CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 19
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à M. de Vaines.
A Ferney, 19 Novembre 1777.
Le vieux malade persiste à profiter des bontés de M. de Vaines jusqu’au premier jour de janvier 1778, et à l’aimer toute sa vie.
à M. François de Neufchateau.
20 Novembre 1777.
Je n’ai reçu, monsieur, que le 18 de Novembre, votre paquet du 12 d’octobre. J’ai fait lire à M. le marquis de Villette, et à quelques amis qui passent le reste de l’automne dans ma chaumière, l’ouvrage plein d’esprit, de beaux vers, et de vérités, dont vous m’avez gratifié (1). Je ne compte point pour des vérités les politesses que vous me faites dans cet écrit si agréable, et je ne suis point surpris qu’on vous ait refusé la permission d’imprimer l’éloge que vous faites d’un homme (2) peu agréable au ministère et à l’ordre des avocats : vous sentez que des ennemis se tiennent pour insultés quand on loue leurs ennemis.
Vous ne trouverez pas, monsieur, beaucoup de secours pour votre édition parmi les libraires de Suisse et de Genève : il y en a de riches qui n’impriment que de gros livres de bibliothèque ; il y en a de pauvres qui ne débitent que des almanachs, mais aucun qui sache encourager le mérite d’un homme de lettres. Vous ne trouverez nulle ressource pour vos œuvres dans toute la librairie de ce pays-là. Il y a bientôt trente ans que j’y suis ; vous pourrez dire de moi
In qua scribebat barbara terra fuit.
OV., Trist., liv. III, él. I.
Vous jouissez d’un sort contraire, quand vous avez le bonheur d’être chez M. Dupaty (3). Il daigna autrefois honorer ma retraite de sa présence, lorsqu’il était un peu victime de son éloquence et de son courage : c’est un homme d’un rare mérite, et qui est fait pour sentir le vôtre. Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien lui dire combien nous sommes flattés ma nièce et moi, de son souvenir. Je lui envie le plaisir qu’il a de vous posséder chez lui. Je voudrais pouvoir partager vos peines, et goûter avec vous tous les plaisirs de l’esprit ; mais j’ai quatre-vingt-quatre ans, je suis accablé de souffrances de toute espèce, et je n’ai plus qu’à mourir. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Discours sur les Dégoûts de la littérature. (G.A.)
2 – Linguet. (G.A.)
3 – Président du parlement de Bordeaux. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 22 novembre 1777 (1).
Ange exterminateur redevenu ange gardien, vous ranimez toute ma tendresse paternelle pour mon dernier enfant (2). Je profite des bontés de l’aimable secrétaire (3). Voilà deux additions absolument nécessaires, l’une pour le premier acte, l’autre pour le troisième. Le premier changement m’a été suggéré par M. de Thibouville ; le second n’est que de moi ; mais je ne crois pas qu’il fasse un mauvais effet.
Il me semble que notre ami M. de Chabanon met une terrible importance à cette place de l’Académie ; sa passion est si forte qu’il a écouté ces tracasseries bien injustes qu’on m’a faites sur son compte. Comment ne sait-il pas à quel point je l’aime ?
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Irène. (G.A.)
3 – Madame de Vimeux. (G.A.)
à M. de Vaines.
23 Novembre 1777.
Le vieux malade trouve toujours sa consolation dans les bontés de M. de Vaines. Il lui adresse cet envoi pour M. de Condorcet son ami, et lui en adressera encore un autre avant l’expiration du bail des postes.
Extremum… quod te alloquor,hoc est.
Æn., VI.
à M. Hennin.
… Novembre 1777
.
Le vieux malade, monsieur, vous remercie de toutes vos bontés. L vous renvoie l’édit du roi (1), qui n’est pas une extrême bonté pour la nation, mais qui est du moins un petit soulagement pour quelques pauvres petites familles. On n’est pas en état de faire de grandes choses quand on n’a que de grandes dettes. Je supplie monsieur et madame Hennin d’agréer mes respects.
1 – L’Arrêt du conseil d’Etat du roi, du 2 novembre, portant suppression des vingtièmes d’industrie dans les bourgs, villages et campagnes.
à M. Delisles de Sales.
A Ferney, 24 Novembre 1777.
Je n’ai autre chose à vous mander, monsieur, sinon que j’écris aujourd’hui au même homme qui recevra la lettre de M. d’Alembert.
Le gros paquet qui contiendra vos ouvrages ne pourra lui parvenir que dans deux ou trois mois, par les voitures de Suisse et par les chariots d’Allemagne. Ma lettre lui sera rendue dans quinze jours. Je compte beaucoup plus sur la recommandation de M. d’Alembert que sur la mienne ; mais je mets à cette négociation autant d’intérêt que lui. Il vaudrait mieux, sans doute, lui céder un ouvrage de philosophie qu’à Palmyre (1). La galanterie française n’a que faire ici :
Non erat hic locus…
HOR., de Art. poet.
Au reste, le roi de Prusse fait bâtir une magnifique bibliothèque à Berlin. C’est à vous à lui fournir des ouvrages dignes de l’Apollon palatin. Le vieux malade vous embrasse sans cérémonie.
1 – La Philosophie de la Nature, par Delisle de Sales était dédiée : A la femme que j’aurai, et l’auteur l’appelait Palmyre. (G.A.)
à M. le marquis de Condorcet.
26 Novembre 1777 (1).
Un académicien de Berne ambitionne le suffrage de toutes les académies de l’Europe. Des citoyens qui aiment la justice doivent un hommage au meilleur citoyen. Je ne sais si j’oserai envoyer ce petit ouvrage (2) à M. Turgot, et si je puis le lui adresser à lui-même. Enterré entre les grandes Alpes et le Jura, j’ignore même si mon paquet parviendra jusqu’à M. de Vaines ; j’ignore surtout ce qu’on fait à l’Académie française. Je ne suis plus de ce monde : mais je mourrai avec mon culte d’hyperdulie pour M. Pascal de Condorcet.
1 – Editeurs, d Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le Prix de la Justice. (G.A.)
à M. de Vaines.
A Ferney, 26 Novembre 1777.
Le vieux malade a encore recours aux bontés de M. de Vaines, en lui demandant bien pardon de tant d’importunités.
à M. le marquis de Thibouville.
26 Novembre 1777.
Je dois autant de reconnaissance que d’estime au vrai Baron, plus connaisseur que Baron. Nous sommes encore bien loin de livrer Irène aux bêtes féroces du parterre de Paris ; mais j’ai eu le temps de remédier aux très grands défauts que vous aviez trouvés au second acte, quand on vient annoncer au prince Alexis Comnène, en présence d’Irène, qu’il est mandé par l’empereur C’est assurément un coup de théâtre qui méritait qu’Alexis en parlât avec plus d’étendue. Je n’ai pas manqué d’envoyer cette addition à l’ange exterminateur, redevenu l’ange sauveur.
Permettez-moi de résister obstinément aux autres critiques qui sont trop contraires à l’esprit dans lequel j’ai fait Irène. J’avais tenté d’abord de rendre son mari tout à fait odieux, afin de la justifier. Je m’aperçus bien vite qu’alors elle devenait ridicule de s’obstiner à être fidèle, et de se tuer très sottement, pour ne pas manquer à la mémoire d’un méchant homme. J’a vu évidemment qu’il faut avoir quelques reproches à se faire, pour qu’on soit bien reçu à se tuer entre son père et son amant.
A l’égard de la catastrophe, il faut bien se donner de garde de l’allonger. Le parterre s’en va dès que l’héroïne est morte. Il ne faut que le spectacle attendrissant de l’amant et du père, qui disent chacun deux mots aux genoux de la mourante.
Omne supervacuum pleno de pectore manat.
HOR., de Art. poet.
L’ascendant d’un vieillard fanatique sur une enfant, c’est-à-dire sur une fille et non pas sur un garçon, ne peut fournir aucune allusion. Vous savez bien qu’il n’y a, dans votre pays, aucun fanatique qui gouverne sa fille enfant.
Mon imagination décrépite est d’ailleurs aux ordres de votre critique judicieuse, et mon cœur est encore plus aux ordres de votre cœur. Vous vous êtes heureusement corrigé de l’habitude affreuse de m’écrire, deux fois par an, quatre mots indéchiffrables qui ne signifiaient rien. Cela est bon pour la petite poste de Paris, pour avertir un homme oisif qu’il est prié à souper chez une femme oisive, avec des gens qui n’ont rien à faire ni à dire. Je n’ai pas un moment à moi dans la journée : je suis accablé de travaux incroyables, de maladies, et d’années, et cependant je trouve encore des moments pour raisonner avec vous, pour vous dire que je vous aime tendrement, surtout quand vous secouez avec moi votre paresse, et que je viendrai vous voir, si je puis jamais supporter le voyage, et si je ne meurs point en chemin ; mais la destinée m’a toujours contredit. Nous formons des projets avec madame Denis, avec M. et madame de Villette ; nous arrangeons ces projets à midi, et nous en découvrons toutes les impossibilités à deux heures. Cette madame Denis vous écrit à la fin : vous voyez bien qu’on n’est pas incorrigible. Pour moi je tâche de me corriger, moi et mes ouvrages, dans un âge où l’on prétend qu’on est incapable de tout.
Je n’en crois rien. Si j’avais fait une faute à cent ans, je voudrais la réparer à cent et un. Adieu ; si j’avais tort de vous aimer, je ne m’en corrigerais pas.