insensibles. L’ insecte insensible n’est pas l’insecte qui ne sent pas, mais qui n’est pas senti. L’indigne partage me paraît aussi mauvais qu’à vous ;
Des trônes renversés en sont la récompense (1) ;
Ils sont alors, dites-vous, de peu de valeur ; non, non, les morceaux en sont bons.
Mais je me laisse presque entraîner a un petit air de dispute, lorsqu’il ne faut que travailler. Il faut que je vous dise encore pourtant que tout le monde a exigé absolument quelques petits remords à la fin de la pièce, pour l’édification publique. Au reste, mon cher ami, je suis bien loin de croire la pièce finie ; je ne l’ai fait jouer et je ne vous l’ai envoyée que pour savoir si je la finirais.
Si le sujet était tout neuf, il était aussi bien épineux. C’est un nouveau monde à défricher. Je vais renoncer pour un temps à mes anciennes occupations, pour reprendre Mahomet en sous-œuvre. La peine que vous avez bien voulu prendre m’encourage à en prendre beaucoup. J’aurai sans cesse votre excellente critique devant les yeux.
Adieu, cher ami, aussi utile qu’aimable ; renvoyez cette faible esquisse à l’abbé Moussinot, et prions, chacun de notre côté, les dieux qui président aux lettres et à la douceur de la vie qu’ils nous réunissent un jour.
1 – Voyez Mahomet, acte II, sc. V ; et acte Ier, sc. I et IV. (G.A.)
à M. l’abbé Moussinot
Juillet 1741.
Mon cher abbé, je reçois votre lettre, qui m’apprend la banqueroute générale de ce receveur-général nommé Michel ; il m’emporte donc une assez bonne partie de mon bien. Deus dedit, Deus abstulit ; sit nomen Domini benedictum ! mais je suis assez résigné.
Souffrez nos maux en patience
Depuis quarante ans est mon lot ;
Et l’on peut, sans être dévot,
Se soumettre à la Providence.
J’avoue que je ne m’attendais pas à cette banqueroute. Je ne conçois pas comment un receveur-général des finances de sa majesté très-chrétienne a pu tomber si lourdement, à moins qu’il n’ait voulu être encore plus riche. En ce cas, M. Michel a double tort, et je m’écrierais volontiers :
Michel, au nom de l’Eternel,
Mit jadis le diable en déroute,
Mais, après cette banqueroute,
Que le diable emporte Michel !
Mais ce serait une mauvaise plaisanterie, et je ne veux me moquer ni des pertes de M. Michel, ni de la mienne.
Cependant, mon cher abbé, vous verrez que l’événement sera que les enfants de M. Michel resteront fort riches, fort bien établis. Le conseiller au grand-conseil (1) me jugera, si j’ai un procès devant l’auguste tribunal dont on est membre à beaux deniers comptants. Son frère, l’intendant des Menus plaisirs du roi, empêchera, s’il veut, qu’on ne joue mes pièces à Versailles ; et moi, moitié philosophe et moitié poète, j’en serai pour mon argent ; je ne jugerai personne, et n’aurai point de charge à la cour.
Je voudrais bien savoir le nom que prend en cour cet intendant des Menus qui aura sans doute quitté celui de Michel pour le nom de quelque belle terre.
Voyez M. de Nicolaï, et plaignez-vous à lui ; voyez le caissier de Michel, demandez-lui la manière de nous y prendre pour ne pas tout perdre ; faites opposition au scellé, si cela se pratique et si cela est utile. Bonsoir, mon cher abbé ; je vous embrasse de toute mon âme. Consolez-vous de la déroute de Michel ; votre amitié me console de ma perte.
1 – Gérard-François Michel. (G.A.)
à M. le marquis d’Argenson
A Bruxelles, ce 9 août 1741.
Madame du Châtelet, monsieur, vous mande que je suis assez heureux pour soumettre à vos lumières un certain Prophète dont j’avais déjà eu l’honneur de vous réciter quelques scènes. Je voudrais pousser ce bonheur-là jusqu’à vous le présenter moi-même à Paris ; mais nous sommes encore loin d’une félicité si complète.
J’ai de plus à vous prévenir que vous n’en verrez qu’une copie très informe. Depuis que la personne (1) qui doit vous prêter le manuscrit en est possesseur, j’y ai changé plus de deux cents vers, et, dans ces deux cents vers, il y a beaucoup de choses essentielles. Il n’y a pas moyen de vous envoyer la véritable leçon. Pardonnez-moi donc si vous n’avez qu’une ébauche informe. Je vous fait ma cour comme je peux, et certainement je voudrais mieux faire. Je voudrais pouvoir me vanter à moi-même de vous avoir amusé une heure ou deux, dussent ces deux heures m’avoir coûté deux ans de travail. Si vous aviez été jusqu’à Lille, je n’aurais pas manqué d’y retourner. Je vous aurais couru comme les autres courent les princes.
On dit que vous avez un fils (2) digne d’un autre siècle, mais non d’un autre père. Il fait de jolis vers.
Macte animo,generose puer ! . . . . . . . . .
Je croyais qu’on ne faisait plus de vers français qu’en Prusse et en Silésie. Je reçois toujours quelques vers de Breslau et de Berlin ; voilà tout le commerce que j’ai avec le Parnasse.
Toute votre nation, à ce qu’on dit, veut passer le Rhin et la Meuse, sans trop savoir ce qu’ils y vont faire ; mais ils partent, ils font des équipages, ils vont à la guerre, et cela leur suffit. Ils chantent et dansent la première campagne ; la seconde ils bâillent, et la troisième ils enragent. Il n’y a pas d’apparence qu’ils fassent la troisième. Les choses semblent tournées de façon qu’on pourra faire bientôt frapper une nouvelle médaille de regna assignata. Il semble que la France, depuis Charlemagne, n’a jamais été dans une si belle situation ; mais de quoi tout cela servira-t-il aux particuliers ? Ils paieront le dixième de leurs biens, et n’auront rien à gagner.
Je reviens à Mahomet ; l’abbé Moussinot aura l’honneur de vous l’envoyer cacheté. Je vous prie instamment de me le renvoyer de même, sans permettre qu’il en soit tiré copie.
Adieu, monsieur ; aimez toujours beaucoup les belles-lettres, et daignez aussi aimer un peu l’homme du monde qui vous est attaché avec le respect le plus tendre.
1 – Moussinot. (G.A.)
2 – Marquis de Paulmy, né en 1722. (G.A.)
à M. de Maupertuis
A Bruxelles, 10 Août 1741.
Je ne mettrai pas, mon cher aplatisseur de mondes et de Cassinis, de tels quatrains (1) au bas du portrait de Christianus Volfius. Il y avait longtemps que j’avais vu, avec une stupeur de monade, quelle taille ce bavard germanique assigne aux habitants de Jupiter. Il en jugeait par la grandeur de nos yeux et par l’éloignement de la terre au soleil ; mais il n’a pas l’honneur d’être l’inventeur de cette sottise ; car un Volfius met en trente volumes les inventions des autres, et n’a pas le temps d’inventer. Cet homme-là ramène en Allemagne toutes les horreurs de la scolastique surchargée de raisons suffisantes, de monades, d’indiscernables, et de toutes les absurdités scientifiques que Leibnitz a mises au monde par vanité, et que les Allemands étudient parce qu’ils sont Allemands.
C’est une chose déplorable qu’une Française telle que madame du Châtelet ait fait servir son esprit à broder ces toiles d’araignée. Vous en êtes coupable, vous, qui lui avez fourni cet enthousiaste de Kœnig, chez qui elle puisa ces hérésies qu’elle rend si séduisantes.
Si vous étiez assez généreux pour m’envoyer votre Cosmologie (2), je vous jugerais bien par Newton et par vous, de n’en pas tirer de copie, et de vous la renvoyer après l’avoir lue. Il ne faut pas que vous mettiez la chandelle sous le boisseau… ; et en vérité, un homme qui a le malheur d’avoir lu la Cosmologie de Christian Wolff a besoin de la vôtre pour se dépiquer.
Est-il vrai qu’Euler est à Berlin ? vient-il faire une Académie au rabais ? Le comte Algarotti vous a-t-il écrit ? Je m’imagine que la même âme charitable qui m’avait fait une tracasserie avec votre très vive philosophie m’en a fait une avec sa politique.
Le roi m’écrit toujours comme à l’ordinaire et dans le même style. Kaiserling est toujours malade à Berlin, où je crois qu’il s’ennuie, et où probablement vous ne vous ennuierez plus. On dit que vous allez dans un lieu beaucoup plus agréable, et chez une dame (3) qui vaut mieux que tous les rois que vous avez vus. Il n’y a pas d’apparence que celle-là devienne Wolfienne.
Plus on lit, plus on trouve que ces métaphysiciens-là ne savent ce qu’ils disent ; et tous leurs ouvrages me font estimer Locke davantage. Il n’y a pas un mot de vérité, par exemple, dans tout ce que Malebranche a imaginé ; il n’y a pas jusqu’à son système sur l’apparente grandeur des astres à l’horizon qui ne soit un roman ; M. Smith a fait voir, en dernier lieu, que c’est un effet très naturel des règles de l’optique (4). Votre vieille Académie sera encore bien fâchée de cette nouvelle vérité découverte en Angleterre. Cependant Privat de Molières (qui ne vaut pas Poquelin de Molière) approfondit toujours le tourbillon, et les professeurs de l’université enseignent ces chimères ; tant les professeurs de toute espèce sont fait pour tromper les hommes !
Bonsoir ; madame du Châtelet, qui dans le fond de son cœur sent bien que vous valez mieux que Wolff, vous fait des compliments dans lesquels il y a plus de sincérité que dans ses idées leibnitziennes. Je suis à vous pour jamais.
1 – Les vers pour le portrait de M. de Maupertuis étaient joints à cette lettre ; on les a vus dans celle à M. Locmaria, du 17 Juillet. (K.)
2 – l’Essai de Cosmologie ne parut qu’en 1751, et fut cause de la dispute de Maupertuis avec Kœnig. (G.A.)
3 – Madame la duchesse d’Aiguillon, douairière. (K.)
4 – La solution de Smith, bien examinée, se trouve être la même que celle de Malebranche. (K.)