CORRESPONDANCE : Année 1732 - Partie 23
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à M. de Formont
(1)
Si je vous faisais des compliments, mon cher ami, de la part de toutes les personnes qui vous regrettent, et si je vous répétais tout ce qu’on dit de vous, ma lettre serait le plus long de mes ouvrages ; mais à peine ai-je le temps de vous écrire un petit billet.
Je viens d’écrire à Jore de passer chez vous pour y faire des ballots portatifs de tous les exemplaires de Charles XII, avec un petit paquet séparé, qui contiendra une douzaine d’exemplaires de l’édition commencée et trente exemplaires des tragédies.
A l’égard d’Eriphyle, je vous dirai, quand je vous écrirai tout de bon, que je crois enfin en avoir fait une pièce, où la terreur et la pitié seront portées à leur comble. Le premier acte, le quatrième et le cinquième sont tout neufs. Je compte envoyez incessamment le manuscrit à vous et à notre cher Cideville ; je l’embrasse bien tendrement. Ma première épître vous dira le reste.
1 – Editeurs de Cayrol et François. C’est à tort que M. A. François a daté cette lettre du 28 Décembre 1731. (G.A.)
à M. de Cideville
Ce jeudi, 17 Avril.
Je demande pardon à mon très cher Cideville. Si je n’étais pas le plus sérieusement du monde occupé à des bagatelles, et si les moments de paresse qu’ont tous les vaporeux comme moi ne succédaient pas tour à tour au travail, je vous écrirais tous les jours, mon cher ami ; car avec qui dans le monde aimerais-je mieux à m’entretenir qu’avec vous ? Avec qui puis-je mieux goûter les plaisirs de l’amitié et les agréments de la littérature ? Je vous renverrai votre opéra, puisque vous me le redemandez ; mais ce ne sera pas sans regretter infiniment l’acte de Daphnis et Chloé, qui est certainement très joli, et sur lequel on ne pourrait pas faire de méchante musique. Si jamais vous avez du loisir, je vous conjurerai de l’employer à corriger les deux autres actes, et à faire à votre opéra ce que je viens de faire bien ou mal à ma tragédie : j’y viens de changer plus de la valeur de deux grands actes, et c’est de cette nouvelle manière dont on va la jouer à la rentrée du théâtre, précédée d’un compliment en vers à nos seigneurs du public. Je compte vous envoyer dans un paquet la pièce et le compliment (1), et je veux que votre ami Formont m’en dise avec vous son sentiment ; je vais lui écrire pour lui dire combien je lui suis obligé des peines qu’il a bien voulu prendre pour ce que vous savez (2), et combien nous le regrettons tous à Paris. Ah ! Mon cher Cideville, pourquoi ne venez-vous pas aussi vous faire regretter, ou plutôt pourquoi ne pouvez-vous pas l’un et l’autre vous faire toujours regretter à Rouen ? Adieu, mon cher ami, mille pardons de vous écrire si fort en bref. J’ai déjà parlé à ma baronne (3) de notre petit Linant ; je souhaite extrêmement de lui être utile. Je me croirais trop heureux, si j’avais pu, une fois en ma vie, encourager des talents. Adieu ; je vous embrasse tendrement.
1 – Voyez le discours en tête d’Eriphyle. (G.A.)
2 – Les ballots de Charles XII cachés chez lui. (G.A.)
3 – Madame de Fontaines-Martel. (G.A.)
à M. de Formont
Du 19 Avril 1732.
Formont, chez nous tant regretté,
Toi qui, parlant avec finesse,
Penses avec solidité,
Et, sans languir dans la paresse,
Vis heureux dans l’oisiveté,
Dis-nous en un peu, sans vanité,
Des nouvelles de la Sagesse
Et de sa sœur la Volupté ;
Car on sait bien qu’à ton côté
Ces deux filles vivent sans cesse.
L’une et l’autre est une maîtresse,
Pour qui j’ai beaucoup de tendresse,
Mais dont Formont seul a tâté.
Je compte, mon cher Formont, que vous aurez incessamment quelques manuscrits de ma façon, puisqu’on vous a débarrassé du dépôt de mes folies imprimées. Je vous enverrai Eriphyle, de la nouvelle fournée, avec trois actes nouveaux, le tout accompagné d’une façon de compliment en vers, selon la méthode antique, lequel sera récité par Dufresne jeudi prochain. C’est ce jour-là que le parterre jugera Eriphyle en dernier ressort ; mais je veux qu’auparavant elle soit jugée par vous et par M. de Cideville, les deux meilleurs magistrats de mon parlement. J’écrivis hier à notre cher Cideville, mais j’étais si pressé, que je ne lui mandai rien du tout. Vous aurez aujourd’hui la petite épigramme, assez naïve à mon sens, sur Néricault Destouches :
Néricault, dans sa comédie,
Croit qu’il a peint le glorieux ;
Pour moi, je crois, quoi qu’il nous die,
Que sa préface le peint mieux.
D’ailleurs, il n’y a rien ici qui vaille, en ouvrages nouveaux. Nous allons avoir, cet été, une comédie en prose, du sieur Marivaux, sous le titre des Serments indiscrets. Vous croyez bien qu’il y aura beaucoup de métaphysique et peu de naturel, et que les cafés applaudiront, pendant que les honnêtes gens n’entendront rien.
Vous savez que la petite Dufresne, in articulo mortis (1), a signé un beau billet conçu en ces termes : « Je promets à Dieu et à M. le curé de Saint-Sulpice de ne jamais remonter sur le théâtre. » Tout le monde dit : « Oh ! le beau billet qu’a La Châtre. » Pour nous autres Fontaine-Martel, nous jouons la comédie assez régulièrement. Nous répétâmes hier la nouvelle Eriphyle. Nous faisons quelquefois bonne chère, assez souvent mauvaise ; mais, soit qu’on meure de faim ou qu’on se crève, on dit toujours : « Ah ! Si M. de Formont était là ! » Adieu, mon cher ami ; personne ne vous aime plus tendrement que, etc.
1 – Femme de Quinault-Dufresne. Elle était de petite taille ; elle ne mourut qu’en 1759. (G.A.)
à M. de Cideville
Paris, ce 2 Mai 1732.
Jore est parti, mon cher ami, avec un ouvrage que je regrette, et un autre pour qui je crains ; c’est le vôtre que je voudrais bien n’avoir pas perdu ; et c’est le mien que je tremble de donner au public. Jore doit vous rendre ballet et tragédie. Vous trouverez Eriphyle bien changée ; lisez-là, je vous prie, avec notre aimable et judicieux ami, et dites-moi l’un et l’autre ce que vous en pensez. On peut aisément envoyer des corrections à son imprimeur, par la poste ; ne m’épargnez point, et lisez chaque vers avec sévérité. Vous allez peut-être faire languir quelques pauvres plaiseurs, et différer quelque beau rapport, pour une mauvaise pièce ; vous direz, en parlant de mes vers,
Posthabui tamen illorum mea seria ludo.
VIRG., Egl. VII.
Il n’y a rien de nouveau ici qu’une pièce médiocre qu’on joue presque incognito aux Italiens (1). On bâille à Jephté, mais on y va ; il n’y a de livres nouveaux que l’Anatomie de Winslow.
Adieu, care amice.
1 – Les Amusements à la mode, par Romagnesi et Riccoboni. Eriphyle y est parodiée au troisième acte. (G.A.)
à M. de Formont
1732.
Mes chers Aristarques, je vous obéis avec joie et je suis encore plus sévère que vous ; je vous envoie plus d’un changement dans cette feuille ; demain vous pourrez avoir une voiture plus complète. La poste va partir, sans cela vous auriez au moins une douzaine de vers de plus. Jore en reçoit tous les jours. Je vous prie de lui communiquer ceux-ci dès que vous les aurez reçus ; dites-lui bien qu’il les porte exactement sur la pièce, qu’il commence incessamment l’impression, et qu’il m’envoie une copie de tous les vers corrigés qu’il a reçus de moi, afin que je les revoie à loisir. Mille remerciements, mille pardons. Soyez toujours bien indulgents pour moi, et bien sévères pour mes ouvrages. Je vous embrasse bien tendrement.
Nouveaux changements dans la tragédie d’Ériphyle.
Acte I, sc. II − Songez à cet oracle, à cette loi suprême.
Corrigez :
Songez à cet oracle, à cet ordre suprême.
Ces temps, ce jour affreux, feront la destinée.
Corrigez :
Attends jusqu’à ce jour, attends la destinée.
De cet Etat tremblant embarrassaient les rênes.
Corrigez :
De l’Etat qui chancelle embarrassaient les rênes.
Descend du haut des cieux après plus de quinze ans.
Corrigez :
Descend du haut des cieux après plus de vingt ans.
Acte III, sc. I à la fin − Après ce vers :
Mais du moins, en tombant, je saurai me venger.
Otez tout ce qui suit jusqu’à la fin de la scène, et mettez à la place :
EUPH. Si vous n’espérez rien, que faut-il ménager ?
Venez-vous essuyez les mépris de la reine ?
ERM. Euphorbe, je viens voir à qui je dois ma haine ;
Qui sont mes vrais rivaux, qui je dois accabler,
Qui séduit Eriphyle, et quel sang doit couler.
Je viens voir si la reine aura bien l’assurance
De nommer devant moi… C’est elle qui s’avance.
Acte IV, sc. DERN. − Détestable aux mortels et réprouvé des dieux.
Corrigez :
Détesté des morts même, et reprouvé des dieux.
ÉRIPH. Rayer tout son couplet, et mettez à la place :
Malheureux, qu’as-tu dit ? Qu’on arrête Théandre,
Que le pontife enfin revienne m’éclaircir,
Qu’on appelle Alcméon, qu’on le fasse venir.
Théandre ne sait point quel sang lui donna l’être ;
Il me ferait rougir, s’il se faisait connaître.
Que veut-il ? Quel discours ! Moi, je pourrai jamais
Rougir de ce héros, regretter mes bienfaits !
Dieux, est-ce là ce jour annoncé par vous-même,
Où j’allais disposer de moi, du diadème ;
Où j’allais être heureuse ? O mort, explique-toi !
Ne borne point ta haine à m’inspirer l’effroi.
Quel est cet Alcméon ? D’où vient qu’en sa présence
J’ai senti rallumer cet amour qui t’offense ?
Dieux qui voyez mes pleurs, mes regrets, mes combats,
Dévoilez-moi mon cœur, que je ne connais pas.
J’ai cru brûler d’un feu si pur, si légitime ;
Quel est donc mon destin, ne puis-je aimer sans crime ?
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
Addition aux changements qu’on doit faire à ce quatrième acte
dans cette même scène.
THÉAND. Le grand-prêtre le sait, il sauva son enfance.
Corrigez :
Je sais que le grand-prêtre a sauvé son enfance.
à M. de Cideville
Ce samedi, 9 Mai.
Madame de Fontaines-Martel est malade, et moi aussi ; il faut que je la veille, et j’ai besoin d’être veillé ; il faut que je sorte, et j’ai besoin d’être couché ; il faut que je vous écrive mille choses, et je n’ai pas le temps d’écrire un mot : tout ce que je puis vous dire, mes chers amis, c’est qu’il est nécessaire de suspendre l’impression d’Eriphyle ; mes changements ne sauraient être assez tôt prêts, et seraient assurément très mal faits, dans la foule des occupations, des désagréments, et des maux qui me traversent. Je vous demande en grâce de cacheter sur-le-champ Eriphyle, ou de me l’envoyer irrémissiblement par la poste ; que Jore suspende tout, jusqu’à nouvel ordre. Adieu, cari amici, il faut ou qu’Eriphyle soit entièrement digne de vous, ou qu’elle ne paraisse point. Valete.
à M. de Cideville
Ce vendredi, 16 Mai 1732.
J’ai reçu aujourd’hui Eriphyle ; mais avant de vous la renvoyer, il faut que vous me jugiez en cour de petit commissaire. Voici ce que j’allègue contre moi-même. Je fais la fonction de l’avocat du diable, contre la canonisation d’Eriphyle.
1°/ En votre conscience, n’avez-vous pas senti de la langueur et du froid, lorsqu’au troisième acte Théandre vient annoncer que les furies se sont emparées de l’autel, etc. ? Ce que dit la reine à Alcméon, dans ce moment, est beau ; mais on est étonné que ce beau ne touche point. La raison en est, à mon avis, que la reine est trop longtemps bernée par les dieux. Elle n’a pas le loisir de respirer ; elle n’a pas un instant d’espérance et de joie ; donc elle ne change point d’état, donc elle ne doit point remuer le spectacteur, donc il faut retrancher cette fin du troisième acte.
2°/ Le quatrième acte commence avec encore plus de froid. Théandre y fait un monologue inutile. La scène qu’il a ensuite avec Alcméon me paraît mauvaise, parce que Théandre n’y dit rien de ce qu’il devrait dire. Ses doutes équivoques ne conviennent point au théâtre. S’il sait qu’Alcméon est fils de la reine, il doit l’en avertir ; s’il n’en sait rien, il ne doit rien soupçonner. Cette scène devrait être terrible, et n’est pas supportable. L’ombre venant après cette scène ne fait pas l’effet qu’elle devrait faire, parce qu’elle en dit moins que Théandre n’en a fait entendre. Enfin, la reine ne finit point cet acte par les sentiments qu’elle devrait avoir. Elle ne marque que le désir d’épouser Alcméon. Il faut qu’elle exprime des sentiments de tendresse, d’horreur, et d’incertitude.
Il me paraît qu’il y a très peu à réformer au cinquième, et rien au premier ni au second.
Prononcez donc, mes chers amis,
Vous êtes ma cour souveraine ;
Et je recevrai vos avis
Comme un arrêt de Melpomène.
à M. de Cideville
A Paris, le 29 Mai.
Je lisais, ces jours passés, mon cher ami, que les gens qui font des tragédies négligent fort le style épistolaire, et écrivent rarement à leurs amis. J’ai le malheur d’être dans ce cas, et, en vérité, j’en suis bien fâché. Je ne conçois pas comment je peux mériter si mal les charmantes lettres que j’aime à recevoir de vous. Si je m’en croyais, je vous importunerais tous les jours pour m’attirer des lettres de mon cher ami Cideville ; mais je ne suis occupé à présent qu’à m’attirer ses suffrages. J’ai corrigé dans Eriphyle tous les défauts que nous y avions remarqués. A peine cette besogne a été achevée, qu’afin de pouvoir revoir mon ouvrage avec moins d’amour-propre, et me donner le temps de l’oublier, j’en ai vite commencé un autre (1), et j’ai pris une ferme résolution de ne jeter les yeux sur Eriphyle que quand la nouvelle tragédie sera achevée. Celle-ci sera faite pour le cœur autant qu’Eriphyle était faite pour l’imagination. La scène sera dans un lieu bien singulier ; l’action se passera entre des Turcs et des chrétiens. Je peindrai leurs mœurs autant qu’il me sera possible, et je tâcherai de jeter dans cet ouvrage tout ce que la religion chrétienne semble avoir de plus pathétique et de plus intéressant, et tout ce que l’amour a de plus tendre et de plus cruel. Voilà ce qui va m’occuper six mois ; quod felix, faustum musulmanumque sit (2).
Je vis avant-hier l’abbé Linant pour qui je me sens bien de l’estime et de l’amitié. Ce qu’il vaut, c’est-à-dire ce que vous pensez de lui, me fait extrêmement regretter de n’avoir pu le servir comme je le désirais. Vous savez que mon dessein était de vivre avec lui, chez madame de Fontaine-Martel ; j’y étais même intéressé. Un homme de lettres, qui est né avec tant de talents, et qui me paraît si aimable, que vous aimez, et qui m’aurait entretenu de vous, aurait fait la douceur de ma vie. Madame de Fontaine n’a pas voulu entendre raison ; elle prétend que Thieriot l’a rendue sage. Elle lui donnait douze cents francs de pension, et, avec cela, elle n’en a point été contente. Elle croit que tout jeune homme en usera de même. Le fils du pauvre Crébillon, frère aîné de Rhadamiste, et encore plus pauvre que son père, lui a été présenté dans cet intervalle. Elle l’a assez goûté ; mais, sachant qu’il avait vingt-cinq ans, elle n’a pas voulu le loger. Je crois qu’elle ne m’a dans sa maison que parce que j’ai trente-six ans (3) et une trop mauvaise santé pour être amoureux ; elle ne veut point que les gens qu’elle aime aient des maîtresses. Le meilleur titre qu’on puisse avoir pour entrer chez elle est d’être impuissant ; elle a toujours peur qu’on ne l’égorge, pour donner son argent à une fille d’opéra (4) : jugez, d’après cela, si Linant, qui a dix-neuf ans (5), est homme à lui plaire.
Je suis, en vérité, bien fâché de la haine que madame de Fontaine a pour la jeunesse. Votre abbé aurait été son fait et le mien. Mais, quelque chose qui arrive, il réussira sûrement ; il est né sage, il a de l’esprit, de la bonne volonté, de la jeunesse ; avec tout cela on se tire bientôt d’affaire à Paris. Les vers qu’il a faits pour vous sont bien au-dessus de ceux qu’il avait faits pour Dieu et pour le chaos ; on réussit selon les sujets. Je suis fort trompé, ou ce jeune homme a le véritable talent ; et c’est ce qui augmente encore le regret que j’ai de ne pouvoir vivre avec lui. Qu’il compte sur moi, si jamais je puis lui rendre service. Dans deux ou trois ans il écrira mieux que moi, et je l’en aimerai davantage. Mon Dieu, mon cher Cideville, que ce serait une vie délicieuse de se trouver logés ensemble trois ou quatre gens de lettres, avec talents et point de jalousie ! De s’aimer, de vivre doucement, de cultiver son art, d’en parler, de s’éclairer mutuellement ! Je me figure que je vivrai un jour dans ce petit paradis ; mais je veux que vous en soyez le dieu. En attendant, je vais versifier ma tragédie, et, si je peins l’amour comme vous me faites sentir l’amitié, l’ouvrage sera bon. Je vous embrasse mille fois. V.
1 – Zaïre. (G.A.)
2 – Voyez Tite-Live, liv. I., ch. XXVII. (G.A.)
3 – Ou plutôt trente-huit. (G.A.)
4 – Allusion à Thieriot, amant de mademoiselle Sallé. (G.A.)
5 – Ou plutôt vingt-quatre. (G.A.)