CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 14
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
19 Avril 1776.
Mon cher ange, le gros abbé Mignot m’a apporté des lettres bien consolantes de vous. J’en avais grand besoin, quand il est arrivé ; car tous mes maux m’avaient repris. Vos lettres versent toujours du baume sur mes blessures ; mais je vous avoue que les cicatrices sont un peu profondes. Tout ce que vous dites des pères de la patrie est bien pensé, bien juste, bien vrai. Vous avez grande raison d’être de l’avis du pont Neuf, qui dit dans la chanson :
O les fichus pères,
Oh ! gai !
O les fichus pères !
Mais, tout fichus pères qu’ils sont, en ont-ils moins répandu le sang du chevalier de La Barre et du comte de Lally ? en ont-ils moins persécuté les gens de lettres qui avaient eu la bêtise de prendre leur parti ? se sont-ils moins déclarés contre le bien que fait le roi ? ont-ils moins essayé de troubler le ministère ? sont-ils moins redoutables aux particuliers ? cabalent-ils moins avec ce même clergé qu’ils avaient poursuivi avec tant d’acharnement ? oppriment-ils moins quiconque n’est pas le parent ou l’ami de leurs gros bonnets ? font-ils moins semblant d’avoir de la religion ? forcent-ils moins les gens qui pensent à s’éloigner de leur ressort ? ont-ils moins poursuivi M. de Boncerf, premier commis de M. Turgot, et ne le poursuivent-ils pas encore, sans le nommer, dans l’arrêt qu’ils ont donné le lendemain du lit de justice ? S’ils sont rois de France, il faut donc quitter la France, et se préparer ailleurs un asile. Personne n’est sûr de sa vie. Ils se vengeront, sur le premier venu, de la disgrâce qu’ils se sont attirée sous Louis XV, et ils embarrasseront Louis XVI autant qu’ils le pourront. Le roi se défendra bien ; mais les sujets ne peuvent se défendre qu’en fuyant.
Je vous avoue, mon cher ange, que tout cela empoisonne les derniers jours de ma vie.
Comme vous mettez à l’ombre de vos ailes toutes mes petites tribulations, il faut que je vous dise qu’un Rigoley de Juvigny, éditeur des œuvres de Piron, a inséré dans son édition que j’avais empêché ce Gilles Piron d’être présenté au roi de Prusse, et que j’avais dit à ce monarque : « Fi donc ! sire, Piron est un homme sans mœurs. » Ce mensonge imprimé serait bien aisé à réfuter. Le roi de Prusse peut m’être témoin qu’il ne m’a jamais parlé de Piron, et que je ne lui ai jamais parlé de ce drôle de corps, qui était alors absolument inconnu.
Je ne sais qui est ce Rigoley de Juvigny. Je me flatte qu’il n’est pas parent de M. Rigoley d’Ogny, à qui ma colonie a les plus grandes obligations.
Je ne conçois pas comment vous n’avez pas reçu le petit paquet que je vous ai envoyé sous l’enveloppe de M. de Sartines (1). Il m’a mandé qu’il l’avait reçu, et qu’il allait vous le dépêcher. Vous devez l’avoir à présent, à moins qu’il ne vous l’ait adressé dans quelque port de mer.
Vivez toujours heureux, mon cher ange, et je serai moins triste.
1 – Le 20 mars. (G.A.)
à M. Turgot.
A Ferney, 20 Avril 1776 (1).
Monseigneur, mon destin est donc de vous lutiner tant que j’aurai un souffle de vie ! Mais en osant vous importuner, je suis encore discret ; je vous supplie seulement de daigner faire joindre ce certificat du curé de Gex aux autres paperasses que j’ai eu l’honneur de vous adresser.
On prétend d’ailleurs que vous nous avez promis deux mille huit cents minots de sel de la part de MM. les soixante. Tout le monde nous le dit, excepté vous. Je vous répète : Si sal evanuerit, in quo saleitur ?
Mais, voici une affaire plus importante : il s’agit de comédie. Vous n’y allez point et vous avez tort ; car Cicéron et Caton, vos devanciers, y allaient. Vous avez disposé du spectacle de Lyon, et tout Lyon assure que je dois vous en écrire, en qualité de membre du tripot. On dit que c’est à moi de vous représenter les droits et le malheur de madame Lobreau ; que mon métier est d’être l’avocat des actrices et des directrices ; qu’un vieux prêtre doit prier les saints pour son église ; que c’est à moi de vous fléchir pour madame Lobreau. J’avais même quatre grandes pages de remontrances à mettre à vos pieds ; mais Dieu m’en garde !
In publica commoda peccem,
Si longo sermone morer tua tempora Rosni.
Il faut que le vieux malade de Ferney se borne à remontrer son profond respect et sa reconnaissance, et, par ma foi, son admiration.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Chabanon.
22 Avril 1776.
Mon cher ami, vous sentez bien que dans ma solitude je ne suis pas trop instruit de l’esprit qui règne parmi mes confrères, des prétentions des aspirants, des manœuvres qu’on emploie, et des brigues qui se forment. On ne me mande rien de positif : on craint de se commettre. Je ne connais point M. Millot (1), qui a, dit-on, un très grand parti. J’ignore si M. de La Harpe fait valoir ses droits, acquis par tant de prix remportés à l’Académie. Je ne suis informé que de votre mérite.
J’avais écrit, il y a quelque temps, à M. Gaillard. Je n’avais pas nui autrefois à sa nomination ; il ne m’a pas répondu. Je commence à être plus négligé et plus ignoré qu’on ne le serait à la Martinique ou à Saint-Domingue (2) ; et, depuis que je suis retiré du monde, on ne s’y est guère souvenu de moi que pour me persécuter. Croyez-moi, il n’y a rien de si aisé que d’être oublié. Vous ne le serez pas ; vous réussirez toujours dans les belles-lettres et dans la bonne compagnie ; vous serez de l’Académie, soit cette année, soit à la première place vacante, et, quand vous en serez, vous vous en dégoûterez ; mais ne vous dégoûtez jamais de l’amitié que vous m’avez témoignée.
1 – Auteur d’Eléments d’histoire. (G.A.)
2 – Chabanon était né à Saint-Domingue. (G.A.)
à M. le baron d’Espagnac.
A Ferney, 24 Avril 1776 (1).
Je deviens, monsieur, le bureau d’adresse des invalides qui sont dans mon voisinage ; mais je n’ai pas la témérité d’abuser de leur confiance et de votre patience. Je me borne, comme je le dois, à la fonction de vous envoyer leurs requêtes, et c’est en supposant que vous avez vos ports francs ; car, à la longue, ces importunités seraient une ruine.
Je prends donc la liberté, monsieur, de vous adresser les certificats ci-joints dont on me charge, et dont je vous importune sans oser vous solliciter. Je profite seulement de cette occasion pour vous renouveler tous les sentiments d’estime, d’attachement et de respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Vaines.
26 Avril 1776.
Eh bien ! monsieur, parmi les nouveaux édits que vous avez eu la bonté de m’envoyer, en voilà encore un de M. Turgot en faveur de la nation. C’est celui des forêts qui sont auprès des forêts qui sont auprès des salines de Franche-Comté. Ce ministre fera tant de bien, qu’à la fin on conspirera contre lui.
Je l’ai importuné depuis quelque temps avec beaucoup d’indiscrétion ; mais, en qualité de commissionnaire et de scribe de nos petits états, je n’ai pu faire autrement. Je n’ai point exigé qu’il me lût. Je mets en marge de mes mémoires : Pays de Gex. Je le prie seulement qu’on fasse une liasse de toutes nos requêtes, après quoi il examinera un jour à loisir ce qu’il voudra accorder ou refuser. Cette manière de procéder avec le ministère me paraît la moins gênante et la plus honnête. Je tâche surtout d’être extrêmement court dans mes demandes ; car il m’a paru que les présenteurs de requêtes sont presque toujours d’une prolixité insupportable, et s’imaginent qu’un ministre doit oublier le monde entier pour leur affaire. C’est peut-être cet ennui qui dégoûte M. de Malesherbes de sa place ; mais il est bien triste qu’il songe à se retirer, lorsqu’il peut faire du bien. Il me semble qu’en se joignant à M. Turgot pour refondre cette France qui a tant besoin d’être refondue, ils auraient fait tous deux des miracles.
Je n’ai jamais vu mademoiselle d’Espinasse, mais tout ce qu’on m’en a dit me la fait bien aimer. Je serais très affligé de sa perte (1). Voici un petit mot pour M. d’Alembert, que je mets sous la protection de votre contre-seing.
Je ne peux, monsieur, vous envoyer que des balivernes, lorsque vous daignez me faire parvenir les ouvrages les plus utiles ; mais chacun donne ce qu’il a. Conservez-moi, monsieur, vos bontés, qui font le charme de ma solitude et de ma vieillesse.
1 – Elle mourut le 23 mai. (G.A.)
à M. Hennin.
A Ferney, 26 Avril 1776.
Monsieur, quoiqu’il ne soit pas encore temps, suivant votre étiquette, cependant je me mets aux pieds de madame Hennin.
Je viendrai contempler votre bonheur dès que je me croirai en vie ; mais, pour le moment présent, je n’ai pas l’air d’un garçon de la noce. Soyez heureux tout le reste de votre vie, et conservez-moi vos bontés.