CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 19
Photo de PAPAPOUSS
à M. de La Harpe.
10 Juin 1776.
Mon très cher confrère, quand les préparatifs de votre réception pourront vous donner un peu plus de loisir, je vous prierai de m’apprendre si, dans la victoire que vous avez remportée, M. Gaillard a été pour vous. Je vous prierai surtout de me dire où est l’intrépide philosophe M. de Condorcet. Est-il à Paris ? n’est-il pas occupé à consoler M. d’Alembert ? Ni eux ni moi ne nous consolerons jamais d’avoir vu naître et périr l’âge d’or que M. Turgot nous préparait.
J’ignore encore ce que va devenir mon pauvre petit pays de Gex, et ce Ferney dont j’avais fait un séjour charmant. Je ne vois plus que la mort devant moi, depuis que M. Turgot est hors de place. Je ne conçois pas comment on a pu le renvoyer. Ce coup de foudre m’est tombé sur la cervelle et sur le cœur.
Oui vraiment, M. de Trudaine nous faisait l’honneur d’être à Ferney, et daignait se proposer de l’embellir, lorsqu’un courrier lui apporta la fatale nouvelle. Madame de Trudaine et madame d’Invau avaient amené notre Virgile ; et je ne dirai pas
Virgilium vidi tantum.
OVID., Trist., liv. IV, él. X.
car je l’ai entendu, et avec très grand plaisir. Ses vers ressemblent aux vôtres. Voilà l’Académie qui se fortifie. Il faut que M. de Condorcet y entre, et vous serez bien plus forts. Il faudra que les Clément aillent se cacher.
Est-il vrai que l’abbé de La Porte est tuteur des enfants de Fréron ? Pour ce qui concerne la charge de folliculaire, on dit que cette dignité passe de droit au fils aîné (1) de maître Aliboron. Je m’intéresse un peu plus à la justice qu’on rend à M. de Vaines, en lui conservant sa place. Il passe pour un homme d’un grand mérite, et il sent le mérite des autres. Il vous aime véritablement. Je le crois très lié avec M. de Condorcet. Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. Mais, puisque l’on conserve l’homme qui était le conseil de M. Turgot, on approuve donc les conseils qu’il a donnés. C’est encore là une des énigmes dont je ne puis deviner le mot. Je ne conçois rien à toute cette aventure.
Jouissez en paix de votre gloire, mon cher ami, vous et votre Menzicof, et vos Barmécides. Soutenez l’honneur des lettres, et faites trembler les sots pervers qui osent être jaloux de vous
Je suppose que notre cher secrétaire perpétuel (2) est actuellement transplanté au Louvre. Je vais lui écrire. Je vous embrasse, je vous serre entre mes deux faibles bras.
1 – Louis-Stanislas Fréron. (G.A.)
2 – D’Alembert, qui alla habiter au Louvre après la mort de mademoiselle de Lespinasse. (G.A.)
à M. Laujon.
A Ferney, 11 Juin 1776.
Un vieillard de quatre-vingt-trois ans, monsieur, reçut ces jours passés, presque en même temps, un amusement charmant (1) dont il est fort indigne, et des reproches de M. le comte de La Touraille, d’avoir tardé trop longtemps à vous remercier. Je suis obligé de vous dire que le ballot dans lequel ce joli présent était enfermé n’arriva dans ma retraite qu’avant-hier. C’est un malheur qui arrive souvent aux pauvres gens qui vivent loin de la capitale. Mon malheur est d’autant plus grand, que je suis éloigné de vous pour jamais ; et c’est ce qui redouble les obligations que je vous ai d’avoir bien voulu songer à moi, au milieu des plaisirs et de tous les agréments dont vous jouissez. Quoique je sois plus près des De profundis que de l’allegro, je sens cependant tout le prix de la grâce que vous me faites. Je suis aussi sensible à de jolies chansons que si je pouvais les chanter. Dans quelque genre que vous exerciez, monsieur, vos talents aimables, vous êtes toujours sûr de plaire. Je suis très fâché du retardement qui m’a privé si longtemps de vos bontés, et qui m’a empêché de vous en remercier. J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments, toute l’estime, et la reconnaissance que je vous dois, monsieur, votre, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Les A-propos de société, ou Chansons de M. L***. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
12 Juin 1776.
Mon cher ange, vous avez en moi un correspondant bien peu digne de vous. Vous êtes sage et tranquille et je ne puis parvenir à l’être. J’ai eu beau chercher la retraite, je me trouve, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, secoué par des dissipations qui sont de véritables fatigues, et qui me forcent à vous importuner vous-même. Il n’est pas juste que vous pâtissiez des frivolités de ma jeunesse ; cependant il faut que je vous propose de daigner partager un peu mes faiblesses.
Un directeur de troupe, nommé Saint-Géran, fort protégé par madame de Saint-Julien et par M. le marquis de Gouvernet son frère, achève actuellement, dans ma colonie, le plus joli théâtre de province. Il demande Lekain pour consacrer cette église immédiatement après le jubilé. Il se flatte que Lekain viendra passer chez nous tout le mois de juillet, si M. le maréchal de Duras lui en donne la permission. C’est une grâce, mon cher ange, qui ne peut être obtenue que par vous. Voyez si vous pouvez vous en charger.
On m’assure que le plaisir d’entendre Lekain pourra diminuer les souffrances dont mes maladies continuelles m’accablent. Je vous devrai, non pas ma santé, car je ne puis espérer à mon âge ce que je n’ai jamais eu de ma vie, mais du moins quelques heures plus tolérables ; et il me sera bien doux de vous en avoir l’obligation. Mes colons disent qu’il suffit d’eux pour remplir le spectacle ; mais ils se trompent : il me faut Genève, et il n’y a que Lekain qui puisse l’attirer. Il gagnera plus auprès d’une république qu’auprès du roi de Prusse. J’arrangerai volontiers avec Lekain ce que vous m’avez proposé pour Sémiramis et pour Tancrède.
Ce que je vous ai mandé des Lettres chinoises est très vrai. On ne sait, au bout de quinze jours, ce que deviennent toutes ces petites brochures ; cela s’en va dans les provinces et en Allemagne, et on n’en entend plus parler. Je vous avoue que je voudrais souvent qu’on n’eût jamais parlé de moi, et que j’eusse pu prendre pour ma devise : Qui bene atuit, bene vixit ; mais on ne peut se soustraire à sa destinée.
Je suis toujours inquiet de cette énorme collection dont Panckoucke a eu l’imprudence de se charger. Toute ma ressource est dans l’espérance qu’il n’en vendra pas un seul exemplaire. S’il arrivait un malheur, je sentirais vivement la perte de deux ministres qui pensaient comme vous, et qui ont quitté leur place bien mal à propos pour les pauvres philosophes. Mon âme n’est point en paix. Je voudrais bien savoir dans quel état est celle de M. le maréchal de Richelieu : elle doit être ulcérée et bouleversée. Il m’avait mandé qu’il comptait publier un résumé de toute son affaire ; mais si ce résumé est fait par le même avocat (1) qu’il avait choisi, il vaudrait mieux, à mon avis, ne rien écrire. Le public ne pardonne l’ennui en aucun genre.
Je ne puis finir ma lettre sans vous dire un mot de l’idée qui était venue à M. de Thibouville de faire jouer Olympie. Peut-être que les deux demoiselles Sainval pourraient représenter la mère et la fille ; et je fais réflexion qu’en ce cas je devrais demander que cette pièce ne fût reprise qu’au temps de Fontainebleau, supposé qu’il y ait un Fontainebleau, car je ne voudrais pas perdre mon Lekain pour le mois de juillet. Il n’y a que vous au monde, mon cher ange, à qui j’ose parler de toutes ces futilités. Vous me les pardonnez ; vous êtes ma consolation dans tous les temps et dans toutes mes rêveries. Tous mes chagrins semblent presque s’évanouir, quand je songe que vous daignez m’aimer.
1 – Target. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
12 Juin 1776.
Notre belle bienfaitrice, ce n’est pas moi assurément qui suis le patron du village ; c’est bien vous qui êtes la vraie patronne de la colonie. Vous comblez notre architecte de vos bienfaits. Je présume qu’il vous aura mise au fait de l’état brillant et un peu équivoque de notre fondation. Il vous aura dit, sans doute, que votre autre protégé Saint-Géran est devenu un de nos citoyens, et que tous deux achèvent de bâtir et d’embellir un très joli théâtre sur lequel on donnera des spectacles dans quinze jours. Saint-Géran même se flattait de faire venir Lekain et mademoiselle Sainval. Il comptait demander votre protection et celle de M. d’Argental, pour faire venir de Paris ces deux personnes, qui auraient donné tant de gloire à notre pays ; mais j’ai bien peur que de si grandes espérances ne s’évanouissent.
Pendant que nous bâtissons un cirque comme les anciens Romains, nous relevons le palais Dauphin, qui était tombé, comme vous savez ; et il appartient à deux de vos vassaux qui sont sous les ordres de M. le marquis de Gouvernet, votre frère ; ce sont de gros négociants de Mâcon.
Tout cela est un peu romanesque. Il y avait à Lausanne une voyageuse qui passait, chez les gens qui aiment les grandes aventures, pour être la veuve du czarovitz assassiné par son père Pierre Ier, héros du Nord, et parricide. Cette dame, quelque temps après, n’avait été que comtesse, au lieu d’être impératrice ; ensuite on l’a intitulée présidente. A la fin, elle est venue chez nous simple conseillère : elle est veuve d’un conseiller de Rouen, nommé Fauvelles d’Acqueville, et l’ami Racle lui bâtit une maison presque à côté du château. A peine a-t-elle conclu son marché, qu’elle est partie pour l’Angleterre ou pour la Russie, après nous avoir donné parole de revenir dès que la maison serait prête. Nous avons actuellement dix-huit bâtiments commencés. Cela ressemble aux Mille et une Nuits ; et ce qui pourrait paraître encore plus fabuleux, c’est que le vieillard, qui s’est épuisé dans toutes ces facéties, n’a pas demandé le moindre secours au gouvernement pour l’établissement d’une colonie qui fait un commerce de cinq ou six cent mille francs par an, et qui fait entrer de l’argent dans le royaume. Il a imploré seulement les bontés de M. de Trudaine, pour faire paver dans Ferney deux grandes routes dont la colonie est traversée. M. de Trudaine nous a déjà accordé une partie de cette grâce, et a donné ses ordres pour le reste. Vous savez qu’il était à Ferney lorsque la fatale nouvelle arriva.
Il y a eu de grands changements dans ce monde, depuis que je suis retiré entre le mont Jura et les Alpes. Je porte toujours dans mon cœur le ver rongeur qui me déchire depuis l’aventure du grand Barmécide (1). Je ne me console point de l’injustice que ce grand homme m’a faite en me croyant ingrat. C’est un crime affreux dont je suis incapable. J’ai toujours pensé que les places de l’aréopage ne devaient pas être vénales ; je l’ai dit cent fois et je le redis encore plus que jamais. Cela n’a rien de commun avec la générosité de Barmécide. Je ne pouvais certainement deviner dans mes cavernes que le nouveau chef (2) d’un aéropage de passage avait le malheur d’être brouillé avec le plus magnanime de tous les hommes. En un homme, je n’ai jamais discontinué de brûler mon encens au temple de Barmécide le bienfaisant. Vous savez quelle a été ma douleur lorsque j’ai su qu’il me soupçonnait de l’avoir oublié. J’ai écrit quelquefois à madame Barmécide pour me justifier, et, si j’étais près de mourir, j’écrirais encore.
Je vous avertis, notre chère protectrice, que je ne cesserai jamais de me plaindre à vous. Je vous demanderai toujours en grâce de bien faire voir quelle est mon innocence. Je vous importune souvent sur cet objet ; mais les passions malheureuses sont plaintives ; et je vous conjure de dire à cet homme sublime qu’il a fait un infortuné. J’aurais encore quatre pages à écrire, mais je me tais.
1 – Le duc de Choiseul. (G.A.)
2 – Maupeou. (G.A.)
à M. Le Gentil.
A Ferney, 14 Juin 1776.
Je ne puis trop vous remercier, monsieur. Le mémoire (1) que vous avez eu la bonté de m’envoyer est si instructif, que je vous prie de m’instruire encore. Vous avez deviné la grande énigme des brachmanes : elle ressemble à la période julienne de Scaliger, qu’on aurait prise au pied de la lettre, et dont un philosophe découvrirait la composition.
Ou je me trompe, ou les brames attribuent six cent mille années à leurs quatre jogues. Peut-être qu’en se servant de votre méthode, on pourrait découvrir le mystère de ces siècles. La période serait curieuse. Elle servirait à faire soupçonner du moins pourquoi les Chaldéens, imitateurs des Indiens, prétendirent autrefois avoir des observations de plus de quatre mille siècles.
Il est certain que les Indiens furent les premiers de tous les hommes qui connurent la précession des équinoxes. Ils ne se trompèrent que de deux secondes par année. Ne se pourrait-il pas qu’ils eussent calculé une période de six cent mille ans sur la révolution résultante de leur cycle de vingt-quatre mille ans, fondée sur cette précession des équinoxes ?
M. Holwell et M. Dow prétendent qu’on ne peut tirer aujourd’hui ces secrets que du petit nombre de brames qui fouillent à Bénarès dans les ténèbres de leurs antiquités ; mais vous avouez, monsieur, qu’ils sont peu communicatifs, et vous avez la bonne foi de nous faire entendre qu’ils ne méritent guère qu’on aille sur le Gange pour les interroger. Pour moi, monsieur, c’est à vous seul que je prends la liberté de faire des questions. Trouvez bon que je vous demande si les noms des signes de leur zodiaque ont toujours été les mêmes, et s’il serait vrai que les Grecs, qui voyagèrent autrefois dans l’Inde, y eussent établi peu à peu les noms et les signes que nous avons reçus d’eux. C’est un savant jésuite, nommé Pons, qui le dit dans sa lettre au P. du Halde, tome XXVIe des Lettres curieuses (2).
Je ne conçois guère comment les brachmanes, qui étaient si jaloux de leur science, auraient reçu de quelques Grecs un zodiaque étranger qui n’était nullement convenable à leur climat ; car, s’il est vrai que les Grecs eussent désigné leur première dodécatémorie par le bélier, parce que les agneaux naissaient d’ordinaire en Grèce au mois de mars ; si leur second signe avait été un taureau, parce qu’on commençait les labours au mois d’avril ; si une fille tenant en ses mains des épis de blé avait été le symbole du sixième mois, comment des Indiens, qui ne connaissaient pas le blé, auraient-ils pu adopter ces signes ?
Mais, supposé que les Indiens, regardés par les Grecs comme les précepteurs du genre humain, et chez qui ces Grecs mêmes n’avaient d’abord voyagé que pour s’instruire, eussent pourtant tenu d’eux leur zodiaque, pourquoi les brachmanes auraient-ils substitué la constellation du chien à la constellation grecque du bélier ? Je vous demanderais encore s’il n’est pas vrai que la mythologie indienne soit l’origine de toutes les mythologies de notre hémisphère, et si on ne doit pas être convaincu après avoir lu M. Holwell et M. Dow ? Le gouverneur de la compagnie des Indes d’Angleterre que je vis à Ferney l’année passée, m’assura que tout ce que ces deux Anglais avaient écrit était très vrai. Je vous demande pardon, monsieur, de vous faire des questions si frivoles ; mais votre bonté m’a encouragé. J’ai l’honneur d’être avec l’estime la plus respectueuse, monsieur, votre, etc.
1 – Premier mémoire sur l’Inde. (G.A.)
2 – Lettres édifiantes et curieuses écrites des Mis. (G.A.)