CORRESPONDANCE : Année 1732 - Partie 25

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à M. de La Roque

1732. 

 

 

Quoique pour l’ordinaire vous vouliez bien prendre la peine, monsieur, de faire les extraits des pièces nouvelles, cependant vous me privez de cet avantage, et vous voulez que ce soit moi qui parle de Zaïre. Il me semble que je vois M. Le Normand ou M. Cochin réduire un de leurs clients à plaider sa cause. L’entreprise est dangereuse ; mais je vais mériter au moins la confiance que vous avez en moi, par la sincérité avec laquelle je m’expliquerai.

 

Zaïre est la première pièce de théâtre dans laquelle j’aie osé m’abandonner à toute la sensibilité de mon cœur ; c’est la seule tragédie tendre que j’aie faite. Je croyais, dans l’âge même des passions les plus vives, que l’amour n’était point fait pour le théâtre tragique. Je ne regardais cette faiblesse que comme un défaut charmant qui avilissait l’art de Sophocle. Les connaisseurs qui se plaisent plus à la douceur élégante de Racine qu’à la force de Corneille me paraissaient ressembler aux curieux qui préfèrent les nudités du Corrège au chaste et noble pinceau de Raphaël.

 

Le public qui fréquente les spectacles est aujourd’hui plus que jamais dans le goût du Corrège. Il faut de la tendresse et du sentiment ; c’est même ce que les acteurs jouent le mieux. Vous trouverez vingt comédiens qui plairont dans les rôles d’Andronic et d’Hippolyte, et à peine un seul qui réussisse dans ceux de Cinna et d’Horace. Il a donc fallu me plier aux mœurs du temps, et commencer tard à parler d’amour.

 

J’ai cherché du moins à couvrir cette passion de toute la bienséance possible ; et, pour l’ennoblir, j’ai voulu la mettre à côté de ce que les hommes ont de plus respectable. L’idée me vint de faire contraster dans un même tableau, d’un côté, l’honneur, la naissance, la patrie, la religion ;et de l’autre, l’amour le plus tendre et le plus malheureux ; les mœurs des mahométans et celles des chrétiens ; la cour d’un soudan et celle d’un roi de France ; et de faire paraître, pour la première fois, des Français sur la scène tragique. Je n’ai pris dans l’histoire que l’époque de la guerre de saint-Louis ; tout le reste est entièrement d’invention. L’idée de cette pièce étant si neuve et si fertile, s’arrangea d’elle-même ; et au lieu que le plan d’Eriphyle m’avait beaucoup coûté, celui de Zaïre fut fait en un seul jour ; et l’imagination, échauffée par l’intérêt qui régnait dans ce plan, acheva la pièce en vingt-deux jours.

 

Il entre peut-être un peu de vanité dans cet aveu (car où est l’artiste sans amour-propre ?) ; mais je devais cette excuse au public, des fautes et des négligences qu’on a trouvées dans ma tragédies. Il aurait été mieux sans doute d’attendre à la faire représenter que j’en eusse châtier le style ; mais des raisons dont il est inutile de fatiguer le public n’ont pas permis qu’on différât. Voici, monsieur, le sujet de cette pièce.

 

La Palestine avait été enlevée aux princes chrétiens par le conquérant Saladin. Noradin, Tartare d’origine, s’en était ensuite rendu maître. Orosmane, fils de Noradin, jeune homme plein de grandeur, de vertus et de passions, commençait à régner avec gloire dans Jérusalem. Il avait porté sur le trône de la Syrie la franchise et l’esprit de liberté de ses ancêtres. Il méprisait les règles austères du sérail, et n’affectait point de se rendre invisible aux étrangers et à ses sujets, pour devenir plus respectable. Il traitait avec douceur les esclaves chrétiens, dont son sérail et ses Etats étaient remplis. Parmi ses esclaves il s’était trouvé un enfant, pris autrefois au sac de Césarée, sous le règne de Noradin. Cet enfant ayant été racheté par des chrétiens à l’âge de neuf ans, avait été amené en France au roi saint Louis, qui avait daigné prendre soin de son éducation et de sa fortune. Il avait pris en France le nom de Nérestan ; et étant retourné en Syrie, il avait été fait prisonnier encore une fois, et avait été enfermé parmi les esclaves d’Orosmane. Il retrouva dans la captivité une jeune personne avec qui il avait été prisonnier dans son enfance, lorsque les chrétiens avaient perdu Césarée. Cette jeune personne, à qui on avait donné le nom de Zaïre, ignorait sa naissance, aussi bien que Nérestan et que tous ces enfants de tribut qui sont enlevés de bonne heure des mains de leurs parents, et qui ne connaissent de famille et de patrie que le sérail. Zaïre savait seulement qu’elle était née chrétienne ; Nérestan et quelques autres esclaves, un peu plus âgés qu’elle, l’en assuraient. Elle avait toujours conservé un ornement qui renfermait une croix, seule preuve qu’elle eût de sa religion. Une autre esclave, nommée Fatime, née chrétienne, et mise au sérail à l’âge de dix ans, tâchait d’instruire Zaïre du peu qu’elle savait de la religion de ses pères. Le jeune Nérestan, qui avait la liberté de voir Zaïre et Fatime, animé du zèle qu’avaient alors les chevaliers français, touché d’ailleurs pour Zaïre de la plus tendre amitié, la disposait au christinaisme. Il se proposa de racheter Zaïre, Fatime, et dix chevaliers chrétiens, du bien qu’il avait acquis en France, et de les amener à la cour de Saint Louis. Il eut la hardiesse de demander au soudan Orosmane la permission de retourner en France sur sa seule parole, et le soudan eut la générosité de le permettre. Nérestan partit, et fut deux ans hors de Jérusalem.

 

Cependant la beauté de Zaïre croissait avec son âge, et la naïveté touchante de son caractère la rendait encore plus aimable que sa beauté. Orosmane la vit et lui parla. Un cœur comme le sien ne pouvait l’aimer qu’éperdûment. Il résolut de bannir la mollesse qui avait efféminé tant de rois de l’Asie, et d’avoir dans Zaïre un ami, une maîtresse, une femme qui lui tiendrait lieu de tous les plaisirs, et qui partagerait son cœur avec les devoirs d’un prince et d’un guerrier. Les faibles idées du christianisme, tracée à peine dans le cœur de Zaïre, s’évanouirent bientôt à la vue du soudan ; elle l’aima autant qu’elle en était aimée, sans que l’ambition se mêlât en rien à la pureté de sa tendresse.

 

Nérestan ne revenait point de France. Zaïre ne voyait qu’Orosmane et son amour ; elle était prête d’épouser le sultan, lorsque le jeune Français arriva. Orosmane le fait entrer en présence même de Zaïre. Nérestan apportait avec la rançon de Zaïre et de Fatime, celle de dix chevaliers qu’il devait choisir : « J’ai satisfait à mes serments, dit-il au soudan : « c’est à toi de tenir ta promesse, de me remettre Zaïre, Fatime, et les dix chevaliers ; mais apprends que j’ai épuisé ma fortune à payer leur rançon : une pauvreté noble est tout ce qui me reste ; je viens me remettre dans tes fers. » Le soudan, satisfait du grand courage de ce chrétien, et né pour être plus généreux encore, lui rendit toutes les rançons qu’il apportait, lui donna cent chevaliers au lieu de dix, et le combla de présents ; mais il lui fit entendre que Zaïre n’était pas faite pour être rachetée, et qu’elle était d’un prix au-dessus de toutes rançons. Il refusa aussi de lui rendre, parmi les chevaliers qu’il délivrait, un prince de Lusignan, fait esclave depuis lontemps dans Césarée.

 

Ce Lusignan, le dernier de la branche des rois de Jérusalem, était un vieillard respecté dans l’Orient, l’amour de tous les chrétiens, et dont le nom seul pouvait être dangereux aux Sarrasins. C’était lui principalement que Nérestan avait voulu racheter ; il parut devant Orosmane accablé du refus qu’on lui faisait de Lusignan et de Zaïre ; le soudan remarqua ce trouble ; il sentit dès ce moment un commencement de jalousie que la générosité de son caractère lui fit étouffer ; cependant il ordonna que les cent chevaliers fussent prêts à partir le lendemain avec Nérestan.

 

Zaïre sur le point d’être sultane, voulut donner au moins à Nérestan une preuve de sa reconnaissance ; elle se jette aux pieds d’Orosmane pour obtenir la liberté du vieux Lusignan. Orosmane ne pouvait rien refuser à Zaïre ; on alla tirer Lusignan des fers. Les chrétiens délivrés étaient avec Nérestan dans les appartements extérieurs du sérail ; ils pleuraient la destinée de Lusignan : surtout le chevalier de Chatillon, ami tendre de ce malheureux prince, ne pouvait se résoudre à accepter une liberté qu’on refusait à son ami et à son maître, lorsque Zaïre arrive, et leur amène celui qu’ils n’espéraient plus.

 

Lusignan, ébloui de la lumière qu’il revoyait après vingt années de prison, pouvant se soutenir à peine, ne sachant où il est, et où on le conduit, voyant enfin qu’il était avec des Français, reconnaissant Chatillon, s’abandonne à cette joie mêlée d’amertume que les malheureux éprouvent dans leur consolation. Il demande à qui il doit sa délivrance. Zaïre prend la parole en lui présentant Nérestan : « C’est à ce jeune Français, dit-elle, que vous, et tous les chrétiens, devez votre liberté. »  Alors le vieillard apprend que Nérestan a été élevé dans le sérail avec Zaïre ; et se tournant vers eux : « Hélas, dit-il, puisque vous avez pitié de mes malheurs, achevez votre ouvrage ; instruisez-moi du sort de mes enfants. Deux me furent enlevés aux berceau, lorsque je fus pris dans Césarée ; deux autres furent massacrés devant moi avec leur mère. O mes fils ! ô martyrs ! Veillez du haut du ciel sur mes autres enfants, s’ils sont vivants encore. Hélas ! J’ai su que mon dernier fils et ma fille furent conduits dans ce sérail. Vous qui m’écoutez, Nérestan, Zaïre, Chatillon, n’avez-vous nulle connaissance de ces tristes restes du sang de Godefroi et de Lusignan ? »

 

 

Au milieu de ces questions, qui déjà remuaient le cœur de Nérestan et de Zaïre, Lusignan aperçut au bras de Zaïre un ornement qui renfermait une croix : il se ressouvint que l’on avait mis cette parure à sa fille lorsqu’on la portait au baptême ; Chatillon l’en avait ornée lui-même, et Zaïre avait été arrachée de ses bras avant que d’être baptisée. La ressemblance des traits, l’âge, toutes les circonstances, une cicatrice de la blessure que son jeune fils avait reçue, tout confirme à Lusignan qu’il est père encore ; et la nature parlant à la fois au cœur de tous les trois, et s’expliquant par des larmes : « Embrassez-moi, mes chers enfants, s’écria Lusignan, et revoyez votre père ! » Zaïre et Nérestan ne pouvaient s’arracher de ses bras. « Mais, hélas ! dit ce vieillard infortuné, goûterai-je une joie pure ? Grand Dieu, qui me rends ma fille, me la rends-tu chrétienne ? » Zaïre rougit et frémit à ces paroles. Lusignan vit sa honte et son malheur, et Zaïre avoua qu’elle était musulmane. La douleur, la religion, et la nature, donnèrent en ce moment des forces à Lusignan ; il embrassa sa fille, et lui montrant d’une main le tombeau de Jésus-Christ, et le ciel de l’autre, animé de son désespoir, de son zèle, aidé de tant de chrétiens, de son fils, et du Dieu qui l’inspire, il touche sa fille, il l’ébranle ; elle se jette à ses pieds, et lui promet d’être chrétienne.

 

Au moment arrive un officier du sérail, qui sépare Zaïre de son père et de son frère, et qui arrête tous les chevaliers français. Cette rigueur inopinée était le fruit d’un conseil qu’on venait de tenir en présence d’Orosmane. La flotte de Saint Louis était partie de Chypre, et on craignait pour les côtes de Syrie ; mais un second courrier ayant apporté la nouvelle du départ de saint Louis pour l’Egypte, Orosmane fut rassuré ; il était lui-même ennemi du soudan d’Egypte. Ainsi n’ayant rien à craindre, ni du roi, ni des Français qui étaient à Jérusalem, il commanda qu’on les renvoyât à leur roi, et ne songea plus qu’à réparer, par la pompe et la magnificence de son mariage, la rigueur dont il avait usé envers Zaïre.

 

Pendant que le mariage se préparait, Zaïre désolée demanda au soudan la permission de revoir Nérestan encore une fois. Orosmane, trop heureux de trouver une occasion de plaire à Zaïre, eut l’indulgence de permettre cette entrevue. Nérestan revit donc Zaïre ; mais ce fut pour lui apprendre que son père était près d’expirer, qu’il mourait entre la joie d’avoir retrouvé ses enfants, et l’amertume d’ignorer si Zaïre était chrétienne, et qu’il lui ordonnait en mourant d’être baptisée ce jour-là même de la main du pontife de Jérusalem. Zaïre, attendrie et vaincue, promit tout, et jura à son frère qu’elle ne trahirait point le sang dont elle était née, qu’elle serait chrétienne, qu’elle n’épouserait point Orosmane, qu’elle ne prendrait aucun parti avant que d’avoir été baptisée.

 

A peine avait-elle prononcé ce serment, qu’Orosmane, plus amoureux et plus aimé que jamais, vient la prendre pour la conduire à la mosquée. Jamais on n’eut le cœur plus déchiré que Zaïre : elle était partagée entre son Dieu, sa famille et son nom, qui la retenaient, et le plus aimable de tous les hommes qui l’adorait. Elle ne se connut plus ; elle céda à la douleur, et s’échappa des mains de son amant, le quittant avec désespoir, et le laissant dans l’accablement de la surprise, de la douleur, et de la colère.

 

Les impressions de jalousie se réveillèrent dans le cœur d’Orosmane. L’orgueil les empêcha de paraître, et l’amour les adoucit. Il prit la fuite de Zaïre pour un caprice, pour un artifice innocent, pour la crainte naturelle à une jeune fille, pour tout autre chose enfin que pour une trahison. Il vit encore Zaïre, lui pardonna, et l’aima plus que jamais. L’amour de Zaïre augmentait par la tendresse indulgente de son amant. Elle se jette en larmes à ses genoux, le supplie de différer le mariage jusqu’au lendemain. Elle comptait que son frère serait alors parti, qu’elle aurait reçu le baptême, que Dieu lui donnerait la force de résister : elle se flattait même quelquefois que la religion chrétienne lui permettrait d’aimer un homme si tendre, si généreux, si vertueux, à qui il ne manquait que d’être chrétien. Frappée de toutes ces idées, elle parlait à Orosmane avec une tendresse si naïve et une douleur si vraie, qu’Orosmane céda encore, et lui accorda le sacrifice de vivre sans elle ce jour-là. Il était sûr d’être aimé ; il était heureux dans cette idée, et fermait les yeux sur le reste.

 

Cependant, dans les premiers mouvements de jalousie, il avait ordonné que le sérail fût fermé à tous les chrétiens. Nérestan, trouvant le sérail fermé, et n’en soupçonnant pas la cause, écrivit une lettre pressante à Zaïre : il lui mandait d’ouvrir une porte secrète qui conduisait vers la mosquée, et lui recommandait d’être fidèle.

 

La lettre tomba entre les mains d’un garde qui la porta à Orosmane. Le soudan en crut à peine ses yeux. Il se vit trahi ; il ne douta pas de son malheur et du crime de Zaïre. Avoir comblé un étranger, un captif, de bienfaits ; avoir donné son cœur, sa couronne à une fille esclave, lui avoir tout sacrifié ; ne vivre que pour elle, et en être trahi pour ce capif même ; être trompé par les apparences du plus tendre amour ; éprouver en un moment ce que l’amour a de plus violent, ce que l’ingratitude a de plus noir, ce que la perfidie a de plus traître ; c’était sans doute un état horrible : mais Orosmane aimait, et il souhaitait de trouver Zaïre innocente. Il lui fait rendre de billet par un esclave inconnu. Il se flatte que Zaïre pouvait ne point écouter Nérestan ; Nérestan seul lui paraissait coupable. Il ordonne qu’on l’arrête et qu’on l’enchaîne, et il va à l’heure et à la place du rendez-vous, attendre l’effet de la lettre.

 

La lettre est rendu à Zaïre, elle la lit en tremblant ; et après avoir longtemps hésité, elle dit enfin à l’esclave qu’elle attendra Nérestan, et donne ordre qu’on l’introduise. L’esclave rend compte de tout à Orosmane.

 

Le malheureux soudan tombe dans l’excès d’une douleur mêlée de fureur et de larmes. Il tire son poignard, et il pleure. Zaïre vient au rendez-vous dans l’obscurité de la nuit. Orosmane entend sa voix, et son poignard lui échappe. Elle approche, elle appelle Nérestan, et à ce nom Orosmane la poignarde.

 

Dans l’instant on lui amène Nérestan enchaîné, avec Fatime, complice de Zaïre. Orosmane, hors de lui, s’adresse à Nérestan, en le nommant son rival. « C’est toi qui m’arraches Zaïre, dit-il, regarde-là avant que de mourir ; que ton supplice commence avec le sien ; regarde-là, te dis-je. » Nérestan approche de ce corps expirant : « Ah ! que vois-je, ah ! ma sœur ! barbare, qu’as-tu fait ?… »  A ce mot de sœur, Orosmane est comme un homme qui revient d’un songe funeste ; il connaît son erreur  il voit ce qu’il a perdu ; il s’est trop abîmé dans l’horreur de son état pour se plaindre. Nérestan et Fatime lui parlent ; mais de tout ce qu’ils disent, il n’entend autre chose sinon qu’il était aimé. Il prononce le nom de Zaïre, il court à elle ; on l’arrête, il retombe dans l’engourdissement de son désespoir. « Qu’ordonnes-tu de moi ? » lui dit Nérestan. Le soudan, après un long silence, fait ôter les fers à Nérestan, le comble de largesses, lui et tous les chrétiens, et se tue auprès de Zaïre.

 

Voilà, monsieur, le plan exact de la conduite de cette tragédie que j’expose avec toutes ses fautes. Je suis bien loin de m’enorgueillir du succès passager de quelques représentations. Qui ne connaît l’illusion du théâtre ? Qui ne sait qu’une situation intéressante, mais triviale, une nouveauté brillante et hasardée, la seule voix d’une actrice, suffisent pour tromper quelque temps le public ? Quelle distance immense entre un ouvrage souffert au théâtre et un bon ouvrage ! J’en sens malheureusement toute la différence. Je vois combien il est difficile de réussir au gré des connaisseurs. Je ne suis pas plus indulgent qu’eux pour moi-même ; et si j’ose travailler, c’est que mon goût extrême pour cet art l’emporte encore sur la connaissance que j’ai de mon peu de talent.

 

 

1 – Cette lettre critique, adressée au rédacteur en chef du Mercure de France, parut dans ce journal au mois d’août 1732. Voyez notre Avertissement en tête de Zaïre. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Cideville

25 Août 1732.

 

Mes chers aimables critiques, je voudrais que vous pussiez être témoins du succès de Zaïre ; vous verriez que vos avis ne m’ont pas été inutiles, et qu’il y en a peu dont je n’aie profité. Souffrez, mon cher Cideville, que je me livre avec vous en liberté au plaisir de voir réussir ce que vous avez approuvé. Ma satisfaction s’augmente en vous la communiquant. Jamais pièce ne fut si bien jouée que Zaïre, à la quatrième représentation. Je vous souhaitais bien là : vous auriez vu que le public ne hait pas votre ami. Je parus dans une loge, et tout le parterre me battit des mains. Je rougissais, je me cachais, mais je serais un fripon si je ne vous avouais pas que j’étais sensiblement touché. Il est doux de n’être pas honni dans son pays ; je suis sûr que vous m’en aimerez davantage. Mais, messieurs, renvoyez-moi donc Eriphyle, dont je ne peux me passer, et qu’on va jouer à Fontainebleau. Mon Dieu, ce que c’est que de choisir un sujet intéressant ! Eriphyle est bien mieux écrite que Zaïre ; mais tous les ornements, tout l’esprit, et toute la force de la poésie, ne valent pas, à ce qu’on dit, un trait de sentiment. Renvoyez-moi cependant mon paquet par le coche. J’en ai un besoin extrême ; mais j’ai encore plus besoin de vos avis. Adieu, mes chers Cideville et Formont.

 

 

Quod si me tragicis vatibus inseres,

Sublimi feriam sidera vertice.

 

HOR., lib. I, od. I

 

 

Je vous demande en grâce de passer chez Jore, et de vouloir bien le presser un peu de m’envoyer les exemplaires de l’édition de Hollande. Adieu ; je vous embrasse bien tendrement.

 

 

 

 

à M. de Cideville

26 Août 1732.

 

J’ai reçu l’aînée et la cadette (1), avec une lettre qui vaut mieux que toute ma famille. Dites à votre ami Formont que, si j’étais venu à Rouen incognito, je n’aurais jamais pu me tenir de le voir.

 

J’avais oublié de vous dire que j’ai parlé de vous, mon cher Cideville, deux bonnes heures, au clair de la lune, avec madame de La Rivaudaie, dans ce même jardin où M. de Formont m’a vu si impitoyablement, sans me parler. Je suis bien aise que madame de La Rivaudaie ne m’ait pas traité de même ; elle m’a paru digne d’avoir un ami comme vous, si on peut n’être que son ami.

 

Bien des compliments, je vous en prie, à MM. de Formont et de Brévedent. V.

 

 

1 – Eriphyle et Zaïre. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Formont (1)

26 Août 1732.

 

 

Vous m’avez servi de bon ange ; vous êtes venu secourir Zaïre, sans vous rendre visible pour moi, monsieur le rose-croix, monsieur le sage qui venez faire vos escapades invisibles à Paris. Je viendrai à Rouen aussi quelque jour, mais ce sera pour vous voir ; car je ne suis pas si sage que vous, et je vous aime tendrement. Je passerais, en attendant, ma vie à vous écrire, si je ne la passais pas à travailler pour vous plaire. Aimez un peu Voltaire, je vous en conjure.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Cideville

Le 3 de septembre 1732.

 

Je suis pénétré, mon cher Cideville, des peines dont vous me faites l’amitié de me parler ; c’est la preuve la plus sensible que vous m’aimez. Vous êtes sûr de mon cœur ; vous savez combien je m’intéresse à vous. Pourquoi faut(il qu’un homme aussi sage et aussi aimable que vous soit malheureux ? Que serai-je donc, moi qui ai passé toute ma vie à faire des folies ? Quand j’ai été malheureux, je n’ai eu que ce que je méritais ; mais quand vous l’êtes, c’est une balourdise de la Providence. J’ai eu la sottise de perdre douze mille francs, au biribi, chez madame de Fontaine-Martel ; je parie que vous n’en avez pas tant fait. Je voudrais bien que vous eussiez été à portée de les perdre ; j’en donnerais le double pour vous voir à Paris.

 

 

Ah, quittez pour la liberté

Sacs, bonnet, épice, et soutane,

Et le palais de la Chicane

Pour celui de la Volupté.

 

 

M. de Formont m’a écrit une lettre charmante. Je ne lui ai pas encore fait de réponse ; je ne sais où le prendre. Je vous en prie, mon cher ami, quand vous verrez Jore, dites-lui qu’il m’envoie dans un paquet, par le coche, quatre Henriades en grand, et quatre en petit, de l’édition de Hollande. Je les recevrai comme j’ai reçu Eriphyle et Zaïre, sans aucune difficulté.

 

Adieu ; je vous embrasse bien tendrement. V.

 

 

 

 

 

à M. de Formont

Le… Septembre 1732.

 

Je viens d’apprendre, par notre cher Cideville, qui part de Rouen, que vous y revenez. Je ne savais où vous prendre pour vous remercier, mon cher ami, mon juge éclairé, de la lettre obligeante que vous m’avez écrite de Gaillon. Je suis bien fâché que vous n’ayez vu que la première représentation de Zaïre. Les acteurs jouaient mal, le parterre était tumultueux, et j’avais laissé dans la pièce quelques endroits négligés qui furent relevés avec un tel acharnement, que tout l’intérêt était détruit. Petit à petit j’ai ôté ces défauts, et le public s’est raccoutumé à moi. Zaïre ne s’éloigne pas du succès d’Inès de Castro ; mais cela même me fait trembler. J’ai bien peur de devoir aux grands yeux noirs de mademoiselle Gaussin, au jeu des acteurs, et au mélange nouveau des plumets et des turbans, ce qu’un autre croirait devoir à son mérite. Je vais retravailler la pièce comme si elle était tombée. Je sais que le public, qui est quelquefois indulgent au théâtre par caprice, est sévère à la lecture par raison. Il ne demande pas mieux qu’à se dédire, et à siffler ce qu’il a applaudi. Il faut le forcer à être content. Que de travaux et de peines pour cette fumée de vaine gloire ! Cependant que ferions-nous sans cette chimère ? Elle est nécessaire à l’âme comme la nourriture l’est au corps. Je veux refondre Eriphyle et la  Mort de César, le tout pour cette fumée. En attendant, je suis obligé de travailler à des additions que je prépare pour une édition de Hollande de Charles XII. Il a fallu s’abaisser à répondre à une misérable critique faite par La Motraye (1). L’homme ne méritait pas de réponse ; mais, toutes les fois qu’il s’agit de la vérité, et de ne pas tromper le public, les plus misérables adversaires ne doivent pas être négligés. Quans je me serai dépêtré de ce travail ingrat, j’achèverai ces Lettres anglaises que vous connaissez ; ce sera tout au plus le travail d’un mois ; après quoi il faudra bien revenir au théâtre, et finir enfin par l’histoire du Siècle de Louis XIV. Voilà, mon cher Formont, tout le plan de ma vie. Je la regarderai comme très heureuse, si je peux en passer une partie avec vous. Vous m’aplaniriez les difficultés de mes travaux, vous m’encourageriez, vous m’en assureriez le succès, et il m’en serait cent fois plus précieux. Que j’aime bien mieux laisser aller dorénavant ma vie dans cette tranquillité douce et occupée que si j’avais eu le malheur d’être conseiller au parlement ! Tout ce que je vois me confirme dans l’idée où j’ai toujours été de n’être jamais d’aucun corps, de ne tenir à rien qu’à ma liberté et à mes amis. Il me semble que vous ne désapprouvez pas trop ce système, et qu’il ne faudra pas prêcher longtemps Cideville, pour le lui faire embrasser, dans l’occasion. Il vient de m’écrire, mais il me mande qu’il va à la campagne, et je ne sais où lui adresser ma réponse. Aimez-moi toujours, mon cher Formont, et que votre philosophie nourrisse la mienne des plaisirs de l’amitié.

 

 

1 – Voyez, à la suite de l’Histoire de Charles XII, les notes sur les Remarques de La Motraye. (G.A.)

 

 

à M. Lefebvre (1)

 

 

Votre vocation, mon cher Lefebvre, est trop bien marquée pour y résister. Il faut que l’abeille fasse de la cire, que le ver à soie file, que M. de Réaumur les dissèque, et que vous les chantiez. Vous serez poète et homme de lettres, moins parce que vous le voulez, que parce que la nature l’a voulu. Mais vous vous trompez beaucoup en imaginant que la tranquillité sera votre partage. La carrière des lettres, et surtout celle du génie, est plus épineuse que celle de la fortune. Si vous avez le malheur d’être médiocre (ce que je ne crois pas), voilà des remords pour la vie ; si vous réussissez, voilà des ennemis : vous marchez sur le bord d’un abîme, entre le mépris et la haine.

 

Mais quoi ! me direz-vous, me haïr, me persécuter, parce que j’aurai fait un bon poème, une pièce de théâtre applaudie, ou écrit une histoire avec succès, ou cherché à m’éclairer et à instruire les autres ?

 

Oui, mon ami, voilà de quoi vous rendre malheureux à jamais. Je suppose que vous ayez fait un bon ouvrage : imaginez-vous qu’il vous faudra quitter le repos de votre cabinet pour solliciter l’examinateur ; si votre manière de penser n’est pas la sienne, s’il n’est pas l’ami de vos amis, s’il est celui de votre rival, s’il est votre rival lui-même, il vous est plus difficile d’obtenir un privilège, qu’à un homme qui n’a point la protection des femmes d’avoir un emploi dans les finances. Enfin, après un an de refus et de négociations, votre ouvrage s’imprime ; c’est alors qu’il faut ou assoupir les Cerbères de la littérature, ou les faire aboyer en votre faveur. Il y a toujours trois ou quatre gazettes littéraires en France, et autant en Hollande ; ce sont des factions différentes. Les libraires de ces journaux ont intérêt qu’ils soient satiriques ; ceux qui y travaillent servent aisément l’avarice du libraire et la malignité du public. Vous cherchez à faire sonner ces trompettes de la Renommée ; vous courtisez les écrivains, les protecteurs, les abbés, les docteurs, les colporteurs : tous vos soins n’empêchent pas que quelque journaliste ne vous déchire. Vous lui répondez, il réplique : vous avez un procès par écrit devant le public, qui condamne les deux parties au ridicule. (2).

 

C’est bien pis si vous composez pour le théâtre. Vous commencez par comparaître devant l’aréopage de vingt comédiens, gens dont la profession, quoique utile et agréable, est cependant flétrie par l’injuste mais irrévocable cruauté du public. Ce malheureux avilissement où ils sont les irrite ; ils trouvent souvent en vous un client, et ils vous prodiguent tout le mépris dont ils sont couverts. Vous attendez d’eux votre première sentence ; ils vous jugent ; ils se chargent enfin de votre pièce : il ne faut plus qu’un mauvais plaisant dans le parterre pour la faire tomber (3). Réussit-elle, la face qu’on appelle italienne, celle de la Foire, vous parodient ; vingt libelles vous prouvent que vous n’avez pas dû réussir. Des savants qui entendent mal le grec (4), et qui ne lisent point ce qu’on fait en français, vous dédaignent ou affectent de vous dédaigner.

 

Vous portez en tremblant votre livre à une dame de la cour ; elle le donne à une femme de chambre qui en fait des papillotes ; et le laquais galonné qui porte la livrée du luxe insulte à votre habit qui est la livrée de l’indigence.

 

Enfin, je veux que la réputation de vos ouvrages ait forcé l’envie à dire quelquefois que vous n’êtes pas sans mérite ; voilà tout ce que vous pouvez attendre de votre vivant : mais qu’elle s’en venge bien en vous persécutant : On vous impute des libelles que vous n’avez pas même lus, des vers que vous méprisez, des sentiments que vous n’avez point. Il faut être d’un parti, ou bien tous les partis se réunissent contre vous.

 

Il y a dans Paris un grand nombre de petites sociétés où préside toujours quelque femme (5) qui, dans le déclin de sa beauté, fait briller l’aurore de son esprit. Un ou deux hommes de lettres sont les premiers ministres de ce petit royaume. Si vous négligez d’être au rang des courtisans, vous êtes dans celui des ennemis, et on vous écrase. Cependant, malgré votre mérite, vous vieillissez dans l’opprobre et dans la misère. Les places destinées aux gens de lettres sont données à l’intrigue, non au talent. Ce sera un précepteur qui, par le moyen de la mère de son élève, emportera un poste que vous n’oserez pas seulement regarder. Le parasite d’un courtisan vous enlèvera l’emploi auquel vous êtes propre.

 

Que le hasard vous amène dans une compagnie où il se trouvera quelqu’un de ces auteurs réprouvés du public, ou de ces demi-savants qui n’ont pas même assez de mérite pour être de médiocres auteurs, mais qui aura quelque place ou qui sera instrus dans quelque corps ; vous sentirez, par la supériorité qu’il affectera sur vous, que vous êtes justement dans le dernier degré du genre humain.

 

Au bout de quarante ans de travail, vous vous résolvez à chercher par les cabales ce qu’on ne donne jamais au mérite seul ; vous vous intriguez comme les autres pour entrer dans l’Académie française, et pour aller prononcer, d’une voix cassée, à votre réception, un compliment qui le lendemain sera oublié pour jamais. Cette Académie française est l’objet secret des vœux de tous les gens de lettres ; c’est une maîtresse contre laquelle ils font des chansons et des épigrammes jusqu’à ce qu’ils aient obtenu des faveurs, et qu’ils négligent dès qu’ils en ont la possession.

 

Il n’est pas étonnant qu’ils désirent d’entrer dans un corps où il y a du mérite, et dont ils espèrent, quoique assez vainement d’être protégés. Mais vous me demanderez pourquoi ils en disent tous tant de mal jusqu’à ce qu’ils y soient admis, et pourquoi le public, qui respecte assez l’Académie des sciences, ménage si peu l’Académie française. C’est que les travaux de l’Académie française sont exposés aux yeux du grand nombre, et les autres sont voilés. Chaque Français croit savoir sa langue, et se pique d’avoir du goût ; mais il ne se pique pas d’être physicien. Les mathématiques seront toujours pour la nation en général une espèce de mystère, et par conséquent quelque chose de respectable. Des équations algébriques ne donnent de prise ni à l’épigramme, ni à la chanson, ni à l’envie ; mais on juge durement ces énormes recueils de vers médiocres, de compliments, de harangues, et ces éloges qui sont quelquefois aussi faux que l’éloquence avec laquelle on les débite. On est fâché de voir la devise de l’immortalité à la tête de tant de déclamations, qui n’annoncent rien d’éternel que l’oubli auquel elles sont condamnées.

 

Il est très certain que l’Académie française pourrait servir à fixer le goût de la nation. Il n’y a qu’à lire ses Remarques sur le Cid ; la jalousie du cardinal de Richelieu a produit au moins ce bon effet. Quelques ouvrages dans ce genre seraient d’une utilité sensible. On les demande depuis cent années au seul corps dont ils puissent émaner avec fruit et bienséance. On se plaint que la moitié des académiciens soit composée de seigneurs qui n’assistent jamais aux assemblées, et que dans l’autre moitié, il se trouve à peine huit ou neuf gens de lettres qui soient assidus. L’Académie est souvent négligée par ses propres membres. Cependant, à peine un des quarante a-t-il rendu les derniers soupirs, que dix concurrents se présentent ; un évêché n’est pas plus brigué ; on court en poste à Versailles ; on fait parler toutes les femmes ; on fait agir tous les intrigants ; on fait mouvoir tous les ressorts ; des haines violentes sont souvent le fruit de ces démarches. La principale origine de ces horribles couplets qui ont perdu à jamais le célèbre et malheureux Rousseau (6), vient de ce qu’il manqua la place qu’il briguait à l’Académie. Obtenez-vous cette préférence sur vos rivaux, votre bonheur n’est bientôt qu’un fantôme ; essuyez-vous un refus, votre affliction est réelle. On pourrait mettre sur la tombe de presque tous les gens de lettres :

 

 

Ci-gît au bord de l’Hippocrène,

Un mortel longtemps abusé.

Pour vivre pauvre et méprisé,

Il se donna bien de la peine.

 

 

Quel est le but de ce long sermon que je vous fais ? Est-ce de vous détourner de la route de la littérature ? Non ; je ne m’oppose point ainsi à la destinée : je vous exhorte seulement à la patience.

 

 

 

1 – Cette lettre paraît écrite en 1732 ; car en ce temps l’auteur avait pris chez lui ce jeune homme, nommé M. Lefebvre, à qui elle est adressée. On dit qu’il promettait beaucoup, qu’il était très savant, et faisait bien des vers : il mourut la même année. (Note de 1742).

 

2 – Comparez le monologue du Mariage de Figaro, acteV. (G.A.)

 

3 – Allusion à la chute de Mariamne. (G.A.)

 

4 – Ceci s’adresse à Dacier. (G.A.)

 

5 – Comme madame de Tencin. (G.A.)

 

6 – Jean-Baptiste.

 

 

 

 

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