CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 4
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à M. le comte d’Argental.
16 Février 1777.
Vous êtes bien bon, mon cher ange ; mais je vous jure, encore une fois, que je n’ai point entendu parler de M. Sélis (1). J’ai fait la revue de tous mes papiers, je n’ai trouvé ni vers ni prose de sa part. Quant à M. l’abbé Pezzana, c’est moi qui lui ai écrit, encore une fois, à l’Ile-d’amour. Je ne savais pas qu’il y eût une aussi jolie auberge dans Paris.
Il est vrai que quelquefois mon grand âge, mes maladies, les chagrins dont on m’accable, et les travaux qui me consolent, m’empêchent de répondre à de fatigantes lettres d’inconnus ; mais ce n’est point ici le cas de M. de Sélis et de M. Pezzana.
S’il y a quelqu’un à qui on puisse reprocher de ne point écrire, c’est madame papillon-philosophe. Je comptais sur elle, je me flattais de l’honneur de son amitié ; j’imaginais même qu’elle pourrait dire un mot à M. de Richelieu, et employer son éloquence auprès du ministère pour ma petite colonie. Je n’ai eu d’elle aucune nouvelle, et je n’ai personne dont je puisse implorer le secours. Paris est devenu pour moi une ville aussi étrangère que Pékin. Il est vrai qu’on écrit également contre moi dans ces deux villes. Les jésuites missionnaires qui sont encore à la Chine, et qui prennent hardiment le nom de jésuites dans ce seul endroit du monde, me tympanisent un peu dans leurs Lettres édifiantes, et j’ai toujours à combattre, dans Paris, l’illustre famille des Fréron, celle des Clément, et celle des dévots. Les anciens ennemis de M. de Richelieu, assez mal instruits pour me croire son favori, me punissent des bontés qu’ils lui supposent pour moi.
Mon cher ange, j’ai cru trouver le repos dans la solitude : il n’est nulle part pour les hommes qui ont eu le malheur de se consacrer au public, en quelque genre que ce puisse être. Il n’y a qu’un moyen pour obtenir la paix de l’âme, c’est de mourir. Il est bien triste, mon cher ange, de finir sa vie loin de vous. Votre amitié me soutient un peu dans mes derniers jours ; j’abandonnerai sans regret tout le reste. J’oublierai surtout les plates et ridicules misères dont toute la littérature est infectée aujourd’hui. Adieu, mon cher ange, mon consolateur.
1 – Voyez aux ARTICLES DE JOURNAUX. (G.A.)
à M. ***.
A Ferney, 25 Février 1777.
Quoique je sois bien vieux et bien malade, monsieur, je n’ai pas absolument perdu la mémoire. Je me souviens qu’il y a environ quinze ans M. Thieriot m’envoya une brochure intitulée Anecdotes sur Fréron. Il me manda que plusieurs personnes l’attribuaient à M. de La Harpe. Il se peut qu’avant de l’avoir examiné, j’aie crue et j’aie mandé que cet ouvrage était très véridique, et qu’il était de l’auteur à qui on l’attribuait. Mais je reconnus bientôt que cet ouvrage ne pouvait être ni de M. de La Harpe ni d’aucun homme de lettres. Il n’y est principalement question que de marchés avec des colporteurs et des libraires, de querelles et de procès sur les objets les plus bas. Le style est digne du sujet qu’il traite.
M. l’abbé de La Porte, dont il est fort question dans cet ouvrage, et M. de Marmontel, dont il est aussi parlé, peuvent être consultés sur la vérité des faits énoncés dans la brochure. Il y était dit que le libraire Lambert avait un mémoire manuscrit concernant tout ce qu’on reprochait alors à Fréron.
Voilà, je crois, tous les éclaircissements que je puis vous donner. Si jamais je retrouve un exemplaire de cette brochure, vous verrez si elle est véridique ou non ; mais vous verrez bien plus évidemment qu’elle n’est pas d’un homme de lettres. Je me souviens qu’il était parlé, à la fin de l’ouvrage, d’un procès pour des paires de souliers. Toutes ces pauvretés-là ne passent pas la cheville du pied. J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 26 Février 1777 (1).
J’ai reçu, monseigneur, votre petit billet, qui est une espèce de lettre de change sur M. Marion. Ni lui ni l’abbé Mignot ne m’ont écrit ; mais vos quatre lignes me suffisent. Plût à Dieu que M. le duc de Virtemberg et M. le duc de Bouillon m’en écrivissent autant ! Je suis pénétré de votre bonne action, et de la grâce que vous y mettez. Vous ne sauriez croire quel bien vous me faites en versant ce baume sur mes blessures. Je trouve que ma destinée est réformée à la suite de la vôtre ; j’ai un procès bien triste, tandis que vous en avez un bien exécrable. Mais je suis toujours plus sûr du vôtre que du mien. Il me paraît impossible qu’on ne vous rende pas à la fin la justice qu’on vous doit. L’affaire est trop criante, et à la vérité en est trop palpable. Je ne crois pas qu’il y ait eu un pareil procès depuis celui de la faussaire de Robert d’Artois. On dit que parmi les épines du barreau vous avez conservé toute votre gaieté, comme toute la noblesse et la hauteur de votre âme ; je n’en suis point surpris : vous serez toujours supérieur aux autres hommes. Conservez, je vous en supplie, vos bontés à un vieux serviteur qui vous sera attaché jusqu’à son dernier moment avec le plus tendre respect.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Bailly.
A Ferney, 27 Février 1777.
« Tradidit mundum dispatationi corum. »
Je ne dispute point contre vous, je ne cherche qu’à m’instruire. Je suis un vieil aveugle qui vous demande le chemin. Personne n’est plus capable que vous de rectifier mes idées sur les brachmanes.
Je suis étonné qu’aucun de nos Français n’ait eu la curiosité d’apprendre à Bénarès l’ancienne langue sacrée, comme on fait M. Holwell et M. Dow.
1°/ Le livre du Shasta, écrit il y a près de cinq mille ans, n’est-il pas assez sublime pour nous laisser croire que les auteurs avaient du génie et de la science !
2°/ Est-il bien vrai que les brames d’aujourd’hui n’ont ni science ni génie ?
3°/ S’ils ont dégénéré sous la tyrannie des descendants de Tamerlan, n’est-ce pas l’effet naturel de ce que nous voyons dans Rome et dans la Grèce ?
4°/ Zoroastre et Pythagore auraient-ils fait un voyage si long pour aller les consulter, s’ils n’avaient pas eu la réputation d’être les plus éclairés des hommes ?
5°/ Leur trois vice-dieux ou sous-dieux, Brama, Wistnou, et Routren, le formateur, le restaurateur, l’exterminateur, ne sont-ils pas l’origine des trois Parques ?
Clotho colum retinet, Lechesis net, Atropos occat.
La guerre de Moïsazor et des anges rebelles contre l’Eternel n’est-elle pas évidemment le modèle de la guerre de Briarée et des autres géants contre Jupiter ?
6°/ N’est-il donc pas à croire que ces inventeurs avaient inventé aussi l’astronomie dans leur beau climat, puisqu’ils avaient bien plus besoin de cette astronomie pour régler leurs travaux et leurs fêtes, qu’ils n’avaient besoin de fables pour gouverner les hommes ?
7°/ Si c’était une nation étrangère qui eût enseigné l’Inde, ne resterait-il pas à Bénarès quelques traces de cet ancien événement ? M. Holwel et Dow n’en ont point parlé.
8°/ Je conçois qu’il est possible qu’un ancien peuple ait instruit les Indiens ; mais n’est-il pas permis d’en douter, quand on n’a nulle nouvelle de cet ancien peuple ?
9°/ Voilà, monsieur, à peu près le précis des doutes que j’ai eus sur la philosophie des brachmanes, et que j’ai soumis à votre décision. Je vous avoue que je n’ai jamais lu le Système de M. de Mairan, sur la chaleur interne de la terre, comparée avec celle que produit le soleil en été. J’étais seulement très persuadé qu’il y a partout du feu.
Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem (1).
Les artichauts et les asperges que nous avons mangés cette année au mois de janvier, au milieu des glaces et des neiges, et qui ont été produits sans qu’un seul rayon du soleil s’en soit mêlé, et sans aucun feu artificiel, me prouvaient assez que la terre possède une chaleur intrinsèque très forte. Ce que vous en dites dans votre neuvième lettre (2) m’a beaucoup plus instruit que mon potager.
Vos deux livres, monsieur, sont deux trésors de la plus profonde érudition, et des conjectures les plus ingénieuses ornées d’un style véritablement éloquent, qui est toujours convenable au sujet.
Je vous remercie surtout de votre dernier volume. On me croira digne de vous avoir eu pour maître, puisque c’est à moi que vous adressez des lettres où tout le monde peut s’instruire. Agréez la reconnaissance et la respectueuse estime de votre très humble et très obéissant serviteur. LE VIEUX MALADE DE FERNEY, puer centum annorum.
1 – Vers mis par Voltaire en tête de son Essai sur la nature du feu. (G.A.)
2 – Lettres sur l’origine des sciences. (G.A.)
à M. Dutertre.
A Ferney, 22 Février 1777 (1).
Dans le triste état, monsieur, de mes affaires et de ma santé, votre lettre du 21 février me console. J’espère que vos bons offices pourront à la fin me tirer de l’embarras où je suis avec la succession de M. Delaleu. Il est clair que si j’étais payé de M. le duc de Bouillon, je ne devrais plus rien à personne dans Paris. J’ai eu l’honneur de vous écrire sur cette affaire, qui m’est très importante. Je vous ai prié de vouloir bien m’instruire si M. d’Ailly m’a conservé mon hypothèque ancienne, en transportant la dette dont M. le duc de Bouillon est tenu envers moi. Cette dette était homologuée à la chambre des comptes, et me répondait de mon paiement. M. d’Ailly l’a transférée sur le gouvernement d’Auvergne, et j’ai bien peur d’avoir perdu, par ce changement, la sûreté de ma créance.
J’avais prié mon neveu, l’abbé Mignot, de vous en parler. Votre silence sur cette affaire ne laisse pas de m’alarmer. Je vous demande en grâce de m’instruire et de vouloir bien ordonner à votre homme d’affaires de presser toutes les démarches qui peuvent accélérer mon paiement.
Je ne profiterai plus de la bonté qu’avait M. de La Borde de me faire toucher mille écus par mois pour les dépenses de ma maison.
J’avais fondé une colonie assez florissante ; mais les malheurs qui sont arrivés coup sur coup précipitent la destruction de cet établissement. J’ai des sommes immenses à payer au mois de juin ; et des princes souverains, qui me doivent beaucoup d’argent, me laissent sans secours, de façon qu’avec un revenu considérable je suis à la veille de manquer et menacé de mourir chargé de dettes.
Dans cet état, monsieur, je n’ai d’espérance que dans l’amitié que vous voulez bien me témoigner. Je vous prie de me la conserver, et de me faire réponse touchant l’affaire de M. le duc de Bouillon. J’ai l’honneur d’être, avec la reconnaissance que je vous dois, monsieur, votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
3 Mars 1777.
J’ai reçu, monseigneur, votre lettre du 19 de février ; je suis toujours étonné d’écrire en 1777. Vous rafraîchissez mes faibles sens, en me disant que mon neveu d’Hornoy ou Dompierre ne s’est pas mal conduit. Je vous réponds qu’il n’est en aucune façon du parti des fanatiques ; il songe même à se tirer de cette cohue.
J’ai pris vingt fois la plume pour oser dire mon avis publiquement sur les injustices que vous essuyez. J’ai été retenu par la crainte de vous compromettre sans vous servir. Je ne peux pas m’imaginer qu’à la fin vous ne triomphiez pas. Plus les affaires se prolongent, et plus elles donnent le temps au public de revenir à la raison ; c’est toujours mon avis.
Vous m’étonnez par vos deux furies (1). Je voudrais bien les connaître. J’ai vu le temps où il n’y aurait pas eu deux femmes en France capables de se déclarer contre vous.
Je ne sais plus où est madame de Saint-Julien, ni ce qu’elle fait, ni ce qu’elle pense, ni où elle demeure. Elle ne m’a écrit qu’une seule fois depuis qu’elle a quitté ma retraite. Je la quitterai bientôt moi-même pour aller mourir dans mon voisinage en Suisse (2).
Vous savez sans doute que M. de La Borde, l’ancien valet de chambre du roi, veut faire connaître cette Suisse à vos Parisiens, par une description qu’il en fait, accompagnée de mille estampes (3), pour lesquelles toute la famille royale a souscrit. Il m’avait proposé de prendre une petite maison dans ma colonie, pour être plus à portée de son ouvrage ; mais il a changé d’avis : c’était une idée bien singulière pour un fermier-général.
J’ose croire que la requête du jeune Lally pour faire revoir le procès de son père ne servira pas peu à rendre la saine partie du parlement plus circonspecte que jamais dans ses décisions.
Le jeune homme ne peut qu’être approuvé du public ; il a de l’esprit, de la valeur, de l’opiniâtreté ; il veut venger le sang de son père ; le public sera pour lui. Il m’engagea, il y a trois ou quatre ans, à dire ce que je pensais de la catastrophe du général Lally, dans un de mes fatras. Le rapporteur (4) de cet étrange procès m’écrivit que j’étais mal informé, et que toutes les procédures qu’il conserve font sa justification. On dit à présent qu’il fera imprimer toutes ces pièces, si la requête du jeune Tolendal-Lally est admise.
Cela va faire une terrible diversion à votre affaire. On me mande que M. le premier président est allé parler au roi, pour prévenir cette révision. Je doute en effet qu’elle soit obtenue. La famille de de Thou demanda en vain une révision pareille.
Je crains de vous écrire trop indiscrètement ; je m’arrête en vous renouvelant mon tendre et inviolable respect, et les regrets qui me dévorent d’être si loin de vous.
1 – Madame de Saint-Vincent et son amie la comtesse de Saint-Jean. (G.A.)
2 – Il venait d’y racheter une maison où il voulait être transporté, en effet, à sa dernière heure. (G.A.)
3 – Tableaux topographiques, pittoresques, historiques, moraux, politiques. Ils ne parurent qu’à partir de 1780. (G.A.)
4 – Pasquier. (G.A.)