CORRESPONDANCE : Année 1731 - Partie 18
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à M. de Cideville (A VOUS SEUL)
Paris, 30 Janvier 1731.
Vous m’avez toujours un peu aimé, mon cher Cideville : il s’agit de me procurer le moyen de vivre avec vous quelque temps, en bonne fortune. Je voudrais faire imprimer à Rouen une Histoire de Charles XII, roi de Suède, de ma façon. C’est mon ouvrage favori, et celui pour qui je me sens des entrailles de père. Si je pouvais trouver un endroit où je demeurasse incognito dans Rouen, et un imprimeur qui se chargeât de l’ouvrage, je partirais dès que j’aurais reçu votre réponse.
Il y a deux manières de s’y prendre pour faire imprimer cette histoire. La première, c’est d’en montrer un exemplaire à M. le premier président (1), qui donnerait une permission tacite ; la seconde, d’avoir un de ces imprimeurs (2) qui font tout sans permission.
Dans le premier cas, on pourrait craindre que le premier président ne fît quelques difficultés de laisser imprimer ici un ouvrage dont on a suspendu l’impression à Paris, par ordre du garde des sceaux.
Dans le second cas, il y aurait à craindre d’être découvert. Il est bien triste pour la littérature d’être dans ces transes et dans ces extrémités, au sujet de presque tous les livres écrits avec un peu de liberté. La seule chose qui me rassure, c’est que, n’ayant mis dans mon ouvrage que de ces vérités qu’un magistrat et un citoyen doivent approuver, je pourrais aisément compter sur la connivence du premier président, en cas que la chose lui fût bien recommandée. Mais tout cela exigerait un profond secret ; et il faudrait qu’en ce cas-là même, le libraire chargé de l’impression n’en fût que plus secret et plus diligent.
Voilà, mon cher monsieur, mon ancien ami, et mon ancien camarade, et mon confrère en Apollon, ce qui lutine pour le présent ma pauvre petite tête.
Dans cet embarras, je vais vous envoyer, par le carrosse, le premier volume de cette histoire. C’est le seul exemplaire qui me reste de deux mille six cents qui ont été saisis, après avoir été munis d’une approbation au sceau (3).
Je m’adresse à vous hardiment pour redresser ce tort. Peut-être, en lisant l’ouvrage, le trouverez-vous moins indigne de l’impression, et vous intéresserez-vous à la destinée de mon pauvre enfant, qu’on a si mal maltraité.
Quand vous l’aurez lu, je laisse à votre amitié et à votre prudence à m’indiquer la voie la plus sûre pour réussir dans cette affaire, que j’ai extrêmement à cœur. Surtout je vous demande en grâce que vous ne fassiez point courir ce livre dans Rouen, que qui que ce soit ne sache mon dessein d’y venir, et que le livre ne soit communiqué qu’à la personne qui pourra se charger d’obtenir cette permission tacite, en cas que vous ne vouliez pas vous compromettre.
S’il arrive, par malheur, qu’aucune des voies que je vous propose ne puisse réussir, alors vous me renverrez mon livre par la voie que j’aurai l’honneur de vous indiquer.
En attendant, je vous prie de m’adresser votre réponse sous l’enveloppe de M. de Livri, secrétaire du roi, rue de Condé. Je vous aime et estime trop pour vous faire des excuses de la liberté que je prends avec vous ; il n’y a personne dans le monde à qui je fusse plus aise d’avoir obligation : songez que le plaisir que je vous demande est un des plus sensibles que je puisse jamais avoir ; c’est celui de pouvoir être à portée de vous voir pendant trois mois.
Adieu, je suis pour toute ma vie votre très humble et obéissant serviteur.
1 – Camus de Pontcarré. (G.A.)
2 – Cideville lui procura Jore. (G.A.)
3 – Voyez l’Avertissement sur Charles XII. (G.A.)
à M. de Cideville
A Paris, ce 3 Février 1731.
Mon cher Cideville, je suis enchanté, pénétré de vos bonté. M. de Lezeau doit vous avoir remis la première partie qui a déjà été imprimée. Je m’imagine que le parti de parler au premier président est le seul raisonnable, quoiqu’il ne soit pas sûr. Il peut nous refuser ; il peut craindre de se commettre ; mais au moins gardera-t-il le secret ; et surtout, ne sachant pas que c’est moi qui lui demande cette grâce, il ne pourra pas m’accuser au garde des sceaux d’avoir voulu faire imprimer un ouvrage défendu. Je n’ai donc, je crois, qu’un refus à craindre ; par conséquent il le faut risquer. En ce cas mon parti est tout pris ; vous me renverriez le livre par le carrosse de Rouen, à l’adresse de M. Dubreuil, cloître Saint-Merri ; et je sais bien alors ce que je ferai.
Mais l’envie de passer quelques mois avec vous me flatte trop pour que je n’espère rien à Rouen. Je ne sais si je me trompe, mais on peu dire au premier président qu’il a déjà permis l’impression du Triomphe de l’Intérêt (1), qui était proscrit au sceau, et que cette permission tacite ne lui a point attiré de reproches ; mais, surtout, on peut lui dire que M. le garde des sceaux n’a nulle envie de me désobliger ; qu’il lui importe très peu que cette nouvelle histoire du roi de Suède soit imprimée ou non ; qu’il n’a retiré l’approbation que par une délicatesse qui sied très bien à la place où il est, n’étant pas convenable qu’il donnait publiquement un privilège pour un ouvrage plein de vérités qui peuvent choquer plusieurs princes, vérités déjà connues, déjà imprimées dans toutes les gazettes et dans plusieurs livres, mais dont il pourrait être responsable en son nom, si elles paraissaient avec son approbation et le privilège de son maître. Tout ce que M. de Chauvelin souhaite, c’est de ne donner aucun prétexte aux plaintes qu’on pourrait former contre lui. Ainsi ce n’est point lui déplaire que de laisser imprimer à Rouen, avec un profond secret, cet ouvrage, dont il ne sera plus obligé de répondre. Si M. le premier président veut y faire réflexion, cette affaire ne souffre pas l’ombre de difficulté, et ne commet ni lui ni le garde des sceaux, dès qu’il n’y aura point de permission par écrit. J’ai par devers moi un grand exemple d’une pareille connivence, que vous pouvez et que je vous prie même, en cas de besoin, de citer à M. le premier président. Cette nouvelle édition du poème de la Henriade a été faite à Paris par la permission tacite de M. de Chauvelin (2) le maître des requêtes, et de M. Hérault (3), sans que M. le garde des sceaux en sache encore le moindre mot. Voilà, monsieur, tout ce que je puis alléguer ; le reste dépend de votre amitié pour moi, de votre éloquence, et du caractère facile ou revêche de M. de Pontcarré, que je ne connais point. Tout est entre vos mains : mitte sapientem et nihil dicas. Vous êtes de ces ambassadeurs à qui il faut donner carte blanche. M. de Lezeau, que j’ai vu à Paris, et qui sait tout ceci, me gardera sans doute le secret. Je compte qu’il vous a remis le livre, et que personne que vous ne le verra, sauf M. le premier président. Adieu, mille remerciements ; je vous embrasse bien tendrement. Ecrivez dorénavant sous l’adresse de M. Dubreuil, cloître Saint-Merri.
1 – Divertissement de Boissy. (G.A.)
2 – Celui-ci est Jacques Bernard ; et le Chauvelin cité plus haut est Germain-Louis. (G.A.)
3 – Lieutenant de police. (G.A.)
à M. Cideville
16 Février 1731.
M. le premier président est un homme bien épineux ; mais vous êtes un homme adorable. Je vous prie de lui montrer à bon compte le premier volume. Le manuscrit qui contient le second tome n’est pas encore prêt. Les difficultés que l’on pourrait faire ne peuvent regarder que le premier tome imprimé, puisqu’il ne s’agit guère, dans le second, que des aventures de chevalier errant que ce Suédois, moitié héros et moitié fou, mit à fin en Turquie et en Norvège, deux pays avec lesquels la librairie française a peu d’intérêts à ménager. Je ne doute point, si le premier président est un homme d’esprit, ou, ce qui vaut mieux, un homme aimable, qu’il ne soit tout à fait de vos amis, et qu’il ne fasse ce que vous voudrez. Je ne voudrais pas vous commettre avec lui, ni lui avec M. le garde des sceaux. Je puis vous donner ma parole d’honneur, et vous pouvez lui donner la vôtre, que tout ce qui a obligé M. le garde des sceaux à retirer le privilège a été la crainte de déplaire au roi Auguste (1), dont on est obligé de dire des vérités un peu fâcheuses. Mais, en même temps, comme ces vérités sont publiques en Europe, et ont été imprimées dans trente ou quarante histoires modernes, en toutes langues, je puis vous assurer que M. le garde des sceaux ne fera aucun scrupule de laisser paraître l’ouvrage, quand le privilège du roi n’y sera pas.
Dans ce pays-ci il me semble qu’on doit plus ménager Stanislas qu’Auguste : aussi je me flatte que sa fille Marie (2) ne me saura pas mauvais gré du bien que j’ai dit de M. son père. Qui peut donc arrêter M. le président ? Je ne doute pas que vous n’en veniez à bout, mon cher Cideville, et que je n’aille bientôt dans la basse-cour du grande Corneille commencer incognito quelque tragédie, avec l’intercession de ce grand saint.
Adieu ; que le premier tome ne déplaise pas, et je réponds du reste. J’attends avec impatience la conclusion de vos bontés. Tout le monde me croit ici en Angleterre. Tant mieux :
Moins connu des mortels, je me cacherai mieux. (RAC., Phèd.)
Mille compliments à M. de Lezeau ; un profond secret, et de vos nouvelles. Je vous aime tendrement ; je vous embrasse de tout mon cœur, et j’espère entendre parler de vous incessamment.
1 – Roi de Pologne. (G.A.)
2 – Marie Leczinska, femme de Louis XV. (G.A.)
à M. de Cideville
A Paris, ce 2 Mars.
Comme je vis ici moitié en philosophe, moitié en hibou, je n’ai reçu qu’hier votre lettre du 27, et les vers que vous m’aviez envoyés par M. de Formont. Thieriot, qui ne sait pas même ma demeure, ne put me rendre les vers qu’hier. Ce fut une journée complète pour moi de recevoir, en même temps, les bonnes nouvelles que vous me mandez, et les beaux vers dont vous m’honorez. Il y a, mon cher ami, des choses charmantes dans votre épître ; il y a naïveté, esprit, et grâce. Ce même esprit, qui vous fait faire de si jolies choses, vous en fait aussi sentir les défauts. Vous avez raison de croire votre épître un peu trop longue, et pas assez châtiée.
Réprimez, d’une main avare et difficile,
De ce terrain fécond l’abondance inutile.
Emondez ces rameaux confusément épars ;
Ménagez cette sève, elle en sera plus pure.
Songez que le secret des arts
Est de corriger la nature (1)
Je vais m’arranger pour venir raisonner belles-lettres avec vous, en bonne fortune, pendant quelques mois. Je vais faire partir, peut-être dès demain, une valise pleine de prose et de vers ; après quoi vous me verrez bientôt arriver. Je vous demande la permission d’envoyer cette valise à votre adresse. A l’égard de ma maigre figure, elle se transportera à Rouen avant qu’il soit dix jours. Ainsi je compte que vous aurez la bonté de me retenir ce petit trou (2) dont vous m’avez parlé, pour le 15 du présent mois. Vous ne sauriez croire les obligations infinies que je vous ai.
Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci. (HOR., de Art.p.)
Adieu, ami charmant, négociateur habile, poète aimable, et qui, par-dessus tout cela, avez une santé de fer, dont bien éloigné, est, pour son malheur, votre très obligé serviteur. Si vous avez quelque chose à me mander, d’ici à mon arrivée, ayez la bonté de m’écrire sous le couvert de M. de Livri. Comme je soupe là tous les jours, vos lettres m’en seront plus tôt rendues. Ne soyez pas étonné de toutes ces précautions : je n’en saurais trop prendre pour faire réussir un dessein qui me fera passer trois mois avec vous. Adieu.
1 – Voyez la lettre à Thieriot, 18 Mars 1736. (G.A.)
2 – L’hôtel de Mantes, à Rouen, tenu par la mère de l’abbé de Linant. Dans ces vers inédits, Voltaire fait une singulière description de cet hôtel :
A l’hôtel de Mantes, je gîte,
Soi-disant de Mantes l’hôtel ;
Mais horrible damné b…
Dont je veux sortir au plus vite.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Arachné tapisse mes murs !
Draps y sont courts, lits y sont durs ;
Boiteuses sont les escabelles ;
Et la bouteille au cou cassé
Y soutient de jaunes chandelles
Dont le bout y fut enfoncé
Par les deux mains sempiternelles
De l’hôtesse au nez retroussé.
(G.A.)
à M. Favières
4 Mars.
Je vous suis très obligé, mon cher Favières, des vers latins et français que vous avez bien voulu m’envoyer. Je ne sais point qui est l’auteur des latins (1) ; mais je me félicite, quel qu’il soit, sur le goût qu’il a, sur son harmonie, et sur le choix de sa bonne latinité, et surtout de l’espèce convenable à son sujet.
Rien n’est si commun que des vers latins, dans lesquels on mêle le style de Virgile avec celui de Térence, ou des épîtres d’Horace. Ici il paraît que l’auteur s’est toujours servi de ces expressions tendres et harmonieuses qu’on trouve dans les églogues de Virgile, dans Tibulle, dans Properce, et même dans quelques endroits de Pétrone, qui respirent la mollesse et la volupté.
Je suis enchanté de ces vers :
Ridet ager, lascivit humus, nova nascitur arbos…
Basia lascivæ jungunt repetita columbæ.
Et, en parlant de l’Amour :
Vulnere qui certo lædere pectus amat.
Je n’oublierai pas cet endroit où il parle des plaisirs qui fuient la jeunesse :
Sic fugit humanæ tempestas aurea vitæ,
Arguti fugiunt, agmina blanda, joci.
Je citerais trop de vers, si je marquais tous ceux dont j’ai goûté la force et l’énergie.
Mais, quoique l’ouvrage soit rempli de feu et de noblesse, je conseillerais plutôt à un homme qui aurait du goût et du talent pour la littérature, de les employer à faire des vers français. C’est à ceux qui peuvent cultiver les belles-lettres avec avantage à faire à notre langue l’honneur qu’elle mérite. Plus on a fait provision des richesses de l’antiquité, et plus on est dans l’obligation de les transporter en son pays. Ce n’est pas à ceux qui méprisent Virgile, mais à ceux qui le possèdent, d’écrire en français.
Venons maintenant, mon cher Favières, à votre traduction du Printemps, ou, plutôt, à votre imitation libre de cet ouvrage. Vos expressions sont vives et brillantes, vos images bien frappées ; et, surtout, je vois que vous êtes fidèle à l’harmonie, sans laquelle il n’y a jamais de poésie.
Il faudrait vous rappeler ici trop de vers, si je voulais marquer tous ceux dont j’ai été frappé. Adieu ; je vais dans un pays où le printemps ne ressemble guère à la description que vous en faites l’un et l’autre. Je pars pour l’Angleterre (2) dans quatre ou cinq jours, et suis bien loin assurément de faire des tragédies.
Frange, miser, calamos, vigilateque prælia dele. (JUV., sat.VII.)
J’ai renoncé pour jamais aux vers.
Nunc… versus et cætera ludicra pono. (HOR., lib. I, ep. I.)
Mais il s’en faut bien que je sois devenu philosophe, comme celui dont je vous cite les vers. Adieu ; je vous aime, en vers et en prose, de tout mon cœur, et vous serai attaché toute ma vie.
1 – Ver, carmen pentemetrum, par Favières ; traduction de Querlon. (G.A.)
2 – C’est-à-dire pour Rouen. (G.A.)
à M. Thieriot
Rouen, le 1er Mai.
Je vous écris enfin, mon cher Thieriot, du fond de ma solitude, où je serais le plus heureux homme du monde, si les circonstances de ma vie ne m’avaient rendu d’ailleurs le plus malheureux. Je compte quitter dans peu ma retraite pour venir vous retrouver à Paris. En attendant, recevez mes compliments sur les succès flatteurs et solides de votre héroïne (1). Je ne saurais plus résister à vous envoyer cette pièce (2) que vous m’avez si souvent demandée ;
Et dût la troupe des dévots,
Que toujours un pur zèle enflamme,
Entourer mon corps de fagots,
Le tout pour le bien de mon âme,
je ne puis m’empêcher de laisser aller ces vers, qui m’ont été dictés par l’indignation, par la tendresse, et par la pitié, et dans lesquels, en pleurant mademoiselle Lecouvreur, je rends au mérite de mademoiselle Sallé la justice qui lui est due. Je joins ma faible voix à toutes les voix d’Angleterre, pour faire un peu sentir la différence qu’il y a entre leur liberté et notre esclavage, entre leur sage hardiesse et notre folle superstition ; entre l’encouragement que les arts reçoivent à Londres, et l’oppression honteuse sous laquelle ils languissent à Paris.
1 – Mademoiselle Sallé, alors à Londres. (G.A.)
2 – Voyez, aux POESIES, les Vers sur la mort d’Adrienne Lecouvreur. Cette mort est du 20 Mars. (G.A.)
à M. de Formont
Oh ! qu’entre Cidéville et vous
J’aurais voulu passer ma vie (1) !
C’est dans un commerce si doux
Qu’est la bonne philosophie,
Que n’ont point ces mystiques fous,
Ni tous ces pieux loups-garoux,
Gens députés de l’autre vie,
Nicole et Quesnel, enfin tous,
Tous ces conteurs de rapsodie
Dont le nom me met en courroux,
Autant que leur œuvre m’ennuie.
Revenez donc, aimables amis, philosopher avec moi, et ne vous avisez point de chercher les beaux jours à une lieue de Rouen (2).Vous n’avez point de mois de mai en Normandie :
Vos climats ont produit d’assez rares merveilles :
C’est le pays des grands talents,
Des Fontenelle, des Corneilles ;
Mais ce ne fut jamais l’asile du printemps.
Si Rouen avait d’aussi beaux jours que de bons esprits, je vous avoue que je voudrais m’y fixer pour le reste de ma vie. Je vous dirais, avec Virgile :
. . . . . . . . . . . . Soli cantare periti
Arcades. O mihi tum quam molliter ossa quiescant…
Atque utinam es vobis unus, vestrique fuissem
Aut custos gregis, aut maturæ vinitor uvæ ! …
Serta mihi Phyllis legeret, cantaret Amyntas.
(EGL. X.)
Mais votre climat n’a point maturam uvam. Ma malheureuse machine m’obligera de m’éloigner du pays où l’on pense, pour aller chercher ceux où l’on transpire ; mais, dans quelque pays du monde que j’habite, vous aurez toujours en moi un homme plein de tendresse et d’estime pour vous. C’est avec ces sentiments, mes chers messieurs, que je serai toute ma vie, votre, etc.
1 – Les vingt-quatre premiers vers de l’Epître à Formont, précédaient ceux-ci dans l’original. (G.A.)
2 – Ils étaient à Cantejeu, où Voltaire leur renvoyait les Œuvres de Descartes et de Malebranche. (G.A.)
à M. Thieriot
1ER Juin.
Je t’écris d’une main par la fièvre affaiblie,
D’un esprit toujours ferme, et dédaignant la mort,
Libre de préjugés, sans liens, sans patrie,
Sans respect pour les grands, et sans crainte du sort :
Patient dans mes maux, et gai dans mes boutades,
Me moquant de tout sot orgueil,
Toujours un pied dans le cercueil,
De l’autre faisant des gambades.
Voilà l’état où je suis, mourant et tranquille. Si quelque chose cependant altère le calme de mon esprit, et peut augmenter les souffrances de mon corps, qui assurément sont bien vives, c’est la nouvelle injustice que l’on dit que j’essuie en France. Vous savez que je vous envoyai, il y a environ un mois, quelques vers sur la mort de mademoiselle Lecouvreur, remplis de la juste douleur que je ressens encore de sa perte, et d’une indignation pardonnable à un homme qui a été son admirateur, son ami, son amant, et qui, de plus, est poète. Je vous suis sensiblement obligé d’avoir eu la sage discrétion de n’en point donner de copies ; mais on dit que vous avez eu affaire à des personnes dont la mémoire vous a trahi, qu’on en a surtout retenu les endroits les plus forts, que ces endroits ont été envenimés, qu’ils sont parvenus jusqu’au ministère, et qu’il ne serait pas sûr pour moi de retourner en France, où pourtant mes affaires m’appellent. J’attends de votre amitié que vous m’informerez exactement, mon cher Thieriot, de la vérité de ces bruits, de ce que j’ai à craindre, et de ce que j’ai à faire. Mandez-moi le mal et le remède. Dites-moi si vous me conseillez d’écrire et de faire parler, ou de me taire et de laisser faire au temps.
On a commencé, sans ma participation, deux éditions de Charles XII, en Angleterre et en France. Ne pourriez-vous point savoir de M. de Chauvelin (1) quel sera, en cette occasion, l’esprit des ministres de la librairie ?
A l’égard du secret (2) que je vous confiai en partant, et qui échappa à M. l’abbé de Rothelin, soyez impénétrable, soyez indevinable. Dépaysez les curieux. Peut-être aura-t-on lu déjà aux comédiens Eriphyle. Détournez tous les soupçons. Je vous conjure de me rendre ce service avec votre amitié ordinaire.
Je n’ai écrit qu’à vous en France.
Thieriot mihi primus amores
Abstulit ; ille habeat secum.
(VIRG. VI.)
1 – Le maître des requêtes. (G.A.)
2 – Sa retraite à Rouen. (G.A.)