CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 1
Photo de PAPAPOUSS
à M. de Bacquencourt.
1er Janvier 1777.
Monsieur, depuis la journée des Calas, je vous ai bien des obligations. La plus grande est celle d’être notre intendant. Je vous remercie surtout de m’avoir instruit sur la petite patrie que je me suis choisie je ne sais comment, et que je connais très peu.
Il me semble qu’on disputait sans beaucoup s’entendre. Ceux qui accusaient votre subdélégué de prendre secrètement le parti de son commis et de Rose (1) m’ont paru injustes. Ceux qui ont accusé nos états de vouloir prendre pour eux le marché de Rose ne m’ont pas paru plus équitables. Ce que j’ai pu comprendre dans ma solitude, au milieu de mes souffrances continuelles, c’est que tout le monde avait raison en un seul point, celui de s’en rapporter à votre justice et à votre bonté.
Vous savez, monsieur, par expérience, qu’on va toujours trop loin, soit quand on soutient ses droits, soit quand on attaque ceux d’autrui. On vous avait d’abord mandé que la colonie de Ferney ne voulait payer aucune taxe, et vous avez bientôt reconnu qu’elle offrait de se taxer elle-même. On avait persuadé le conseil que l’industrie, dans le pays de Gex, produisait plus que la culture des terres ; et il s’est trouvé à l’examen que l’industrie, laquelle réside presque tout entière dans Ferney, ne rapporte pas la dixième partie des biens-fonds.
De même on vous a dit, monsieur, que nos états voulaient avoir actuellement six mille quintaux de sel de Berne, ce qui était absolument impossible ; et on a reconnu qu’en faisant casser le marché de Rose, ils ne voulaient que s’assurer pour l’avenir les secours de Berne dans des besoins urgents.
Vous mettez tous les disputants d’accord en leur promettant votre protection dans ce besoin, qui ne tardera pas à se manifester, et en voulant bien les assurer qu’ils auront du sel de la ferme. Moyennant cette assurance, tout le monde me paraît aujourd’hui très content ; et des deux côtés on doit également vous bénir.
Je voudrais bien que l’affaire des régisseurs du marc d’or pût s’accommoder aussi aisément avec les horlogers de Ferney. Messieurs de Genève envoient tous les ans en France trente mille montres d’or à dix-huit carats, et ces régisseurs ne veulent pas souffrir que mes pauvres colons en envoient cinq cents. M. de Fargès dit à la régie qu’elle a tort, et que celui qui couperait le cou à la poule aux œufs d’or, sous prétexte qu’elle pondrait à dix-huit carats, serait un fort mauvais ménager.
J’abuse de votre temps et de vos bontés, monsieur, en vous parlant de toutes ces misères ; je vous prie de me pardonner.
Ignarosque viæ mecum miseratus agrestes.
Ingredere, et votis jam aunc assuesce vocari.
Georg., I.
Je suis avec respect, etc.
1 – Voyez la lettre à Trudaine du 10 décembre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
1er Janvier 1777.
Ne criez pas tant, messieurs, il y a longtemps que votre dîner est prêt (1), mais je n’ai pas osé le servir sur table ; et même encore aujourd’hui je tremble de vous faire très mauvaise chère ; il n’y a que trois services. Je m’étais imaginé qu’en les donnant à dîner, et les trois actes assez plaisants et assez intéressants, à mon gré, du Droit du Seigneur, à souper, cela pourrait vous amuser quelque jour. Il est vrai que la peur m’a pris, quand j’ai relu ma petite drôlerie tragique ; et ma peur a été si grande, que je ne voulais pas montrer cet agrégé de tragédie à madame Denis. Hier j’ai surmonté mon dégoût et ma crainte, je lui ai donné la pièce à lire ; elle a pleuré, et cela m’a rassuré. Quand je dis rassuré, ce n’est pas auprès du parterre ; car vous savez qu’à présent votre ville est divisée en factions. J’ai contre moi le parti anglais, le parti juif, le parti dévot, la foule des méchants auteurs, tous les journalistes ; et Dieu sait quelle joie quand toute cette canaille se réunira pour siffler un vieux fou qui, dans sa quatre-vingt-troisième année, abandonne toutes ses affaires pour donner un embryon de tragédie au public ! Je suis assez fat pour croire que le rôle de mon impératrice est très honnête, très touchant, et même, si on veut, assez théâtral. Mais où mon gros abbé Mignot a-t-il pêché que le style est dans le goût de Sémiramis et de Mahomet ? je vous jure qu’il n’en est rien. Je ne le crois pas rampant, mais je le crois beaucoup plus approchant du naïf que du sublime : c’est un combat éternel de l’amour et de la vertu. Le fond de l’étoffe est agréable ; mais elle ne peut pas être nuancée.
Je doute fort, après tout ce qui me revient sur mademoiselle Sainval, que mon impératrice soit digne de ses talents. Et puis, quand cette grande actrice voudrait se charger du rôle ; quand Lekain voudrait jouer le rôle de ce qu’on appelle l’amoureux ; quand Brizard voudrait jouer le père, qui, par parenthèse, est un moine ; enfin, quand tous les comédiens seraient d’accord, comment pourrait-on s’y prendre pour donner au public cet ouvrage, malgré les lois fondamentales de la comédie, qui veulent que chaque pièce passe à son rang ? Les comédiens ont, je crois, encore quarante comédies à faire tomber avant moi. Il faudrait que je vécusse jusqu’à quatre-vingt-dix ans pour trouver place.
Vous sentez bien que la personne qui m’offre une place dans sa loge me fait quelque honneur et quelque plaisir. Je ne suis point ingrat ; je me sens même beaucoup d’inclination pour cette personne ; mais je vous supplie de considérer que j’ai perdu les yeux, les oreilles, les jambes, les dents, la langue, et qu’il n’y a pas moyen que j’aille me montrer parmi des jeunes gens. Très sérieusement, mon cher ange, je n’en peux plus. Si je m’allais mettre dans une loge de la comédie, on me prendrait pour un des spectres de Shakespeare. Ne dites point, je vous en prie, que je n’ai que quatre-vingt-deux ans ; c’est une calomnie cruelle. Quand il serait vrai, selon un maudit extrait baptistaire, que je fusse né en 1694, au mois de novembre, il faudrait toujours m’accorder que je suis dans ma quatre-vingt-troisième année (2). Vous me direz que quatre-vingt-trois ne me sauveront pas plus que quatre-vingt-deux de la rage des barbares qui me persécutent ; cependant ma remarque subsiste (comme dit Dacier). Tout ce que je sais, c’est que si j’en avais quatre-vingt-treize, je vous aimerais autant qu’à trente. La lie de mon vin vous appartient comme la mère-goutte, et mon cœur est tout jeune quand je pense à vous.
Je vous souhaite la bonne année, mon cher ange ; les années heureuses sont faites pour vous.
1 – La tragédie d’Irène. (G.A.)
2 – Voyez notre Appendice à la Vie de Voltaire. (G.A.)
à M. de Vaines.
A Ferney, 1er de 1777.
Neclectæ dominus splendidior rei.
HOR., III, od. XVI.
Intaminatis fulget honoribus.
HOR., II, od. XVIII.
Jouissez de votre repos, monsieur, et de l’amitié des honnêtes gens, qui rend ce repos si agréable. Je ne sais où est M. Turgot, ni ce qu’il fait. Je vous prie de lui dire, quand vous le verrez, qu’il y a sur la frontière de Suisse un mourant qui lui est plus attaché que tous les vivants de Paris.
Permettez que je vous adresse cette petite lettre pour M. de La Harpe.
Je vous souhaite de tout mon cœur une bonne année, une vie plus heureuse que la mienne, et une santé meilleure. Je finis dans les douleurs l’année 1776, et je commence l’autre de même. Votre très humble et obéissant serviteur.
à Madame de Saint-Julien.
A Ferney, 5 Janvier 1777 (1).
Votre vieux malade, madame, a eu l’honneur de vous écrire par M. de Fontaine. Il ne sait ni où vous demeurez, ni si vous avez reçu sa lettre. Il ignore, au milieu de ses neiges, tout ce qui se fait dans Paris et à Versailles. Il ne sait autre chose sinon que, quand il mourra, vous perdrez un serviteur aussi attaché qu’inutile. L’état où il se trouve, plus détestable que jamais, le met dans l’incapacité de vous écrire une lettre raisonnée et même raisonnable. M. de Crassy, qui se porte bien, vous fera un long détail de toutes nos misères auxquelles je ne crois pas qu’il y ait de remède. Il faut savoir souffrir de toutes les façons. Le rude hiver que nous éprouvons me décourage. La nature est si horrible que je n’ose espérer un printemps.
Je vous souhaite, madame, une bonne année et de beaux jours. Il n’aurait tenu qu’à vous de me donner du moins un bon quart d’heure, en m’écrivant un mot. Mais il n’y a personne au monde avec qui les absents aient plus de tort qu’avec vous. Vous les oubliez entièrement pendant l’hiver, et vous leur reprochez, l’été, de vous avoir oubliée. Il y aurait de la folie à moi si j’osais espérer de vous faire encore ma cour cet été. Je me borne à le désirer passionnément.
Je ne vous parle point de cet ouvrage que vous avez vu naître, et qui n’était pas fait pour être traité par un homme de quatre-vingt-trois ans. Comment vous parlerais-je de mon dernier enfant ? J’ignore si vous avez encore la moindre bonté pour le père. Si vous m’honoriez encore d’un reste de souvenir, vous daigneriez m’instruire, par M. de Crassy, de toutes les choses dont je n’ose vous parler, ne sachant pas si ma lettre vous parviendra. Je me mets à vos pieds à tout hasard.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le marquis de Florian.
A Ferney, 6 Janvier 1777.
Le vieux malade, mon cher ami, vous fait son compliment sur la compagnie de cavalerie (1). Tel oncle, tel neveu.
La puissance démocratique de Genève vient de destituer trois syndics d’un coup de filet : cela ne fait nul bruit. Il n’y aura point de guerre civile : chacun ne songe qu’à mettre des rouleaux de cinquante louis à la loterie de Necker.
Le sieur Bérard, capitaine de notre vaisseau l’Hercule, et du Carnatic, que nous avions envoyé aux Indes, et qui était revenu à Lorient, vient de repartir avec notre argent, sans prendre congé de personne, et prend le chemin du Bengale, au lieu de nous payer ; mais il n’y a pas moyen d’envoyer après lui la justice en pleine mer, comme dans les Fourberies de Scapin. On dit que le scélérat comptera avec nous dans cinq ans au plus tard, et que nous ne perdrons avec ce marin de Normandie, qu’environ quatre-vingt-dix pour cent. Dieu veuille avoir l’âme de Labat, qui nous avait enjôlés, et qui s’est tiré d’affaire à nos dépens avant de mourir !
M. Forestier, médecin, demande une maison de six mille francs ; nous la lui donnerons. M. de Crassy, de son côté, en demande une de douze mille pour ses frères. La maison de madame d’Hacqueville est bâtie, grâce au beau temps ; car nous jouissons d’un printemps perpétuel depuis le commencement de novembre. Celle de M. de La Borde aurait pu l’être, s’il avait voulu se déterminer ; mais l’argent manque pour toutes ces grandes entreprises. Je commence à espérer que la ville sera bâtie avant ma mort. Tout cela pourra vous amuser, surtout si M. de La Borde se fait vassal du château de Bijou (2).
1 – Que le neveu du marquis venait d’obtenir. (G.A.)
2 – Maison de Florian à Ferney. (G.A.)