CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 32
Photo de PAPAPOUSS
à M. le marquis de Thibouville.
18 Décembre 1776.
Mon cher marquis, tout ce que vous m’avez écrit de mademoiselle Sainval m’a tourné la tête, et a échauffé mon cœur ; mais c’est montrer Vénus toute nue à un castrat. Ce que j’ai commencé pour elle m’en paraît fort indigne. J’avoue ma turpitude à M. d’Argental, et je vous fais la même confession. Le sujet est si simple, qu’il ne pourrait aller qu’à trois coups ; il en faut cinq pour mademoiselle Sainval.
On vient de m’envoyer un nouveau tome des Lettres édifiantes et curieuses du révérend P. Bourgeois, convertisseur secret à la Chine, et qu’on dit parent de M. de Boynes. Ce maraud raconte qu’il avait baptisé une fille de quinze ans, laquelle était possédée d’un démon de luxure. Adressez-vous à la sainte Vierge, lui dit le P. Bourgeois ; prions-là de vous faire mourir plutôt que de vous laisser succomber. La fille le crut, et mourut, pendant la nuit, de la goutte remontée. C’est précisément le sujet de ma petite drôlerie. C’est une femme amoureuse à la fureur du meurtrier de son mari, et qui finit enfin par se tuer, au lieu de se laisser violer par son cher amant. Cela est si peu dans la nature, et surtout dans la nature française, que je parierais pour les sifflets.
Je me suis aperçu très tard de mon mauvais choix. Je peignais des couleurs les plus vives et les plus tendres un tableau qu’il faut jeter dans le feu. J’en suis bien affligé, car il n’y a pas d’apparence qu’à mon âge je fasse encore des enfants ; et celui-là aurait été intéressant, s’il n’avait pas été ridicule.
Si le déclamateur Oreste peut réussir, je ne manquerai pas de prendre ce prétexte pour écrire à l’ami de madame de Boulogne. Je vous remercie du bon conseil que vous m’avez donné. Je vous remercie surtout de vos quatre pages d’écriture ; vous n’êtes pas accoutumé à faire de telles faveurs. Je suis enchanté de vous avoir corrigé de votre laconisme. Pardonnez-moi de ne vous écrire que deux pages : c’est beaucoup pour un malade dans un désert. Conservez-moi vos bontés.
A L’AUTEUR D’UN JOURNAL.
22 Décembre 1776.
Le plan de votre journal, monsieur, me paraît aussi sage que curieux et intéressant : mon grand âge, et les maladies dont je suis accablé, ne me laissent pas l’espérance de pouvoir produire quelque ouvrage qui mérite d’être annoncé par vous.
Si j’avais une prière à vous faire, ce serait de détromper le public sur tous les petits écrits qu’on m’impute continuellement. Il est parvenu dans ma retraite des volumes entiers, imprimés sous mon nom, dans lesquels il n’y a pas une ligne que je voulusse voir composée. Je vous supplierai aussi, monsieur, de vouloir bien, par un mot d’avertissement, me délivrer de la foule de lettres anonymes qu’on m’adresse. Je suis obligé de renvoyer toutes les lettres dont les cachets me sont inconnus. Cet avertissement, inséré dans votre journal, m’excuserait auprès des personnes qui se plaignent que je ne leur aie pas répondu ; je vous aurais beaucoup d’obligation.
Je ne doute pas que votre journal n’ait beaucoup de succès ; je me compte déjà au nombre de vos souscripteurs.
à M. le docteur Paul Vergani.
Ferney, 23 Décembre 1776.
Monsieur, un vieillard très malade, et qui presque perdu les yeux, a l’honneur de vous remercier du livre (1) dont vous l’avez favorisé. C’est une grande consolation pour lui de se le faire lire. La guerre que vous faites au duel est juste et bien conduite ; elle vous fera beaucoup d’honneur. La mort qui m’appelle depuis quelque temps ne me permet pas de vous en dire davantage. J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime que vous méritez, etc.
1 – Sur l’Enormité du duel. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
24 Décembre 1776 (1).
M. de Crassy, madame, quitte les ruines du pays de Gex pour avoir le bonheur de vous faire sa cour, et moi je reste enterré sous ces ruines. Il vous racontera toutes nos oppressions, tous nos malheurs. Vous croyez bien que, dans ce labyrinthe de misères, je n’ai eu ni le temps ni la liberté d’esprit nécessaires pour finir ce que j’avais commencé sous vos yeux, et ce que je n’aurais pu heureusement achever qu’en étant éclairé par vos conseils et soutenu par votre présence. Ces petites entreprises-là demandent tout ce que je n’ai point, gaieté, santé, jeunesse, facilité de travail, conseils, tête uniquement occupée de son objet. J’ai été très malheureux cette année en vers, en prose et, en chiffres, et, qui pis est, cette année est ma quatre-vingt-troisième. Toutes les disgrâces ont fondu sur moi, du jour que vous avez quitté votre ville naissante de Ferney. Le comble de notre malheur est d’être abandonnés par Saint-Géran. On dit qu’il ne reviendra point voir le joli théâtre qu’il avait bâti, qu’il s’est ruiné à Bâle, et qu’il est entièrement dégoûté de la Suisse. Nous voyons tomber à la fois nos manufactures et notre comédie ; mais si vous protégez toujours ce petit coin de terre, et surtout si vous l’honorez encore de votre présence, vous nous rendrez la vie.
Je suis dans une ignorance absolue de tout ce qui se passe ; je vois seulement de très loin et très confusément qu’on nous fait beaucoup de mal, et je ne me console qu’en me flattant que vous nous voulez toujours du bien. Je me mets à vos pieds, madame, du fond de ma caverne, d’où je découvre sept lieues de neiges : mon esprit est à la glace ; mais mon cœur est rempli pour vous du plus tendre respect.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Fabry.
20 Décembre 1776.
Monsieur, le vieux malade de Ferney se proposait bien de vous prévenir, et de vous renouveler, en 1777, les sentiments qu’il a toujours eus pour vous depuis qu’il a choisi ce petit coin de terre pour sa patrie : vous lui avez toujours rendu cette patrie chère ; vous en êtes le soutien. Toutes vos occupations sont utiles au public, et les miennes n’ont été, pendant soixante ans, que de vains travaux d’un homme de lettres. Je me suis mis enfin à bâtir des maisons, afin de faire quelque chose de solide ; mais les principaux fondements de ma colonie sont vos conseils et vos bontés.
Quoique la crainte des impôts m’ait ôté quelques habitants, il m’en revient d’autres plus utiles et plus considérables ; c’est à votre sage administration principalement que je les dois : je dois commencer cette année par des remerciements. Recevez, avec votre bienveillance ordinaire, les assurances de la respectueuse amitié avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.