CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 8
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à M. de Croix.
A Ferney, 12 Mai 1777.
On n’a rendu, monsieur, que depuis très peu de jours, au vieillard moribond dont vous embrassez généreusement la défense, la lettre et l’ouvrage que vous avez daigné lui faire tenir (1). Il les a lus avec une extrême sensibilité ; mais le déplorable état où il se voit réduit le prive du plaisir de vous remercier de sa main. Il fut atteint, le 8 de mars dernier, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, d’un coup d’apoplexie qui augmente prodigieusement la somme de ses souffrances, et qui, sans doute, ne tardera guère à la réduire à zéro. Dans l’impossibilité où il est d’écrire, il vous prie d’agréer ses excuses, et de ne pas douter de son estime et de sa reconnaissance.
1 – L’Ami des arts, ou Justification de plusieurs grands hommes. (G.A.)
à M. Turgot.
17 Mai 1777 (1).
Un vieillard de quatre-vingt-trois ans, tombé deux fois dans une espèce d’apoplexie, n’a pas trop la force d’écrire à Caton. Cependant, ayant entendu dire que Caton a daigné indiquer un rapporteur digne de lui au conseil des parties, pour plaider la cause de douze mille esclaves de six pieds de haut contre vingt petits chanoines ivrognes, jadis moines de saint Benoît, et pour tâcher d’obtenir, s’il est possible, que ces douze mille citoyens soient sujets du roi au lieu d’être esclaves de moines, ledit apoplectique se jette aux pieds de monseigneur Turgot pour le remercier très humblement.
Un jour il arrivera peut-être qu’on sera assez sage et assez heureux pour remettre les étables d’Augias entre les mains d’Hercule ; alors il fera ce qu’on a fait ailleurs : saint-Bernard et saint Benoît n’auront plus de serfs de mainmorte.
Le vieux mourant va bientôt partir dans cette douce espérance, et sera attaché bien respectueusement au vertueux Caton jusqu’au dernier moment de sa vie.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le marquis de Villette.
17 Mai 1777.
Le vieux malade de quatre-vingt-trois ans, affligé d’un reste d’apoplexie qui le mène au pays où est descendu Catherin Fréron, a été bien consolé par le souvenir et par la lettre de M. le marquis de Villette. Soit qu’il vive ou qu’il meure, M. de Villette aura dans deux mois son quantième (1) avec répétition et belle boite d’or de couleur, dont le centre sera garni d’une figure en émail très ressemblante. Le tout coûtera vingt-cinq ou vingt-six louis.
Le malade, qui n’a guère de force d’écrire ni de dicter, fait ses tendres compliments à M. le marquis de Villevieille, et peut-être ses derniers adieux. Il y a eu un reclus, nommé M. Delisle de Sales, en faveur de qui M. de Villette a fait une belle action. Je n’en suis pas surpris. Je ne le suis pas non plus de la persécution qu’il éprouve : elle est digne des Welches.
1 – Montre à quantième. Toutes les éditions portent « quantième du mois. » C’est une faute. (G.A.)
à M. Sélis.
A Ferney, … Mai 1777.
Monsieur, un peintre des Gobelins (1) est venu dans ma solitude le 28 de mai, et m’a apporté une lettre dont vous m’honorez, du 17 d’avril, accompagnée d’une traduction des Satires de Perse, et de très jolis vers français. M. d’Argental m’avait déjà prévenu de toutes vos bontés pour moi (2) ; mais je n’avais pas encore reçu votre ouvrage. Mon grand âge et ma déplorable santé ne m’ont point empêché de lire déjà votre très judicieuse préface, et la traduction de la première satire. Je vois que vos notes éclaircissent beaucoup le texte, et que ceux qui veulent faire quelque progrès dans la langue latine doivent vous lire et vous étudier. J’éprouve par moi-même qu’on peut apprendre à tout âge, et c’est avec reconnaissance que j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.
1 – Mézière. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à d’Argental du 4 février. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 31 mai 1777 (1).
Souffrez, monseigneur, que je suspende un moment mon triste état pour oser vous parler de l’étonnante issue d’une affaire dont les souterrains me sont encore inconnus. J’ai appris que mon neveu d’Hornoy s’était conduit comme il le devait, et que M. le duc d’Orléans lui en avait témoigné sa satisfaction. Cela m’a un peu consolé, quoique d’Hornoy ait eu la modestie de ne m’en rien dire.
Je suis près d’essuyer à Dijon à peu près la même aventure que la chicane vous a suscitée à Paris. Je ne me flatte pas de la soutenir avec autant de grandeur d’âme que vous : il faut que chacun se tienne dans sa sphère. C’est à vous d’être toujours grand et d’être supérieur aux événements ; c’est à moi d’être petit, et d’enrager sans en rien dire, mais de vous être toujours attaché avec le plus inviolable et le plus tendre respect, tant que je respirerai dans mon trou, loin de la scène changeant de ce monde.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 2 Juin 1777.
Je suis indigné contre moi-même, mon cher ange, de n’avoir pas depuis si longtemps tendu les bras à vos ailes, qui m’ont toujours couvert de leur ombre. Hélas ! ce n’est pas ma faute ; je n’ai eu ni bras, ni pieds, ni tête, depuis quelques mois. Je vous écris aujourd’hui d’une main qui n’est pas celle dont je me sers ordinairement ; mais c’est toujours le même cœur qui dicte. Je vous parlerai d’abord de l’ambigu à cinq services (1), qui probablement sera servi bien froid, ou plutôt qu’on n’osera jamais servir. Ce n’est pas que le repas ne soit régulier, et qu’il n’y ait des plats assez extraordinaires qui pourraient être de haut goût ; mais malheureusement madame de Saint-Julien avait parlé, il y a plusieurs mois, de notre souper ; le bruit s’en était répandu dans Paris. Je crois fermement que ce souper ne valait rien du tout, et que le cuisinier a très bien fait de le supprimer ; l’autre est meilleur (2) ; mais il faudrait que le cuisinier fût à Paris, qu’il jouât le rôle de maître-d’hôtel, et que les gourmets n’eussent pas le goût aussi égaré qu’ils l’ont depuis quelques années. J’ai vu le menu d’un nouveau traiteur de l’Amérique qui a été servi vingt fois sur table (3), et dont en vérité je n’aurais jamais voulu manger un morceau. Si quelque jour la fantaisie pouvait vous prendre de tâter du vieux cuisinier que vous savez, quand ce ne serait que pour la rareté du fait, ce vieux cuisinier serait capable de faire le voyage auprès de vous, et de se loger dans quelque gargote bien obscure et bien ignorée. Qui sait même si cette aventure ne pourrait pas arriver l’année mit sept cent soixante-dix-huit ? Je me berce de cette chimère, parce qu’elle m’entretient de vous. Le préalable serait qu’alors M. le duc de Duras vous donnât sa parole d’honneur de se mettre avec vous à table, et même de manger avec appétit ; mais il est plaisant, entre nous, qu’on ait tant mangé de Zuma, et qu’on n’ait pas seulement essayé de tâter du Don Pèdre (4) : le hasard gouverne ce monde.
Mon cher ange, le hasard m’a bien maltraité depuis quelques mois. Ce hasard est composé de la nature et de la fortune ; des chances horribles sont sorties du cornet contre moi. Ma colonie est aussi délabrée que l’ont été de Pondichéry et Québec. Je me suis trouvé ruiné tout d’un coup, sans savoir comment, et je me suis enfin aperçu qu’il n’appartenait qu’à Thésée, Romulus, et M. Dupleix, de bâtir une ville.
Portez-vous bien, mon cher ange ; aimez-moi encore, tout chimérique et tout infortuné que je suis. Ma tendre amitié n’est pas du moins une chimère ; elle est la consolation très réelle du reste de mes jours.
1 – Agathocle. (G.A.)
2 – La tragédie d’Irène. (G.A.)
3 – La tragédie de Zuma, par Lefèvre jouée le 22 janvier 1777.
4 – Cette tragédie datait de 1774 et n’avait pas été représentée. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
A Ferney, 2 Juin 1777.
Ma protectrice, je ne me sers point de la main de l’ami Wagnière, qui est absent ; je ne me sers point de la mienne, qui ne peut plus écrire. Je vous demande pardon de vous avoir remerciée si tard de m’avoir appris l’aventure du nasillonneur de Brosses (1), que je suivrai bientôt. Tous les malheurs se sont accumulés sur notre colonie depuis qu’elle a été privée de l’honneur de votre présence. M. l’intendant fait bâtir une ville charmante à Versoix. Là, tandis que la nôtre à peine commencée, tombe en ruine, on construit actuellement quatre portes magnifiques à la nouvelle ville de Versoix, avec des pierres aussi belles que le marbre, qui avaient été destinées pour le port par M. le duc de Choiseul. On donne à cette ville des privilèges immenses : ce sera un lieu de franchise et un lieu d’agrément, tandis qu’on ne nous a pas accordé la moindre concession ni le moindre privilège. Je me trouve ruiné de fond en comble, pour avoir donné de nouveaux sujets au roi. Que deviendra mon obélisque de marbre que j’avais déjà commandé au marbrier de Vevay ? Le nom de M. le duc de Choiseul ne sera donc que sur des débris, et ne sera vu que par des gueux !
Je me crois aussi malheureux dans la petite entreprise (2) que j’avais faite sous vos yeux avant que vous partissiez. Je n’étais pas plus propre à faire le métier de Pradon à l’âge de quatre-vingt-trois ans, qu’à faire le métier de Mansard. Je vous demande en grâce, pour que je meure moins désespéré, de mettre aux pieds de M. le duc de Choiseul ce pauvre sot qui, entre le mont Jura et les grandes Alpes, ne sut jamais de quoi il s’agissait à Paris et à Versailles, et qui ne connut pas mieux la France que l’ancienne Grèce. Il a été cruellement puni de son ignorance ; mais il compte toujours sur vos bontés. Il vous sera attaché avec un bien tendre respect pour le peu de temps qu’il a encore à vivre sur les frontières de la Suisse. Et dites bien, je vous en prie, à M. le duc de Choiseul, qu’il mourra en le regardant comme celui qui fait toujours l’honneur de la France. A vos genoux, votre fidèle sujet.
1 – Mort le 7 mai. (G.A.)
2 – Irène. (G.A.)
à M. de La Harpe.
4 Juin 1777.
Mon cher confrère, j’ai reçu presque à la fois deux lettres de vous, et la Religieuse (1). Cette très attendrissante Religieuse était bien, et elle est beaucoup mieux. Je regarde cet ouvrage comme un des meilleurs que nous ayons dans notre langue.
Pour votre journal (2), il est le seul que je puisse lire, et nous en avons cinquante. J’avais cédé aux instances de l’ami Panckoucke, qui voulait absolument que je combattisse quelquefois sous vos étendards, et qui m’assurait que vous le trouveriez fort bon ; mais aussi il m’avait promis le plus inviolable secret. Il ne me l’a point gardé ; il m’a décelé très mal à propos, et m’a beaucoup plus exposé qu’il ne pense.
Je vous prie, mon cher confrère, de lui dire bien résolument qu’il ne mette jamais rien sous mon nom ; je ne suis pas en état de faire la guerre. Ce n’est pas que je manque de courage ni de bonnes raisons pour la faire ; mais il faut de la santé, même pour la guerre de plume. J’ai besoin de repos, après mon accident, que vous appellerez comme il vous plaira, mais dont les suites sont bien désagréables. L’indiscrétion de Panckoucke avec son V. me fait une peine mortelle (3). Il accoutume le public à croire que non seulement je me porte bien, mais que j’abuse de ma santé jusqu’à écrire des lettres un peu impudentes.
On m’accuse, dit-on, d’avoir écrit à MM. les juges du Châtelet une philippique un peu forte (4) sur le procès ridicule qu’ils ont fait à ce pauvre Delisle, et sur le jugement atroce qu’ils ont rendu. Vous devez bien savoir comme je pense sur le livre et sur la sentence ; mais assurément je serais plus fanatique que ces messieurs, et cent fois plus répréhensible qu’eux, si je leur avais écrit sur cette affaire. Je ne connais point cette prétendue lettre, et je veux croire qu’elle n’existe pas.
Quand vous aurez un moment de loisir, dites-moi, je vous prie, quel est le polisson (5) que le libraire de la Poste du soir a choisi pour son bel esprit.
Je suis en peine de la santé de M. d’Alembert. Pour la mienne, elle est bien déplorable ; mais il y a environ quatre-vingt-trois ans que je suis accoutumé à souffrir. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Mélanie, drame en vers. (G.A.)
2 – Journal de politique et de littérature. (G.A.)
3 – Au bas des articles que Voltaire envoyait au Journal de La Harpe. (G.A.)
4 – Lettres de l’inquisiteur de Goa sur la Philosophie de la Nature. (G.A.)
5 – Sautereau de Marsy, rédacteur du Journal de Paris. (G.A.)