CORRESPONDANCE : Année 1727- 29 - Partie 16

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à M. Thieriot.

 

2 Février (vieux style) (1) 1727.

 

 

          Je reçus hier votre lettre du 26 Janvier (n.s.) ; je vous avoue que je ne comprends pas comment vous n’avez reçu qu’un tome des Voyages de Gulliver (2) ; il y a près de trois mois que je chargeai M. Dussol des deux tomes pour vous. Vous étiez en ce temps-là en Normandie.

 

          Ayant été trois mois sans recevoir de vous aucun signe de vie, je m’imaginais que vous traduisiez Gulliver, et je me consolais de votre silence par l’espérance d’une bonne traduction, qui, selon moi, vous aurait fait beaucoup d’honneur et de profit.

 

          Vous me mandez que vous n’avez reçu de M. Dussol que le premier volume, et que vous n’avez pas voulu le traduire, dans l’incertitude d’avoir le second. A cela, mon cher ami, je vous répondrai que je vous aurais pu envoyer tous les livres d’Angleterre en moins de temps que vous n’en pouviez mettre à traduire la moitié de Gulliver. Mais comment se peut-il faire que vous n’ayez différé votre traduction qu’à cause de ce second volume qui vous manque, puisque vous me dites que vous n’avez lu que trois chapitres du premier tome ? Si vous voulez remplir les vues dont vous me parlez, par la traduction d’un livre anglais, Gulliver est peut-être le seul qui vous convienne. C’est le Rabelais de l’Angleterre, comme je vous l’ai déjà mandé (3) ; mais c’est un Rabelais sans fatras ; et ce livre serait amusant par lui-même, par les imaginations singulières dont il est plein, par la légèreté de son style, etc., quand il ne serait pas d’ailleurs la satire du genre humain.

 

          J’ai à vous avertir que le second tome n’est pas à beaucoup près si agréable que le premier, qu’il roule sur des choses particulières à l’Angleterre et indifférentes à la France, et qu’ainsi j’ai bien peur que quelqu’un plus pressé (4) que vous ne vous ait prévenu, en traduisant le premier tome, qui est fait pour plaire à toutes les nations, et qui n’a rien de commun avec le second.

 

          A l’égard de vous envoyer des livres pour une somme d’argent considérable, j’aimerais mieux que vous dépensassiez cet argent à faire le voyage.

 

          Vous savez peut-être que les banqueroutes sans ressources que j’ai essuyées en Angleterre (5), le retranchement de mes rentes, la perte de mes pensions, et les dépenses que m’ont coûtées les maladies dont j’ai été accablé ici, m’ont réduit à un état bien dur. Si Noël Pissot voulait me payer ce qu’il me doit, cela me mettrait en état, mon cher ami, de vous envoyer une partie de la petite bibliothèque dont vous avez besoin.

 

          Si vous avez quelques heures de loisir, pourriez-vous vous transporter chez M. Dubreuil, cloître Saint-Merri, dans la maison de M. l’abbé Moussinot (6) ? Il est chargé de plusieurs billets de Ribou (7), de Pissot, et de quelques autres, que j’ai mis entre ses mains. Il vous remettra lesdits billets sur cette lettre. Vous pouvez mieux que personne tirer quelque argent de ces messieurs, que vous connaissez. Si cela est trop difficile, et si ces messieurs profitent de mes malheurs et de mon absence pour ne me point payer, comme ont fait bien d’autres, il ne faut pas, mon cher enfant, vous donner des mouvements pour les mettre à la raison ; ce n’est qu’une bagatelle. Le torrent d’amertume que j’ai bu fait que je ne prends pas garde à ces petites gouttes. Si vous avez envie de voir des vers écrits avec quelque force, donnez-vous la peine d’aller chez M. de Maisons ; il vous montrera une petite parcelle de morceaux détachés de la Henriade, que je lui envoyai, il y a quelque temps, en dépôt, parce que vous étiez au diable, et qu’on n’entendait point parler de vous.

 

          Adieu, mon très cher Thieriot ; je vous embrasse mille fois.

 

 

1 – 22 Janvier, nouveau style. L’ancien calendrier ne fut abandonné des Anglais qu’en 1752. (G.A.)

2 – Ce roman satirique avait paru l’année précédente. (G.A.)

3 – Voyez les Lettres anglaises ou Lettres philosophiques. (G.A.)

4 – Desfontaines, qui, en effet, devança Thieriot. (G.A.)

5 – Un juif, nommé d’Acosta, sur lequel il avait une lettre de change, venait de faire faillite. (G.A.)

6 – Homme d’affaires de Voltaire. (G.A.)

7 – Libraire, éditeur d’Œdipe. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot. (1)

 

A … Mars 1727.

 

 

          Je vous envoie, mon cher Thieriot, les livres que je vous ai promis ; vous les recevrez par la voie de M. Dunoquet, trésorier des troupes à Calais, à qui je les adresse, et qui les mettra au coche de Calais pour Paris, adressés à vous, chez madame de Bernières.

 

          It was indeed a very hard task formed to find that damned book, wich, under the title of Improvement of human reason,is an example of nonsens from one end to the other, and which besides is a tedious nonsense, and consequenty very distasteful to the french nation, that detests madness itself, when madness is languishing and flat. The book is scarece, because it is bad, it being the fate of all wretched books never to be printed again. So, I spent almost a fortnight in the search of it, till at last I had the misfortune to find it.

 

          I hope you will not read throughout, that spiritless nonsens romance, though indeed you deserve to read it, to do penance for the trouble you gave me to inquire after it, for the tiresome perusal I made of some parts of this whimsical, the tiresome perusal I made of some parts of this whimsical, stupid performance, and for your credulity in believing those who gave you so great and for your credulity in believing those who gave you so great an idea of so mean a thing.

 

          You will find in the same parcel the second volume of M. Gulliver, which (by the by, I don’t advise you to translate) strikes at the first ; the other is overstrained. The reader“s imadination is pleased and charmingly entertained by the new prospect of the lands which Gulliver discovers to him ; but that continued series of new fangles, follies of fairytales, of wild inventions pall at last upon our taste. Nothing unnatural may please long ; it is for this reason that commonly the second parts of romances are so insipid.

 

          Farewell ; my services to those who remember me, but I hope I am quite forgot here.

 

 

Traduction

 

 

          J’ai eu vraiment une peine incroyable à trouver ce maudit livre, qui, sous le titre de Perfectionnement de la raison humaine (*), est un modèle d’absurdités d’un bout à l’autre. Ajoutez que ces absurdités sont très ennuyeuses, et dès lors insupportables aux Français qui détestent la folie elle-même, lorsqu’elle est fade et glacée. Ce livre est rare, parce qu’il est mauvais, le sort de tous les mauvais livres étant de n’être jamais réimprimés. Ainsi, j’ai passé près de quinze jours à le chercher, jusqu’à ce qu’enfin j’aie eu le malheur de le trouver.

 

          J’espère que vous ne lirez pas jusqu’au bout ce sot et absurde roman, quoiqu’en vérité vous méritiez de le lire, pour vous punir de la peine que vous m’avez donnée de le chercher, de l’ennui que j’ai du de lire quelques morceaux de cet ouvrage ridicule et insensé, enfin de votre admirable facilité à croire les gens qui vous ont donné une si grande opinion d’une pareille pauvreté.

 

          Vous trouverez dans le même paquet le second volume de Monsieur Gulliver, qu’en passant, je ne vous conseille pas de traduire. Le premier volume saisit vivement ; le second est outré. L’esprit du lecteur est charmé d’abord et agréablement captivé par le spectacle nouveau des pays que Gulliver lui découvre ; mais cette suite non interrompue d’imaginations folles, de rêves, de contes de fées, d’inventions extravagantes, finit par rassasier. Rien de surnaturel ne plaît longtemps ; c’est pour cela qu’ordinairement la seconde partie des romans paraît insipide.

 

          Adieu ; mes compliments à ceux qui se souviennent de moi ; mais je compte que je suis tout à fait oublié ici.

 

 

(*) Ouvrage traduit de l’arabe. Thieriot préparait toujours un travail sur Mahomet. (G.A.)

1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Swift.

 

Londres, à la Perruque blanche

 

Cowent-Garden, 14 Décembre 1727.

 

 

          Vous serez surpris, monsieur, de recevoir d’un voyageur français un Essai, en anglais, sur les Guerres civiles de France, qui font le sujet de la Henriade (1). Ayez de l’indulgence pour un de vos admirateurs, qui doit à vos écrits de s’être passionné pour votre langue, au point d’avoir la témérité d’écrire en anglais.

 

          Vous verrez, par l’Avertissement, que j’ai quelques desseins sur vous, et que j’ai dû parler de vous, pour l’honneur de votre pays et pour l’avantage du mien ; ne me défendez pas d’orner ma narration de votre nom.

 

Laissez-moi jouir de la satisfaction de parler de vous de la même manière que la postérité en parlera.

 

          Me sera-t-il permis, en même temps, de vous supplier de faire usage de votre crédit en Irlande pour procurer quelques souscripteurs à la Henriade, qui est achevée, et qui, faute d’un peu d’aide, n’a pas encore paru ?

 

          La souscription n’est que d’une guinée, payée d’avance. Je suis, avec la plus haute estime et la plus parfaite reconnaissance, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. VOLTAIRE.

 

 

1 – Voyez la Henriade. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame la duchesse du Maine.

1727.

 

 

          Toutes les princesses malencontreuses, qui furent jadis retenues dans des châteaux enchantés par des nécromans, eurent toujours beaucoup de bienveillance pour les pauvres chevaliers errants à qui même infortune était advenue. Ma Bastille, madame, est la très humble servante de votre Châlons (1) ; mais il y a une très grande différence entre l’une et l’autre :

 

Car à Châlons les Grâces vous suivirent,

Les Jeux badins prisonniers s’y rendirent ;

Et tous ces enfants éperdus

Furent bien surpris quand ils virent

La Fermeté, la Paix, et toutes les vertus,

Qui près de vous se réunirent.

 

           Cet aimable assemblage, si précieux et si rare, vous asservit les cœurs de tous les habitants.

 

On admira sur vos traces

Minerve auprès de l’Amour.

Ah ! Ne leur donnez plus ce Châlons pour séjour ;

Et que les Muses et les Grâces

Jamais plus loin que Sceaux n’aillent fixer leur cour.

 

          Vous avez, dit-on, madame, trouvé dans votre château le secret d’immortaliser un âne.

 

Dans ces murs malheureux votre voix enchantée

Ne put jamais charmer qu’un âne et les échos :

On vous prendrait pour une Orphée :

Mais vous n’avez point su, trop malheureuse fée,

Adoucir tous les animaux.

 

          Puissiez-vous mener désormais une vie toujours heureuse, et que la tranquillité de votre séjour de Sceaux ne soit jamais interrompue que par de nouveaux plaisirs ! Les agréments seuls de votre esprit peuvent suffire à faire votre bonheur.

 

Dans ses écrits le savant Malézieu

Joignit toujours l’utile à l’agréable ;

On admira dans le tendre Chaulieu

De ses chansons la grâce inimitable.

Il nous fallait les perdre un jour tous deux (2)

Car il n’est rien que le temps ne détruise ;

Mais ce beau dieu qui les arts favorise

De ses présents vous enrichit comme eux,

Et tous les deux vivent dans Ludovise (3).

 

 

1 – Lieu d’exil de la duchesse en 1719. (G.A.)

2 – Malézieu, académicien, ordonnateur des fêtes de Sceaux, était mort le 4 Mars 1727. (G.A.)

3 – Surnom de la duchesse. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Swift.

1728.

 

 

          Monsieur, l’autre jour j’envoyai une cargaison de sottises françaises au vice-roi (1). Milady Bolingbroke s’est chargée de vous procurer un exemplaire de la Henriade ; elle souhaite de faire cet honneur à mon ouvrage, et j’espère que le mérite de vous être présenté par ses mains lui servira de recommandation. Cependant si elle ne l’a pas fait encore, je vous prie d’en prendre un dans la cargaison qui se trouve à présent dans le palais du vice-roi ; Je vous souhaite l’ouïe bonne. Dès que vous l’aurez, rien ne vous manquera. Je n’ai point vu M. Pope cet hiver, mais j’ai vu le troisième volume des Miscellanea, et plus je lis vos ouvrages, plus j’ai honte des miens. Je suis avec respect, estime, et la plus parfaite reconnaissance, votre, etc.

 

 

1 – D’Irlande. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Swift.

Vendredi 16 Avril.

 

 

          Monsieur, je vous envoie ci-joint deux lettres, l’une de M. de Morville (1), secrétaire d’Etat, et l’autre pour M. de Maisons, désirant et dignes tous les deux de faire votre connaissance.

 

          Ayez la bonté de me faire savoir si vous avez dessein de prendre la route de Calais ou celle de Rouen. Si vous prenez la résolution de passer par Rouen, je vous donnerai des lettres pour une bonne dame qui vit à sa terre, près de Rouen (2).

 

          Elle vous recevra comme vous le méritez. Vous y trouverez deux ou trois de mes amis intimes, qui sont vos admirateurs, et qui ont appris l’anglais depuis que je suis en Angleterre. Tous vous témoigneront les égards, et vous procureront les plaisirs qui seront en leur pouvoir. Ils vous donneront cent adresses pour Paris, et vous fourniront toutes les commodités convenables. Daignez me faire part de votre résolution ; je me donnerai assurément toutes les peines possibles pour vous rendre service, et pour faire connaître à mon pays que j’ai l’honneur inestimable d’être de vos amis. Je suis avec le plus grand respect et estime, etc.

 

 

1 – Nous croyons qu’il faut lire : Pour M. de Morville. (G.A.)

2 – Madame de Bernières. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte de Morville.

 

Ministre des affaires étrangères.

 

 

 

          Monseigneur, je me suis contenté jusqu’ici d’admirer en silence votre conduite dans les affaires de l’Europe ; mais il n’est pas permis à un homme qui aime votre gloire, et qui vous est aussi tendrement attaché que je le suis, de demeurer plus longtemps sans vous faire ses sincères compliments.

 

          Je ne puis d’ailleurs me refuser l’honneur que me fait le célèbre M. Swift de vouloir bien vous présenter une de mes lettres. Je sais que sa réputation est parvenue jusqu’à vous, et que vous avez envie de le connaître ; il fait l’honneur d’une nation que vous estimez. Vous avez lu les traductions de plusieurs ouvrages qui lui sont attribués. Eh ! Qui est plus capable que vous, monseigneur, de discerner les beautés d’un original, à travers la faiblesse des plus mauvaises copies ?

 

          Je crois que vous ne serez pas fâché de dîner avec M. Swift et M. le Président Hénault ; et je me flatte que vous regarderez comme une preuve de mon sincère attachement à votre personne la liberté que je prends de vous présenter un des hommes les plus extraordinaires que l’Angleterre ait produits, et le plus capable de sentir toute l’étendue de vos grandes qualités.

 

          Je suis, pour toute ma vie, avec un profond respect et un attachement rempli de la plus haute estime, monseigneur, etc. VOLTAIRE.

 

 

 

 

à M. *** (1)

A Wandsworth,  11/22 Juillet.

 

 

          Monsieur, j’ai reçu votre obligeante lettre, et peu de jours après madame la comtesse de La Lippe m’a remis la médaille dont sa majesté (2) a bien voulu m’honorer. Je la garderai toute ma vie bien précieusement, puisqu’elle me vient d’une si grande reine et qu’elle représente la reine d’Angleterre, laquelle, par ses vertus et ses grandes qualités, fait aisément songer à la reine de Prusse.

 

          Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien présenter à sa majesté mes très humbles remerciements. Je suis honteux d’être si peu digne de ses bontés. Je voudrais pouvoir un jour avoir l’honneur de lui faire ma cour ; il me semble que mes ouvrages en vaudraient mieux si j’avais de pareils modèles à peindre.

 

          Je prends la liberté, monsieur, de vous envoyer dans ce paquet que j’adresse à M. Ostemback, résident de Prusse à Londres, un exemplaire d’une des éditions qu’on a faites à Londres de la Henriade. Elles sont toutes très incorrectes ; je vous demande pardon pour les fautes de l’imprimeur et pour celle de l’auteur. Je n’ai aucun exemplaire de la grande édition in-4° ; sans cela je ne manquerais pas d’avoir l’honneur de vous l’envoyer.

 

          Rien ne me flatte plus que votre approbation. La récompense la plus noble de mon travail est de trouver grâce devant des reines comme la vôtre, et d’être estimé de lecteurs comme vous ; car en fait de goût et de sciences, il ne faut point mettre de différence  entre les têtes couronnées et les particuliers. Je suis avec respect, monsieur, etc., etc., etc. VOLTAIRE.

 

 

1 – Peut-être à milord Hervey. Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)

2 – Caroline, femme de George IV, à qui la Henriade est dédiée.

 

 

 

 

à M. Thieriot.

A Londres, 4 Août 1728.

 

 

          Voici qui vous surprendra, mon cher Thieriot ; c’est une lettre en français. Il me paraît que vous n’aimez pas assez la langue anglaise, pour que je continue mon chiffre avec vous (1). Recevez donc, en langue vulgaire, les tendres assurances de ma constante amitié. Je suis bien aise d’ailleurs de vous dire intelligiblement que si on a fait en France des recherches de la Henriade chez les libraires, ce n’a été qu’à ma sollicitation. J’écrivis, il y a quelque temps, à M. le garde des sceaux (2) et à M. le lieutenant de police de Paris, pour les supplier de supprimer les éditions étrangères de mon livre, et, surtout, celle où l’on trouverait cette misérable Critique (3) dont vous me parlez  dans vos lettres. L’auteur est un réfugié connu à Londres, et qui ne se cache point de l’avoir écrite. Il n’y a que Paris au monde où l’on puisse me soupçonner de cette guenille ; mais

 

Odi profanum vulgus, et arceo ;

 

                                                                  (HOR., lib. III, od. I.)

 

et les sots jugements, et les folles opinions du vulgaire ne rendront point malheureux un homme qui a appris à supporter les malheurs réels : et qui méprise les grands peut bien mépriser les sots. Je suis dans la résolution de faire incessamment une édition correcte du poème auquel je travaille toujours dans ma retraite. J’aurais voulu, mon cher Thieriot, que vous eussiez pu vous en charger pour votre avantage et pour mon honneur. Je joindrai à cette édition un Essai sur la poésie épique, qui ne sera point la traduction d’un embryon anglais mal formé, mais un ouvrage complet et très curieux pour ceux qui, quoique nés en France, veulent avoir une idée du goût des autres nations. Vous me mandez que des dévots, gens de mauvaise foi ou de très peu de sens, ont trouvé à redire que j’aie osé, dans un poème qui n’est point un colifichet de roman, peindre Dieu comme un être plein de bonté et indulgent aux sottises de l’espèce humaine. Ces faquins-là feront tant qu’il leur plaira de Dieu un tyran, je ne le regarderai pas moins comme aussi bon et aussi sage que ces messieurs sont sots et méchants.

 

          Je me flatte que vous êtes pour le présent avec votre frère. Je ne crois pas que vous suiviez le commerce comme lui ; mais, si vous le pouviez faire, j’en serais fort aise ; car il vaut mieux être maître d’une boutique que dépendant dans une grande maison. Instruisez-moi un peu de l’état de vos affaires, et écrivez-moi, je vous en prie, plus souvent que je ne vous écris. Je vis dans une retraite dont je n’ai rien à vous mander, au lieu que vous êtes dans Paris, où vous voyez tous les jours des folies nouvelles, qui peuvent encore réjouir votre pauvre ami, assez malheureux pour n’en plus faire.

 

          Je voudrais bien savoir où est madame de Bernières, et ce que fait le chevalier anglais des Alleurs ; mais, surtout, parlez-moi de vous, à qui je m’intéresserai toute ma vie avec toute la tendresse d’un homme qui ne trouve rien au monde de si doux que de vous aimer.

 

 

1 – Voltaire adressa à Thieriot plusieurs lettres en anglais. (G.A.)

2 – Chauvelin. (G.A.)

3 – Par Saint-Hyacinthe. (G.A.)

 

 

 

 

Au Père Porée.

 

A Paris, rue de Vaugirard, près de la porte Saint-Michel

 

 

 

          Si vous vous souvenez encore, mon révérend Père, d’un homme qui se souviendra de vous toute sa vie avec la plus tendre reconnaissance et la plus parfaite estime, recevez cet ouvrage avec quelque indulgence, et regardez-moi comme un fils qui vient, après plusieurs années, présenter à son père le fruit de ses travaux dans un art qu’il a appris autrefois de lui. Vous verrez par la préface quel a été le sort de cet ouvrage, et j’apprendrai, par votre décision, quel est celui qu’il mérite. Je n’ose encore me flatter d’avoir lavé le reproche que l’on fait à la France de n’avoir jamais pu produire un poème épique ; mais si la Henriade vous plaît ; si vous y trouvez que j’ai profité de vos leçons, alors sublimi feriam sidera vertice. Surtout, mon révérend Père, je vous supplie instamment de vouloir bien m’instruire si j’ai parlé de la religion comme je le dois ; car, s’il y a sur cet article quelques expressions qui vous déplaisent, ne doutez pas que je ne les corrige à la première édition que l’on pourra faire encore de mon poème. J’ambitionne votre estime, non seulement comme auteur, mais comme chrétien.

 

          Je suis, mon révérend Père, et je ferai profession d’être toute ma vie, avec le zèle le plus vif, votre très humble et très obéissant serviteur. Signé, VOLTAIRE.

 

 

 

 

à M. *** (1)

 

 

 

          La quadrature du cercle et le mouvement perpétuel sont des choses aisées à trouver en comparaison du secret de calmer tout d’un coup une âme agitée d’une passion violente. Il n’y a que les magiciens qui prétendent arrêter les tempêtes avec des paroles. Si une personne blessée, dont la plaie profonde montrerait des chairs écartées et sanglantes, disait à un chirurgien : Je veux que ces chairs soient réunies, et qu’à peine il reste une légère cicatrice de ma blessure, le chirurgien répondrait : C’est une chose qui dépend d’un plus grand maître que moi ; c’est au temps seul à réunir ce qu’un moment a divisé. Je peux couper, retrancher, détruire ; le temps seul peut réparer.

 

          Il en est ainsi des plaies de l’âme ; les hommes blessent, enveniment, désespèrent ; d’autres veulent consoler, et ne font qu’exciter de nouvelles larmes ; le temps guérit à la fin.

 

          Si donc on se met bien dans la tête qu’à la longue la nature efface dans nous les impressions les plus profondes ; que nous n’avons, au bout d’un certain temps, ni le même sang qui coulait dans nos veines, ni les mêmes fibres qui agitaient notre cerveau, ni par conséquent les mêmes idées ; qu’en un mot, nous ne sommes plus réellement et physiquement la même personne que nous étions autrefois ; si nous faisons, dis-je, cette réflexion bien sérieusement, elle nous sera d’un très grand secours ; nous pourrons hâter ces moments où nous devons être guéris.

 

          Il faut se dire à soi-même : J’ai éprouvé que la mort de mes parents, de mes amis, après m’avoir percé le cœur pour un temps, m’a laissé ensuite dans une tranquillité profonde ; j’ai senti qu’au bout de quelques années il s’est formé dans moi une âme nouvelle, que l’âme de vingt-cinq ans ne pensait pas comme celle de vingt, ni celle de vingt comme celle de quinze. Tâchons donc de nous mettre par la force de notre esprit, autant qu’il est en nous, dans la situation où le temps nous mettra un jour ; devançons par notre pensée le cours des années.

 

          Cette idée suppose que nous sommes libres. Aussi la personne qui demande conseil se croit sans doute libre ; car il y aurait de la contradiction à demander un conseil dont on croirait la pratique impossible. Nous nous conduisons, dans toutes nos affaires, comme si nous étions bien convaincus de notre liberté : conduisons-nous ainsi dans nos passions, qui sont nos plus importantes affaires. La nature n’a pas voulu que nos blessures fussent en un moment consolidées, qu’un instant nous fît passer de la maladie à la santé ; mais des remèdes sages précipitent certainement le temps de la guérison.

 

          Je ne connais point de plus puissant remède pour les maladies de l’âme que l’application sérieuse et forte de l’esprit à d’autres objets.

 

          Cette application détourne le cours des esprits animaux : elle rend quelquefois insensible aux douleurs du corps. Une personne bien appliquée, qui exécute une belle musique, ou pénétrée de la lecture d’un bon livre qui parle à l’imagination et à l’esprit, sent alors un prompt adoucissement dans les tourments d’une maladie ; elle sent aussi les chagrins de son cœur perdre petit à petit leur amertume. Il faut penser à tout autre chose qu’à ce qu’on veut oublier ; il faut penser souvent, et presque toujours, à ce qu’on veut conserver. Nos fortes chaînes sont, à la longue, celles de l’habitude. Il dépend, je crois, de nous de désunir des chaînons qui nous lient à des passions malheureuses, et de fortifier les liens qui nous enchaînent à des choses agréables.

 

          Ce n’est point que nous soyons les maîtres absolus de nos idées ; il s’en faut beaucoup ; mais nous ne sommes point absolument esclaves ; et encore une fois, je crois que l’Etre suprême nous a donné une petite portion de sa liberté, comme il nous a donné un faible écoulement de sa puissance de penser.

 

          Mettons donc en usage le peu de forces que nous avons. Il est certain qu’en lisant et en réfléchissant on augmente sa faculté de penser ; pourquoi n’augmenterions-nous pas de même cette faculté qu’on nomme liberté ? Il n’y a aucun de nos sens, aucune de nos puissances, à qui l’art n’ait trouvé des secours. La liberté sera-t-elle le seul attribut de l’homme que l’homme ne pourra augmenter ?

 

          Je suppose que nous soyons parmi des arbres chargés de fruits délicieux et empoisonnés, qu’un appétit dévorant nous porte à cueillir ; si nous nous sentons trop faibles pour voir ces fruits sans y toucher, cherchons, et cela dépend de nous, des terrains où ces beaux fruits ne croissent pas.

 

          Voilà des conseils qui sont peut-être, comme tant d’autres, plus aisés à donner qu’à suivre ; mais aussi il s’agit d’une grande maladie, et la personne qui est languissante peut seule être son médecin.

 

 

1 – Cette lettre figure dans l’édition de Kehl, aux MÉLANGES LITTÉRAIRES, sous le titre de Lettre de consolation. (G.A.)

 

 

 

 

à M. ***

 

 

 

            .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

          Dans ce pays-ci comme ailleurs il y a beaucoup de cette folie humaine qui consiste en contradictions. Je comprends dans ce mot les usages reçus tout contraires à des lois qu’on révère. Il semble que, chez la plupart des peuples, les lois soient précisément comme ces meubles antiques et précieux que l’on conserve avec soin mais dont il y aurait du ridicule à se servir.

 

          Il n’y a, je crois, nul pays au monde où l’on trouve tant de contradictions qu’en France. Ailleurs les rangs sont réglés, et il n’y a point de place honorable sans des fonctions qui lui soient attachées. Mais en France un duc et pair ne sait pas seulement la place qu’il a dans le parlement. Le président est méprisé à la cour, précisément parce qu’il possède une charge qui fait la grandeur à la ville. Un évêque prêche l’humilité (si tant est qu’il prêche) ; mais il vous refuse sa porte si vous ne l’appelez pas Monseigneur. Un maréchal de France, qui commande cent mille hommes, et qui a peut-être autant de vanité que l’évêque, se contente du titre de Monsieur. Le chancelier n’a pas l’honneur de manger avec le roi ; mais il précède tous les pairs du royaume.

 

          Le roi donne des gages aux comédiens, et le curé les excommunie. Le magistrat de la police a grand soin d’encourager le peuple à célébrer le carnaval ; à peine a-t-il ordonné les réjouissances qu’on fait des prières publiques, et toutes les religieuses se donnent le fouet pour en demander pardon à Dieu. Il est défendu aux bouchers de vendre de la viande les jours maigres ; les rôtisseurs en vendent tant qu’ils veulent. On peut acheter des estampes le dimanche, mais non des tableaux. Les jours de la Vierge on n’a point de spectacles ; on les représente tous les dimanches.

 

          On lit dévotement à l’église les chapitres de Salomon, où il dit formellement que l’âme est mortelle, et qu’il n’y a rien de bon que de boire et de se réjouir.

 

          On fait brûler Vanini, et on traduit Lucrèce pour monsieur le dauphin, et on fait apprendre par cœur aux écoliers Formosum pastor Corydon, etc. On se moque du polythéisme, et on admet le trithéisme et les saints.

 

         En Angleterre les ducs sont appelés princes. La communion anglicane est opposée au gouvernement, qui la tolère ; la liberté, et les matelots enrôlés par force ; défense d’injurier personne, mais permis de mettre la première lettre du nom, etc.

 

 

1 – Ce fragment semble avoir fait partie d’une lettre écrite d’Angleterre. (K.)

 

 

 

 

 

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