CORRESPONDANCE - Année 1741 - Partie 6
Photo de PAPAPOUSS
à M. de la Noue
Bruxelles, mai 1741.
Mon cher faiseur et embellisseur de Mahomet, j’apprends à l’instant que Paris vous désire, et que MM. les ducs de Rochechouart et d’Aumont doivent vous engager, s’ils ne l’ont déjà fait, à venir dans une capitale où les grands talents doivent se rendre. Ils veulent que vous veniez avec mademoiselle Gautier. Allez donc orner Paris l’un et l’autre, et puissé-je vous y trouver bientôt ! Je me recommande à vous quand vous serez dans votre royaume. Allons donc ! que mademoiselle Gautier travaille de toutes ses forces ; qu’elle mette plus de variété dans son récit ; qu’elle joigne tout ce que peut l’art à tout ce que la nature a fait pour elle ; elle est faite pour être le charme du théâtre comme celui de la société. Je la remercie de l’honneur qu’elle a fait à une certaine Palmyre. Je vous prie d’écrire à M. son père que vous le priez de rendre au plus tôt à l’abbé Moussinot les paquets dont il a bien voulu se charger ; cela m’est très important. Adieu, mon cher ami.
à M. l’abbé Moussinot
Bruxelles, le 17 Mai 1741.
Eh bien ! mon cher ami, vous avez donc employé les cent vieux louis ? Soit. Tout ce que vous faites est bien ; et vidit quod esset bonum, et est bonum d’avoir mille écus de rente de plus. Il faudra un peu pâtir cette année ; mais, si Dieu permet que je vive, je vivrai à mon aise.
Faites-moi le plaisir, mon cher ami, d’expédier promptement à Lille, à M. Denis, et franc de port, un joli paravent à feuilles, pour mettre devant une cheminée, haut d’environ trois pieds et demi, plus ou moins, les feuilles se levant et se baissant à volonté.
C’est de Lille, où j’ai passé quelques jours, que je vous envoyai ma signature en parchemin, dans laquelle j’oubliai le nom d’Arouet, que j’oublie assez volontiers. Je vous renvoie d’autres parchemins où se trouve ce nom, malgré le peu de cas que j’en fais. Dans peu vous aurez mon certificat de vie, puisque, malgré ma maigreur et ma langueur, on dit que je vis encore. Dites-le vous-même, écrivez-le à nos débiteurs.
à M. de la Noue
Bruxelles, le 17 Mai.
Eh bien ! mon cher confrère, je ferai donc venir ce manuscrit de l’Enfant prodigue, qui est entre les mains des comédiens de Paris ; il est fort différent de l’imprimé. Le moindre des changements est celui que mes amis furent obligés d’y faire, à la hâte, du président en sénéchal. La police ne voulut jamais permettre qu’on osât mettre sur le théâtre un président. On n’était pas si difficile du temps de Perrin-Dandin. En Angleterre, j’ai vu sur la scène un cardinal qui meurt en athée.
Quant à la situation de la fin, je m’en rapporte à vous. Vous connaissez mieux le théâtre que moi ; croiriez-vous bien que je n’ai jamais vu jouer ni répéter l’Enfant prodigue ? Les effets du théâtre ne se devinent point dans le cabinet ; mais je ne suis point tenté de quitter mon cabinet pour aller voir la décadence du théâtre de Paris ; je ne veux y aller que quand vous ranimerez les très languissantes Muses de ce pays-là. Poésie, déclamation, tout y périt. Si nous pouvions, en attendant, faire un petit tour à Lille, je vous donnerais Mérope, en cas que vous eussiez du loisir ; mais, en vérité, il n’y a pas moyen de travestir mademoiselle Gautier en reine douairière ; elle ne doit embellir que les rôles des jeunes princesses. Je reprends de temps en temps mon coquin de Prophète en sous-œuvre. Tous les Mahomet sont nés pour vous avoir obligation.
Bonsoir, mon cher confrère. Mille compliments, je vous prie, à mademoiselle Gautier.
à M. Warmtholtz
A Bruxelles, mai 1741.
Monsieur, vous m’auriez fait un vrai plaisir, si vous aviez pu remplir les promesses que vous aviez eu la bonté de me faire ; mais, puisque vous ne le pouvez pas, j’attendrai que votre grande et belle édition (1) ait paru, pour corriger mon petit abrégé de l’Histoire de Charles XII, que je compte seulement faire imprimer à la suite de mes œuvres. Je ne manquerai pas alors de rendre la justice qui est due à la source où j’aurai puisé. Il est très naturel que M. Nordberg, Suédois et témoin oculaire, ait été mieux instruit que moi étranger, et il est juste que sa grande histoire serve d’instruction pour mon petit abrégé. J’aurais renoncé entièrement à cette faible partie de mes ouvrages, si cette histoire, que j’ai donnée, n’avait eu quelque succès, au moins par le style, et si le public n’avait paru souhaiter que ce morceau assez intéressant fût appuyé de faits authentiques.
Au reste, il est très faux que je me sois adressé à aucun libraire, ni indirectement ni directement, pour faire imprimer cet abrégé nouveau qui n’est pas même commencé.
Vous me ferez plaisir, monsieur, et vous me rendrez justice, si vous voulez bien avertir, dans la préface ou dans les notes de votre ouvrage, que je ne prétends point combattre M. Nordberg, mais me réformer sur ses mémoires (2). Je crois même que ce serait la seule note qui me conviendrait ; car il me paraît fort inutile de citer les endroits où j’aurai été trompé dans mes premières éditions, puisque tous ces endroits seront corrigés dans la nouvelle. C’est sur quoi je m’abandonne à votre discrétion, étant de tout mon cœur, monsieur, etc.
1 – La traduction de l’ouvrage de Nordberg. (G.A.)
2 – M. de Voltaire se trompait ; il trouva dans le chapelain plus d’injures et d’erreurs que de faits intéressants ou de remarques utiles. (K.)
à M. de Cideville
A Bruxelles, le 27 Mai 1741.
Je n’apprends qu’aujourd’hui, mon cher ami, que ce manuscrit de Mahomet, dont je vous destinais l’hommage depuis si longtemps, est enfin arrivé à Paris, malgré les saints inquisiteurs. Ce bon musulman est entre les mains d’un docteur de Sorbonne, nommé l’abbé Moussinot, cloître Saint-Merri, et cet abbé n’attend que vos ordres pour vous l’envoyer par la voie que vous voudrez.
Je vous prie instamment de le lire avec des yeux de critique, et non pas avec ceux d’un ami. J’ai essayé, comme vous savez, la pièce à Lille. La Noue ne s’en est pas mal trouvé ; mais je ne regarde les jugements de Lille que comme une sentence de juges inférieurs qui pourrait bien être cassée à votre tribunal. Vous consulter de loin, mon cher Cideville, c’est une consolation d’une si longue absence ; si je vivais avec vous, je vous consulterais tous les jours.
Pourquoi ne pouvez-vous pas faire comme le jeune Helvétius, qui est venu passer ici quelques jours ? Nous avons parlé de belles-lettres, nous avons rempli toutes nos heures ; ce serait avec vous surtout qu’un pareil commerce serait délicieux, sed nos fata premunt. Où êtes-vous à présent, et que faites-vous ? Cueillez-vous les fleurs du Parnasse, ou arrachez-vous les chardons de la chicane ? Il me semble que vous m’aviez écrit que quelquefois la malheureuse nécessité de plaider vous arrachait à l’étude et au plaisir ; c’est le cas où est madame du Châtelet.
Nos patriæ fines et dulcia linquimus arva ;
Nos patriam fugimus.
VIRG., ecl. I.
Et pourquoi ? pour plaider six ou sept ans en Brabant. Personne ne mène la vie qu’il devrait mener. Voilà-t-il pas le roi de Prusse,
L’enragé qu’il était, né roi d’une province
Qu’il pouvait gouverner en bon et sage prince,
BOIL., sat. VIII.
qui s’en va hasarder sa vie en Silésie contre des houssards. Maupertuis, qui pouvait vivre heureux en France, cherche à Berlin le bonheur, qui n’y est pas, et se fait prendre par des paysans de Moravie, qui le mettent tout nu, et lui prennent plus de cinquante théorèmes qu’il avait dans ses poches. J’ai été plus sage ; j’ai revolé bien vite vers Emilie. Le roi de Prusse m’en a un peu boudé. Depuis les incivilités qu’il a faites à la reine de Hongrie (1), il souffre impatiemment qu’on lui préfère une femme. Il m’a fait des coquetteries immédiatement après la bataille de Molwitz, et actuellement que je vous écris, je lui dois deux lettres.
Mais il faut que je vous préfère ;
Car dût-il être mon appui,
Vous faites des vers mieux que lui,
Et votre amitié m’est plus chère.
Il ne doit aller qu’après vous et madame du Châtelet ; chacun doit être à sa place. Il n’est que roi, au bout du compte, et vous êtes le plus aimable des hommes. Adieu ; je vous embrasse.
1 – Marie-Thérèse. (G.A.)
à M. de Maupertuis
A Bruxelles, ce 28 Mai 1741.
Vous n’avez pas sans doute reçu les lettres que madame du Châtelet et moi nous vous avons écrites à Vienne. Si vous aviez pu savoir la douleur dont nous fûmes pénétrés sur le faux bruit de votre mort, vous m’écririez avec un peu plus d’amitié, et vous ne vous borneriez point à me parler au nom de la reine-mère (1). Est-il possible que ce soit vous qui ayez des inégalités ! Je ne vous cacherai point qu’on m’a mandé que vous vous étiez plaint à Berlin d’expressions dont je m’étais servi en parlant de vous. Je ne me souviens pas d’en avoir jamais employé d’autres que celles de digne appui de Newton, de mon maître dans l’art de penser.
Je l’ai dit en vers et en prose, et vous n’avez jamais eu de partisan plus attaché que moi. Si ce sont ces expressions qui vous ont choqué, je vous avertis que je ne m’en corrigerai pas, et que, si vous avez de l’inégalité dans l’humeur et de l’injustice dans le cœur, je ne vous en regarderai pas moins comme un homme qui fait honneur à son siècle. Mais il m’en coûterait infiniment d’être réduit à n’avoir pour vous que les froids sentiments de l’estime.
Je vous ai toujours aimé, et ne vous ai jamais manqué. Je suis en droit, par mon amitié, de vous gronder vivement, de vous reprocher votre humeur avec moi. J’use de mes droits, et je vous conjure de ne jamais croire que je puisse ni penser ni parler de vous d’une manière qui vous déplaise. C’est une vérité aussi incontestable que celle de l’aplatissement des pôles.
Si vous écrivez au roi, je vous prie de lui dire qu’il y a près d’un mois que je suis malade ; c’est ce qui m’empêche de répondre à la lettre charmante dont il m’a honoré. Vous pourrez aisément m’excuser envers sa majesté de la manière dont vous savez tout dire.
Vous savez qu’on n’a pas été trop content dans le monde de la lettre de M. de Mairan, et qu’on l’a été beaucoup de celle de madame du Châtelet. L’Académie est toujours partagée sur les forces vives. J’ai pris la liberté d’entrer dans la querelle et d’envoyer un mémoire à l’Académie. Je voulais un jugement ; mais MM. Camus (2) et Pitot, nommés commissaires, se sont contentés de dire que je n’entendais pas mal la matière ; et M. Pitot prétend que le fond de la chose est aussi difficile que la quadrature du cercle. Je ne croyais pas que cette question fût si profonde.
Savez-vous que M. de La Trimouille (3) est mort de la petite-vérole ? Ce n’était pas un grand géomètre, mais c’était un homme infiniment aimable, à ce qu’on dit.
Si vous faites un tour à Paris, prenez votre chemin par Bruxelles ; vous y verrez une dame plus digne que jamais de vous voir, et un homme qui mérite votre amitié, parce qu’il vous aime autant qu’il vous estime.
Je reçois dans ce moment une lettre (4) du roi, dans laquelle il me conte votre aventure de Molwitz avec tout l’esprit que vous lui connaissez. Je suis si malade que je ne peux répondre à ses jolis vers. Je vous prie, plus que jamais, de faire mes excuses en cas que vous lui écriviez. S’il pense comme moi, il doit préférer votre prose à mes vers.
Adieu, mon cher monsieur ; aimez-moi un peu, je vous en prie, et ne me tenez pas rigueur.
Du très humble et très obéissant, vous n’en aurez pas de Voltaire.
1 – Sophie-Dorothée, mère de Frédéric II. (G.A.)
2 – Ou plutôt Clairaut. (G.A.)
3 – Membre de l’Académie française. (G.A.)
4 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)