CONTES : AVENTURE INDIENNE et LES AVEUGLES JUGES DES COULEURS
Photo de KHALAH
AVERTISSEMENT POUR LA PRÉSENTE ÉDITION
On a toujours publié l’Aventure indienne et les Aveugles juges des couleurs à la fin des ROMANS, parce qu’on croyait que ces deux contes étaient posthumes, mais c’est une erreur. Ils avaient paru tous deux en 1766, dans le même volume que le Philosophe ignorant ; seulement les Aveugles juges des couleurs avaient le titre banal de Petite digression. Il faudra donc désormais placer ces contes avant l’Ingénu.
Georges AVENEL (1867)
AVENTURE INDIENNE
— 1766 —
Pythagore, dans son séjour aux Indes, apprit, comme tout le monde sait, à l’école des gymnosophistes, le langage des bêtes et celui des plantes. Se promenant un jour dans une prairie assez près du rivage de la mer, il entendit ces paroles : Que je suis malheureuse d’être née herbe ! A peine suis-je parvenue à deux pouces de hauteur que voilà un monstre dévorant, un animal horrible qui me foule sous ses larges pieds ; sa gueule est armée d’une rangée de faux tranchantes, avec laquelle il me coupe, me déchire, et m’engloutit. Les hommes nomment ce monstre un mouton. Je ne crois pas qu’il y ait au monde une plus abominable créature.
Pythagore avança quelques pas ; il trouva une huître qui bâillait sur un petit rocher ; il n’avait point encore embrassé cette admirable loi par laquelle il est défendu de manger les animaux nos semblables. Il allait avaler l’huître, lorsqu’elle prononça ces mots attendrissants : O nature ! Que l’herbe, qui est comme moi ton ouvrage, est heureuse ! Quand on l’a coupée, elle renaît, elle est immortelle ; et nous, pauvres huîtres, en vain sommes-nous défendues par une double cuirasse ; des scélérats nous mangent par douzaines à leur déjeuner, et c’en est fait pour jamais. Quelle épouvantable destinée que celle d’une huître, et que les hommes sont barbares !
Pythagore tressaillit ; il sentit l’énormité du crime qu’il allait commettre : il demanda pardon à l’huître en pleurant, et la remit bien proprement sur son rocher.
Comme il rêvait profondément à cette aventure en retournant à la ville, il vit des araignées qui mangeaient des mouches, des hirondelles qui mangeaient des araignées, des éperviers qui mangeaient des hirondelles. Tous ces gens-là, dit-il, ne sont pas philosophes.
Pythagore, en entrant, fut heurté, froissé, renversé par une multitude de gredins et de gredines qui couraient en criant : C’est bien fait, c’est bien fait, ils l’ont bien mérité : Qui ? Quoi ? dit Pythagore en se relevant ; et les gens couraient toujours en disant : Ah ! que nous aurons de plaisir à les voir cuire ! Pythagore crut qu’on parlait de lentilles ou de quelques autres légumes ; point du tout, c’était de deux pauvres Indiens. Ah ! sans doute, dit Pythagore, ce sont deux grands philosophes qui sont las de la vie ; ils sont bien aise de renaître sous une autre forme ; il y a du plaisir à changer de maison, quoiqu’on soit toujours mal logé : il ne faut pas disputer des goûts.
Il avança avec la foule jusqu’à la place publique, et ce fut là qu’il vit un grand bûcher allumé, et vis-à-vis de ce bûcher un banc qu’on appelait un tribunal, et sur ce banc, des juges, et ces juges tenaient tous une queue de cheval à la main, et ils avaient sur la tête un bonnet ressemblant parfaitement aux deux oreilles de l’animal qui porta Silène quand il vint autrefois au pays avec Bacchus, après avoir traversé la mer Erythrée à pied sec, et avoir arrêté le soleil et la lune, comme on le raconte fidèlement dans les Orphiques.
Il y avait parmi ces juges un honnête homme fort connu de Pythagore. Le sage de l’Inde expliqua au sage de Samos de quoi il était question dans la fête qu’on allait donner au peuple hindou.
Les deux Indiens, dit-il, n’ont nulle envie d’être brûlés ; mes graves confrères les ont condamnés à ce supplice, l’un pour avoir dit que la substance de Xaca n’est pas la substance de Brama ; et l’autre, pour avoir soupçonné qu’on pouvait plaire à l’Etre suprême par la vertu, sans tenir en mourant une vache par la queue ; parce que, disait-il, on peut être vertueux en tout temps, et qu’on ne trouve pas toujours une vache à point nommé. Les bonnes femmes de la ville ont été si effrayées de ces deux propositions hérétiques, qu’elles n’ont point donné de repos aux juges, jusqu’à ce qu’ils aient ordonné le supplice de ces deux infortunés.
Pythagore jugea que depuis l’herbe jusqu’à l’homme il y avait bien des sujets de chagrin. Il fit pourtant entendre raison aux juges, et même aux dévotes ; et c’est ce qui n’est arrivé que cette seule fois.
Ensuite il alla prêcher la tolérance à Crotone ; mais un intolérant mit le feu à sa maison : il fut brûlé, lui qui avait tiré deux Hindous des flammes. Sauve qui peut !
LES AVEUGLES JUGES DES COULEURS
— 1766 —
Dans les commencements de la fondation des Quinze-Vingts, on sait qu’ils étaient tous égaux, et que leurs petites affaires se décidaient à la pluralité des voix. Ils distinguaient parfaitement au toucher la monnaie de cuivre de celle d’argent ; aucun d’eux ne prit jamais du vin de Brie pour du vin de Bourgogne. Leur odorat était plus fin que celui de leurs voisins, qui avaient deux yeux. Ils raisonnèrent parfaitement sur les quatre sens, c’est-à-dire qu’ils en connurent tout ce qu’il est permis d’en savoir ; et ils vécurent paisibles et fortunés autant que des Quinze-Vingts peuvent l’être.
Malheureusement un de leurs professeurs prétendit avoir des notions claires sur le sens de la vue ; il se fit écouter, il intrigua, il forma des enthousiastes : enfin on le reconnut pour le chef de la communauté. Il se mit à juger souverainement des couleurs, et tout fut perdu.
Ce premier dictateur des Quinze-Vingts se forma d’abord un petit conseil, avec lequel il se rendit le maître de toutes les aumônes. Par ce moyen personne n’osa lui résister. Il décida que tous les habits des Quinze-Vingts étaient blancs ; les aveugles le crurent ; ils ne parlaient que de leurs beaux habits blancs, quoiqu’il n’y en eût pas un seul de cette couleur. Tout le monde se moqua d’eux ; ils allèrent se plaindre au dictateur, qui les reçut fort mal ; il les traita de novateurs, d’esprits forts, de rebelles, qui se laissaient séduire par les opinions erronées de ceux qui avaient des yeux, et qui osaient douter de l’infaillibilité de leur maître. Cette querelle forma deux partis. Le dictateur, pour les apaiser, rendit un arrêt par lequel tous les habits étaient rouges. Il n’y avait pas un habit rouge aux Quinze-Vingts. On se moqua d’eux plus que jamais : nouvelles plaintes de la part de la communauté. Le dictateur entra en fureur, les autres aveugles aussi ; on se battit longtemps, et la concorde ne fut rétablie que lorsqu’il fut permis à tous les Quinze-Vingts de suspendre leur jugement sur la couleur de leurs habits.
Un sourd, en lisant cette petite histoire, avoua que les aveugles avaient eu tort de juger les couleurs ; mais il resta ferme dans l’opinion qu’il n’appartient qu’aux sourds de juger de la musique.