CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 13

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 13

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à M. de Vaines.

 

13 Avril 1776.

 

 

          S’il y a, monsieur, quelque nouvel édit en faveur de la nation, quelques remontrances des soi-disant pères de la nation, quelque folie nouvelle de particuliers qui parlent au nom de la nation, je vous prie d’ordonner que cela me parvienne contre-signé ; car, dans l’état où je suis, je n’ai plus de consolation que celle de lire.

 

          J’ignore si M. de Condorcet est à la campagne ou à Paris ; j’ignore tout ce qui se passe.

 

          On nous parle d’une caisse d’escompte, dont plusieurs banquiers disent des merveilles : peut-être ce qui est bon pour des banquiers n’est pas si bon pour le public.

 

          J’ai quelques petites discussions avec MM. les fermiers généraux. Un particulier n’a pas beau jeu contre soixante souverains. Je me garde bien d’interrompre M. Turgot, et de l’importuner de mes affaires particulières avec ces messieurs. Je frémis quand je songe au prodigieux fardeau dont ce ministre est chargé ; mais je frémis bien davantage en voyant l’obstination de ceux qui veulent avoir l’honneur d’être ses ennemis, et qui abjurent leurs propres sentiments pour combattre le bien qu’il veut faire. Conservez vos bontés pour votre, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

 

 

 

à M. de La Tourette.

 

A Ferney, 15 Avril 1776 (1).

 

 

          Madame Lobreau, qui a depuis vingt-quatre ans le privilège de votre spectacle, et dont le bail n’expire, dit-elle, que dans deux années, me mande qu’un arrêt du conseil lui ôte ce que le gouverneur de la province lui a donné. Une compagnie nouvelle a offert, dit-elle, 30,000 francs par an à la ville, et a été subrogée à sa place. Elle a fait en vain le voyage de Lyon à Versailles, et a offert les mêmes 30,000 livres. Elle a présenté des placets à toute la famille royale. Mais, pour tout fruit de ses représentations et de ses peines, elle dit qu’en revenant à Lyon elle a trouvé la maréchaussée qui démeublait sa maison et qui s’emparait de son théâtre.

 

          Enfin, monsieur, elle me croit assez puissant pour lui faire rendre son privilège, parce que j’ai été, je ne sais comment, assez heureux pour contribuer à délivrer mon petit trou des alguazils des fermes-générales.

 

          Cette idée que madame Lobreau a de mon extrême crédit me paraît un peu romanesque ; je ne sais même comment lui répondre avant d’être instruit des raisons de M. le contrôleur général. Il n’est pas vraisemblable que la maréchaussée se soit emparée de ses effets. Si la compagnie admise à sa place n’était pas sa créancière, et si la ville, qui gagne 30,000 livres de rente à ce marché, n’avait pas pris fait et cause, il serait bien étonnant que le conseil eût dépouillé une partie sans l’entendre.

 

          Permettez-moi donc, monsieur, de recourir à vous pour être instruit de cette affaire singulière. Vous me pardonnerez de m’intéresser encore un peu au théâtre. Quoique je sois près de quitter pour jamais le théâtre du monde, il ne m’appartient pas d’oser solliciter M. le contrôleur général sans savoir précisément si la grâce que je demanderais serait juste.

 

          Je crains, monsieur, de vous importuner, autant que je craindrais de fatiguer le ministère. Je vous en demande pardon ; mais les bontés que vous avez toujours eues pour moi me rassurent. Madame Denis joint ses prières aux miennes. Agréez, monsieur, les sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François.

 

 

 

 

 

à M. Vasselier.

 

Ferney, 15 Avril 1776 (1).

 

 

          Mon cher ami, dites-moi, je vous prie, au juste ce que c’est que l’affaire de madame Lobreau. Pourquoi la dépouille-t-on de son privilège, deux ans avant qu’il soit expiré ? Est-on mécontent d’elle ? A-t-elle à Lyon des ennemis puissants ? Pourquoi n’a-t-on pas accepté la proposition qu’elle a faite à la ville de lui donner par an les 30,000 francs que son adverse partie a promis ? Quelle est cette adverse partie ?

 

          On dit que cette compagnie nouvelle est composée d’un épicier et d’un manufacturier. Il semble que ces deux professions jurent un peu avec Cinna et Andromaque. Vous pourriez bien vous trouver sans spectacle, avec des magasins de poivre et de gingembre.

 

          Mettez-moi au fait, mon cher ami, de cette étrange aventure. Madame Lobreau veut absolument que j’écrive en sa faveur à M. le contrôleur général. Vous sentez que je ne puis prendre cette liberté sans être bien sûr que je défends une bonne cause. Je vous prie instamment de me dire la vérité. Il faut pardonner à un vieux soldat invalide de quatre-vingt-trois ans de s’intéresser encore aux affaires de son régiment. Je vous embrasse de tout mon cœur, mon cher ami. Tâchez de me donner une instruction un peu détaillée, si vous en avez le temps. Je recommande à vos bontés une boite de ma colonie pour Dijon, et une pour Marseille.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Lisle de Sales.

 

15 Avril 1776.

 

 

          Il faut enfin espérer, monsieur, que le parlement vous rendra la justice que vous n’avez pas obtenue au Châtelet.

 

          Mais ce procès étrange doit vous ruiner. Pourquoi n’ouvrirait-on pas une souscription pour vous procurer les moyens de le soutenir ? N’est-ce pas la cause publique que vous défendez ? Laissez-vous conduire. Il faut ici du courage, et non une vaine délicatesse.

 

          Madame la comtesse de Vidampierre, qui prend tant d’intérêt à votre sort, pourrait vous servir dans une entreprise si honorable. Ma souscription doit être prête. Elle est en votre nom, et vous la trouverez chez M. Dailli, notaire, rue de la Tixeranderie (1). Je ne doute pas que tous les véritables gens de lettres ne s’empressent à vous donner les marques de l’intérêt qu’ils doivent prendre à vous. Le triste état où me réduit ma mauvaise santé, aidée de quatre-vingt-trois ans, me met dans l’impossibilité de vous dire plus au long à quel point j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Cette souscription était de 500 livres. M. Delisle n’a jamais voulu consentir à l’accepter, et M. de Voltaire n’a jamais voulu la retirer. On a dû la remettre à ses héritiers. (Note de Delisle de Sales.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

17 Avril 1776.

 

 

          Enfin, madame, M. de Crassy m’apporte des consolations, et me rend un peu de courage. Je vois bien que vous avez reçu mes quatre lettres, qui en effet ne pouvaient être perdues ; mais je vois aussi que votre cœur généreux était un peu piqué de ce que vous n’aviez trouvé dans ces lettres aucune occasion nouvelle de répandre vos bontés accoutumées sur mon petit pays et sur moi.

 

          Je ne vous avais point importunée pour de nouvelles grâces, parce qu’il ne s’agissait plus que de petits détails qui ne concernaient que nos prétendus états, et dont nous n’avons pas fatigué le ministre. Vous êtes bien persuadée que, si j’avais eu quelque chose à solliciter, je n’aurais pas cherché d’autre protection que la vôtre.

 

          J’ai écrit, à la vérité, à M. de Fargès ; mais c’était pour des marchands de cuirs, pour des tanneurs, pour des papetiers. Il est intendant du commerce, et il faut bien qu’il entre dans ces minuties, qui sont de son département, tout indignes qu’elles sont de l’occuper.

 

          Quand il s’est agi de rendre la liberté à dix ou douze mille hommes, et de délivrer tout un pays d’un joug insupportable, nous ne nous sommes jamais adressés qu’à madame de Saint-Julien, et c’est en son nom que toutes les paroisses sont venues chanter des Te Deum dans la nôtre.

 

          J’ai été bien humilié et bien malade de me voir abandonné par vous  mais enfin je me flatte que je ne suis pas tout à fait disgracié dans votre cœur. Vous me faites même espérer que nos dragons et notre artillerie (1) seront encore assez heureux pour vous faire tous les honneurs de la guerre. Je ne renaîtrai alors, et j’ai grand besoin de renaître, car ma santé est affreuse. Quand j’ai un petit moment de relâche, je me crois capable de faire le voyage de Paris ; je m’en vante à M. d’Argental ; mais cette illusion ne dure pas, et je retombe bientôt dans ma misère.

 

          M. de Boncerf n’a pas eu autant de circonspection que de philosophie et de vertu. Il ne devrait pas faire courir ma lettre ; mais, après tout, que pourra-t-on y avoir vu de si dangereux ? J’ai pensé précisément comme le roi ; il n’y a pas là de quoi se désespérer. J’ose me flatter même que j’ai pensé comme vous, madame ; car, quoique vous soyez née de l’ancienne chevalerie, vous ne voulez pas que le reste du monde soit esclave  on ne doit l’être que de vos charmes et de la supériorité de votre esprit. Ce sont là mes chaînes ; je les porterai avec joie tout le reste de ma vie, malgré les maux que la nature s’obstine à me faire. Ne laissez pas refroidir vos bontés pour le vieux malade de Ferney.

 

 

1 – Voyez la lettre du 21 septembre 1775. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

19 Avril 1776.

 

 

          Mon cher ami, je suis si peu de ce monde, que j’ignorais la nomination de Colardeau et sa mort (1), aussi bien que ses ouvrages. Tout ce que je sais, c’est que je souhaitais depuis longtemps de vous avoir pour confrères, vous et M. de Condorcet ; car il faut absolument réhabiliter l’Académie.

 

          Je n’avais jamais entendu parler de Rigoley de Juvigny (2). Je vous serai très obligé de m’apprendre s’il est parent de M. Rigoley d’Ogny, intendant des postes. C’est sans doute un grand génie, et digne du siècle.

 

          A l’égard de Gilles Piron, qui, à mon avis, n’a jamais travaillé que pour la Foire, je ne crois pas l’avoir vu trois fois en ma vie. Je ne connais point du tout ses œuvres posthumes ou mortes ; mais je puis jurer et même parier que je n’ai jamais parlé au roi de Prusse ni de Piron, ni de Fréron, ni d’aucun de ces messieurs-là.

 

          Je vous suis très obligé, mon cher ami, de l’avis que vous me donnez concernant la petite calomnie absurde dont je suis affligé dans cette édition de Gilles Piron. Voici ma réponse (3), que je vous prie de vouloir bien faire insérer dans le prochain Mercure.

 

          Je vais hasarder de vous envoyer les Lettres chinoises sous l’enveloppe de M. de Vaines. Vous permettrez que d’abord je lui envoie un exemplaire pour lui, car il est juste de lui payer sa commission, et il y en aura un autre pour vous la poste d’après : mais je doute beaucoup que ces paquets arrivent à bon port. J’en avais adressé un à M. d’Argental, qu’il n’a point reçu. Les obstacles et les gênes se multiplient de tous les côtés. Je vois bien qu’il faut que je renonce à la littérature, et que je me borne à bâtir des maisons, en attendant que je forme les quatre ais de ma bière. Je suis dans ma quatre-vingt-troisième année, quoi qu’on dise ; il y a environ quatre-vingts ans que je suis malade, et j’ai été persécuté environ soixante. Voilà à peu près le sort des gens de lettres. Portez-vous bien, mon cher ami ; écrasez l’envie, combattez, triomphez, et aimez-moi.

 

 

1 – Mort le 7 avril avant sa réception. (G.A.)

2 – Editeurs des Œuvres de Piron. (G.A.)

3 – La lettre suivante. (G.A.)

 

 

 

 

 

au rédacteur du MERCURE DE France.

 

Ferney, 19 Avril 1776.

 

 

          Vous m’apprenez, monsieur, qu’on vient d’imprimer les œuvres posthumes de feu M. Piron, et que l’éditeur ne m’a pas épargné. Il prétend, dites-vous, que le roi de Prusse m’ayant un jour parlé de cet auteur agréable, plein d’esprit et de saillies, je lui répondis : « Fi donc ! c’est un homme sans mœurs. »

 

          Je vous conseille, monsieur, de mettre cette anecdote au nombre des mensonges imprimés. Elle n’est assurément ni vraie, ni vraisemblable. Je puis vous attester, et j’ose prendre sa majesté le roi de Prusse à témoin, que jamais il ne m’a parlé de Piron, et que jamais je ne lui en ai dit un mot. Je ne crois pas avoir entrevu Piron trois fois en ma vie. Je connais encore moins l’éditeur de ses ouvrages ; mais je suis accoutumé depuis longtemps à ces petites calomnies qu’il faut réfuter un moment, et oublier pour toujours.

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

Ferney, 19 Avril 1776.

 

 

          Vous n’avez pas assurément, monsieur, le temps de lire des fatras inutiles ; cependant on veut que je vous envoie ce rogaton (1). Si vous n’en lisez rien, comme cela est très vraisemblable, donnez-le à M. de La Harpe, qui aura, dit-il, le courage de le lire, et qui a moins d’affaires que vous. Il s’agit d’ouvrages chinois et indiens, dont on ne se soucie guère. J’aime cent fois mieux les écrits d’un certain ministre de France que tous ceux de Confucius.

 

          Si, par hasard, vous donniez une place dans votre bibliothèque au livre que je vous envoie, je vous demanderais la permission d’en adresser un à M. de La Harpe, sous votre enveloppe. Conservez, monsieur, votre bienveillance pour le vieux malade, qui vous est très attaché.

 

 

1 – Lettres chinoises, indiennes, tartares, etc. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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