Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1777 - Partie 142
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551 – DU ROI
A Potsdam, le 24 Septembre 1777.
Si j’exécute votre commission, j’aurai opéré un miracle plus grand que celui de Jean-Jacques à Venise : j’aurai, comme Bacchus ou Moïse, fait jaillir une fontaine d’un rocher. Mais ce rocher, sur lequel je dois faire mes opérations, est plus dur que le diamant ; et vous voulez que j’en fasse sortir (1) les eaux du Pactole ! Je crains que mon soi-disant pupille (2) ne me perde de réputation, et qu’il ne m’arrive comme à ces prophètes des Cévennes qui voulurent à Londres ressusciter un mort, et qui n’en purent venir à bout. Cependant j’ai repassé tout mon Cicéron et tout mon Démosthène, pour composer une lettre bien pathétique à son altesse sérénissime, où, par une belle péroraison, je m’efforce d’amollir ses entrailles d’airain, lui représentant que le grand homme auquel il doit a mérité la reconnaissance de toute l’Europe, et qu’ainsi c’est une double dette dont il doit s’acquitter envers lui. Je lui parle d’une vieillesse respectable qu’il faut honorer et soulager, et de la réputation qui rejaillira sur lui, d’avoir aidé à tranquilliser sur la fin de sa carrière ce patriarche des êtres pensants, et un homme dont le nom durera plus longtemps que celui de la Forêt-Noire et du Virtemberg. Enfin, si des phrases peuvent trouver quelque chose dans des bourses vides, peut-être en ferai-je sortir les derniers écus. Mais je n’en réponds pas, car de nihilo nihil, etc., comme vous savez.
Grimm est arrivé ici de Pétersbourg. Nous avons beaucoup parlé de votre pantocratrice (3), de ses lois, des grandes mesures qu’elle prend pour civiliser sa nation. Grimm est devenu colonel : je vous en avertis, pour ne pas omettre ce titre, qui de philosophe l’a rendu militaire. Apparemment que nous entendrons parler de ses hauts faits d’armes en Crimée, si le délire porte les Turcs à déclarer la guerre à l’impératrice.
Mais l’incertitude où je suis de ce que deviendra mon miracle m’occupe plus que tout ceci. Je crains quelque mauvais tour de mon pupille, qui, jaloux de ma réputation, me fera manquer mon miracle. Vivez, vivez cependant, et conservez-vous pour la consolation des êtres pensants, et pour le grand contentement du solitaire de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Edition de Berlin : « Sourdre. » (G.A.)
2 – Le duc de Wurtemberg. (G.A.)
3 – Edition de Berlin : « Autocratrice. » (G.)
552 – DU ROI
Le 11 Octobre 1777.
Je suis très persuadé que si Marc-Aurèle s’était avisé d’écrire sur le gouvernement, son ouvrage aurait été bien supérieur à ma brochure ; l’expérience qu’il avait acquise en gouvernant cet immense empire romain devait être bien au-dessus des notions que peut avoir résumées un chef des Obotrites et des Vandales ; et Marc-Aurèle personnellement était si supérieur par sa morale pratique aux souverains, et j’ose dire aux philosophes mêmes que toute comparaison qu’on fait avec lui est téméraire. Laissons donc Marc-Aurèle, en l’admirant tous deux, sans pouvoir atteindre à sa perfection ; et, en nous mettant au niveau de notre médiocrité, rabaissons-nous à la stérilité de notre siècle, qui, s’épuisant pour donner Voltaire au monde, n’a pas eu la force de lui fournir des émules.
Je vois donc que les Suisses pensent sérieusement à réformer leurs lois. Ce code Carolin m’est connu (1) ; j’ai fourré le nez dans ces anciennes législations, lorsque j’ai cru nécessaire de réformer les lois des habitants des bords de la Baltique. Ces lois étaient des lois de sang, ainsi qu’on nommait celles de Dracon ; et, à mesure que les peuples se civilisent, il faut adoucir leurs lois. Nous l’avons fait, et nous nous en sommes bien trouvés. J’ai cru, en suivant les sentiments des plus sages législateurs, qu’il valait mieux empêcher et prévenir les crimes, que de les punir ; cela m’a réussi, et, pour vous en donner une idée nette, il faut vous mettre au fait de notre population, qui ne va qu’à cinq millions deux cent mille âmes. Si la France a vingt millions d’habitants, cela fait à peu près le quart ; depuis donc que nos lois ont été modérées, nous n’avons, année commune, que quatorze, tout au plus quinze arrêts de mort ; je puis vous en répondre d’autant plus affirmativement, que personne ne peut être arrêté sans ma signature, ni personne justicié, à moins que je n’aie ratifié la sentence. Parmi ces délinquants, la plupart sont des filles qui ont tué leurs enfants ; peu de meurtres, encore moins de vols de grands chemins. Mais parmi ces créatures qui en usent si cruellement envers leur postérité, ce ne sont que celles dont on a pu avérer le meurtre qui sont exécutées. J’ai fait ce que j’ai pu pour empêcher ces malheureuses de se défaire de leur fruit. Les maîtres sont obligés de dénoncer leurs servantes dès qu’elles sont enceintes ; autrefois, on avait assujetti ces pauvres filles à faire dans les églises des pénitences publiques ; je les en ai dispensées : il y a des maisons dans chaque province, où elles peuvent accoucher, et où l’on se charge d’élever leurs enfants. Nonobstant toutes ces facilités, je n’ai pas encore pu parvenir à déraciner de leur esprit le préjugé dénature qui les porte à se défaire de leurs enfants ; je suis même maintenant occupé de l’idée d’abolir la honte jadis attachée à ceux qui épousaient des créatures qui étaient mères sans être mariées ; je ne sais si peut-être cela ne me réussira pas. Pour la question, nous l’avons entièrement abolie, et il y a plus de trente ans qu’on n’en fait plus usage ; mais dans des Etats républicains, il y aura peut-être quelque exception à faire pour les cas qui sont des crimes de haute trahison ; comme, par exemple, s’il se trouvait à Genève des citoyens assez pervers pour former un complot avec le roi de Sardaigne, pour lui livrer leur patrie. Supposé qu’on découvrît un des coupables, et qu’il fallût s’éclaircir nécessairement de ses complices pour trancher la racine de la conjuration, dans ce cas, je crois que le bien public voudrait qu’on donnât la question au délinquant (2). Dans les matières civiles, il faut suivre la maxime qui veut qu’on sauve un coupable plutôt que de punir un innocent. Après tout, dans l’incertitude sur l’innocence d’un homme, ne vaut-il pas mieux le tenir arrêté que de l’exécuter ? La vérité est au fond du puits, il faut du temps pour l’en tirer, et elle est souvent tardive à paraître ; mais en suspendant son jugement jusqu’à ce qu’on soit entièrement éclairci du fait, on ne perd rien, et l’on assure la tranquillité de sa conscience, ce à quoi chaque honnête homme doit penser. Pardon de mon bavardage de légiste. C’est vous qui m’avez mis sur cette matière ; je ne l’aurais pas hasardé de moi-même. Ces sortes de matières font mes occupations journalières ; je me suis fait des principes d’après lesquels j’agis et je vous les expose.
J’oublie dans ce moment que j’écris à l’auteur de la Henriade, je crois adresser ma lettre à feu le président de Lamoignon (3) ; mais vous réunissez toutes ces connaissances ; aussi nulle matière ne vous est étrangère. Si vous voulez encore du Cujas et du Barthole des Obotrites, vous n’avez qu’à parler ; je vous donnerai toutes les notions que vous désirez. C’est en faisant des vœux pour la conservation du patriarche de la tolérance, que le solitaire de Sans-Souci espère qu’il ne l’oubliera pas. Vale.
1 – Voyez notre Avertissement sur le Prix de la justice et de l’humanité. (G.A.)
2 – Voltaire, dans son Prix de la justice et de l’humanité, fait la même exception que Frédéric. (G.A.)
3 – Ce premier président du parlement sous Louis XIV avait rêvé pour la France un code de lois uniformes. (G.A.)
553 – DU ROI
A Potsdam, le 9 Novembre 1777.
M. Bitaubé doit se trouver fort heureux d’avoir vu le patriarche de Ferney. Vous êtes l’aimant qui attirez à vous tous les êtres qui pensent : chacun veut voir cet homme unique qui fait la gloire de notre siècle. Le comte de Falkenstein a senti la même attraction ; mais, dans sa course, l’astre de Thérèse lui imprima un mouvement centrifuge qui de tangente en tangente, l’attira à Genève. Un traducteur d’Homère se croit gentilhomme de la chambre de Melpomène, ou marmiton dans les offices d’Apollon ; et, muni de ce caractère, il se présente hardiment à la cour de l’auteur de la Henriade, et celui-là sait abaisser son génie pour se mettre au niveau de ceux qui lui rendent leurs hommages.
Bitaubé vous a dit vrai : j’ai fait construire à Berlin une bibliothèque publique. Les œuvres de Voltaire étaient trop maussadement logées auparavant ; un laboratoire chimique, qui se trouvait au rez-de-chaussée, menaçait d’incendier toute notre collection. Alexandre-le-Grand plaça bien les œuvres d’Homère dans la cassette la plus précieuse qu’il avait trouvée parmi les dépouilles de Darius : pour moi, qui ne suis ni Alexandre ni grand, et qui n’ai dépouillé personne, j’ai fait, selon mes petites facultés, construire le plus bel étui possible pour y placer les œuvres de l’Homère de nos jours.
Si, pour compléter cette bibliothèque, vous vouliez bien y ajouter ce que vous avez composé sur les lois, vous me feriez plaisir, d’autant plus que je ne crains pas les ports. Je crois vous avoir donné, dans ma dernière lettre, des notions générales à l’égard de nos lois, et du nombre des punitions qui se font annuellement. Je dois cependant y ajouter nécessairement que la bonne police empêche autant de crimes que la douceur des lois. La police est ce que les moralistes appellent le principe réprimant. Si l’on ne vole point, si l’on n’assassine point, c’est qu’on est sûr d’être incontinent découvert et saisi. Cela retient les scélérats timides. Ceux qui sont plus aguerris vont chercher fortune dans l’empire, où la proximité des frontières de tant de petits Etats leur offre des asiles en assez grand nombre.
Vous voyez que dans l’Empire on ne restitue pas même l’argent qu’on a emprunté des philosophes. Je vous envoie ci-joint la copie de la réponse que j’ai reçue de M. le duc de Virtemberg. Ce prince, qui tend au sublime, veut imiter en tout les grandes puissances : et comme la France, l’Angleterre la Hollande et l’Autriche, sont surchargées de dettes, il veut ranger son duché de Virtemberg dans la même catégorie. Et s’il arrive que quelqu’une de ces puissances fasse banqueroute je ne garantirais pas que, piqué d’honneur, il n’en fît autant. Cependant je ne crois pas que maintenant vous ayez à craindre pour votre capital, vu que les états de Virtemberg ont garanti les dettes de son altesse sérénissime, et qu’au demeurant il vous reste libre de vous adresser aux parlements de Lorraine et d’Alsace. J’avais bien prévu que son altesse sérénissime serait récalcitrante sur le fait des remboursements, et je vous assure de plus que ce soi-disant pupille n’a jamais écouté mes avis ni suivi des conseils.
Que ces misères ne troublent point la sérénité de vos jours : tranquille du palais des sages, vous pouvez contempler de cette élévation les défauts et les faiblesses du genre humain, les égarements des uns, et les folies des autres : heureux dans la possession de vous-même, vous vous conserverez pour ceux qui savent vous admirer, au nombre desquels, et en première ligne, vous compterez, comme je l’espère, le solitaire de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.
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