COMMENTAIRE SUR L'ESPRIT DES LOIS - Partie 27

Publié le par loveVoltaire

COMMENTAIRE SUR L'ESPRIT DES LOIS - Partie 27

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COMMENTAIRE

 

SUR L'ESPRIT DES LOIS.

 

 

 

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- Partie 27 -

 

 

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DES FRANCS.

 

 

 

 

 

 

 

 

      On a déjà remarqué (1) que Daniel, dans sa préface sur l'histoire de France (2), où il parle beaucoup plus de lui-même que de la France, a voulu nous persuader que Clovis doit être bien plus intéressant que Romulus. Hénault a été de l'avis de Daniel. On pouvait répondre à l'un et à l'autre : Vous êtes orfèvre, monsieur Josse. Ils auraient pu s'apercevoir que le berceau d'Hercule, par exemple, exciterait plus de curiosité que celui d'un homme ordinaire. Nous venons tous de sauvages ignorés. Français, Espagnols, Germains, Anglais, Scandinaviens, Sarmates, chacune de ces nations, renfermée dans ses limites, se fait valoir par ses différents mérites ; chacune à ses grands hommes, et compte à peine les grands hommes de ses voisins ; mais toutes ont les yeux sur l'ancienne Rome. Romulus, Numa, Brutus, Camillus, leur appartiennent à toutes. L'hidalgo espagnol et le gentleman english apprennent à lire dans la langue de César. On aime à voir le faible ruisseau dont est sorti à la fin de ce grand fleuve qui a inondé la terre.

 

      On ne prononce aujourd'hui le nom d'Ostrogoth, de Visigoth, de Hun, de Franc, de Vandale, d'Hérule, de toutes ces hordes qui ont détruit l'empire romain, qu'avec le dégoût et l'horreur qu'inspirent les noms des bêtes sauvages puantes. Mais chaque peuple de l'Europe veut couvrir de quelque éclat la turpitude de son origine. L'Espagne vante son saint Ferdinand, l'Angleterre son saint Édouard, la France son saint Louis. Si à Madrid on remonte aux rois goths, nous remontons dans Paris aux rois francs. Mais qui étaient ces Francs que Montesquieu de Bordeaux appelle nos pères ? C'étaient, comme tous les autres Barbares du Nord, des bêtes féroces qui cherchaient de la pâture, un gîte, et quelques vêtements contre la neige.

 

      D'où venaient-ils ? Clovis n'en savait rien, ni nous non plus. On savait seulement qu'ils demeuraient à l'orient du Rhin et du Mein, et que leurs bœufs, leurs vaches et leurs moutons ne leur suffisaient pas. N'ayant point de villes, ils allaient, quand ils le pouvaient, piller les villes romaines dans la Gaule Germanique et dans la Belgique. Ils s'avançaient quelquefois jusqu'à la Loire, et revenaient partager dans leurs repaires tout ce qu'ils avaient volé. C'est ainsi qu'en usèrent leurs capitaines Clodion, Mérovée et Childéric, père de Clovis, et les avait condamnés aux bêtes dans le cirque de Trèves, comme des esclaves révoltés et des voleurs publics.

 

      Les Francs, depuis ce jour, eurent de nouvelles rapines à chercher, et la mort ignominieuse de leurs chefs à venger sur les Romains. Ils se joignirent souvent à toutes les hordes allemandes qui passaient aisément le Rhin malgré les colonies romaines de Cologne, de Trêves, de Mayence. Ils surprirent Cologne et la pillèrent. Lorsque Julien était césar dans les Gaules, ce grand homme qui fut, comme je l'ai déjà dit (3), le sauveur et le père de nos contrées, partit de la petite rue qu'on appelle aujourd'hui des Mathurins, où l'on voit encore les restes de sa maison (4), et courut sauver d'une invasion la Gaule et notre pays en 357. Il passa le Rhin, reprit Cologne, repoussa les entreprises des Francs et celles de l'empereur Constantius qui voulait le perdre, vainquit toutes les hordes allemandes et franques, signala sa clémence non moins que sa valeur, nourrit également les vainqueurs et les vaincus, fit régner l'abondance et la paix des rives du Rhin et de la Meuse jusqu'aux Pyrénées, et ne quitta les Gaules qu'après avoir fait leur bonheur, laissant chez toutes les âmes honnêtes la mémoire la plus chère et la plus justement respectée.

 

      Après lui tout changea. Il ne faut qu'un seul homme pour sauver un empire, et un seul pour le perdre. Plus d'un empereur hâta la décadence de Rome. Les théâtres des victoires de tant de grands hommes, les monuments de tant de magnificences et de tant de bienfaits répandus sur le genre humain asservi pour son bonheur, furent inondés de Barbares comme des champs fertiles sont dévastés par des nuées de sauterelles. Il en vint jusque des frontières de la Chine. Les bords de la mer Baltique, de la mer Noire, de la mer Caspienne, vomirent des monstres qui décorèrent les nations et qui détruisirent tous les arts.

 

      Je ne crois pas cependant que cette multitude de dévastateurs ait été aussi immense qu'on le dit. La peur exagère. Je crois d'ailleurs que c'est toujours le petit nombre qui fait les révolutions. Sha-Nadir, de nos jours, n'avait pas quarante mille soldats quand il mit à ses pieds le grand-mogol, et qu'il emporta toutes ses richesses. Les Tartares qui subjuguèrent la Chine, vers l'an 1620, n'étaient qu'en très petit nombre. Tarmerlan, Gengis-kan, ne commencèrent pas la conquête de la moitié de notre hémisphère avec dix mille hommes. Mahomet n'en eut pas mille à sa première bataille. César ne vint dans les Gaules qu'avec quatre légions ; il n'avait que vingt-deux mille combattants à la bataille de Pharsale, et Alexandre partit avec quarante mille pour la conquête de l'Asie.

 

      On nous dit qu'Attila fondit des extrémités de la Sibérie au bord de la Loire, suivi de sept cent mille Huns. Comment les aurait-il nourris ? On ajoute qu'ayant perdu deux cent mille de ces Huns dans quelques escarmouches, il en perdit encore trois cent mille dans les champs Catalauniques, qui sont inconnus ; après quoi il alla mettre l'Illyrie en cendres, assiéger et détruire Aquilée, sans que personne l'en empêchât.

 

 

Et voilà justement comme on écrit l'histoire (5).

 

 

      Quoi qu'il en soit, ce fut dans ce bouleversement singulier de l'Europe que les Francs vinrent comme les autres prendre leur part du pillage. La province Séquanaise était déjà envahie par des Bourguignons qui ne savaient pas eux-mêmes leur origine. Des Visigoths s'emparaient d'une partie du Languedoc, de l'Aquitaine et de l'Espagne. Le Vandale Genseric, qui s'était jeté sur l'Afrique, en partit par mer pour aller piller Rome sans aucune opposition. Il y entra comme on vient dans une de ses maisons qu'on veut démeubler pour embellir une autre demeure. Il fit enlever tout l'or, tout l'argent, tous les ornements précieux, malgré les larmes du pape Léon, qui avait composé avec Attila, et qui ne put fléchir Genseric.

 

      Les Gaulois, qui ne s'étaient défendus ni contre les Bourguignons, ni contre les Goths, ne résistèrent pas plus aux Francs, qui arrivèrent l'an 486, ayant à leur tête le jeune Clovis, âgé, dit-on, de quinze ans. Il est à présumer qu'ils entrèrent d'abord dans la Gaule Belgique en petit nombre, comme les Normands entrèrent depuis dans la Neustrie et que leur troupe augmenta de tous les brigands volontaires, qui se joignirent à eux en chemin, dans l'espoir de la rapine, unique solde de tous les Barbares.

 

      Une preuve évidente que Clovis avait très peu de troupes, c'est que dans la rédaction de la loi des Saliens Francs, nommée communément la loi salique, faite sous ses successeurs, il est dit expressément : "C'est cette nation qui, en petit nombre, terrassa la puissance romaine : gens parva numero."

 

      Il y avait encore un fantôme de commandant romain, nommé Siagrius, qui, dans la désolation générale, avait conservé quelques troupes anglaises sous les murs de Soissons ; elles ne résistèrent pas. Le même peuple qui avait coûté dix années de travaux et de négociations à César, ne coûta qu'un jour à cette petite troupe de Francs. C'est que lorsque César les voulut subjuguer, ils avaient toujours été libres ; et quant ils eurent les Francs en tête, il y avait plus de cinq cents ans qu'ils étaient asservis (6).

 

 

 

 

 

 

 

 

1 - Voyez le Pyrrhonisme de l'histoire, chapitre XI. (G.A.)

 

2 - C'est sa première préface où il donne, pour écrire l'histoire, des règles qu'il ne prend que chez lui, et non la préface historique, qui est un chef-d'œuvre de bonne critique. On voit qu'il y profite des recherches de Cordemoy et de Valois, et qu'il est meilleur historien des Francs qu'il ne l'est des Français dans le cours de son grand ouvrage. On peut seulement le blâmer de donner toujours aux Francs le nom de Français. Au reste, ni Mézerai, ni lui, ni Velli, ne sont des Tite-Live ; et je crois qu'il est impossible qu'il y ait des Tite-Live chez nos nations modernes.

 

3 - Voyez les Fragment sur l'Histoire, article VII. (G.A.)

 

4 - Les Thermes, qui maintenant ont jour sur le boulevard Saint-Michel. (G.A.)

 

5 - Vers de Charlot. Voyez au THÉÂTRE. (G.A.)

 

6 - Voltaire, dans ce paragraphe, critique les premiers chapitres du livre XXX de l'Esprit des lois. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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