SATIRE - Lettre anonyme écrite à M. de Voltaire - Partie 1

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SATIRE - Lettre anonyme écrite à M. de Voltaire - Partie 1

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LETTRE ANONYME ÉCRITE A M. DE VOLTAIRE

 

ET LA RÉPONSE.

 

 

 

 

- 1769 -

 

 

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[M. Beuchot a recueilli le premier cette brochure, fabriquée à Ferney, et où l’éditeur Cramer et les secrétaires Bigex et Wagnière prennent la parole à la suite du maître. – C’est encore sur Nonotte que l’on tire, et il est à croire que tout cela sort de la plume de Voltaire.] (G.A.)

 

 

 

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LETTRE ÉCRITE DU BAS-DAUPHINÉ,

Le 1er Février 1769

 

 

 

 

 

L’adresse est : à M. de Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi, au Château de Ferney, pays de Gex. – Le timbre est  Dauphiné, Valence. – Elle a été reçue le 6 février 1769.

 

 

 

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          Je ne suis point écrivain, monsieur, vous le verrez bien par ma lettre ; mais je dois à la vérité les observations que j’ai l’honneur de vous présenter. J’ai vu dernièrement un livre intitulé : Erreurs de V……… (1), chez un de mes amis. Il est question, me dit-il, dans ce livre, d’une anecdote qui regarde un pays que vous connaissez ; je la cherchai et je lus (2), page 393, tome Ier, que l’auteur de ce livre prétend avoir cherché à vérifier les propos tenus par les citoyens de Livron aux troupes qui les assiégeaient, le roi étant au camp sous cette place, cités par vous, monsieur, dans un Essai sur l’histoire universelle (3), et qu’il n’a trouvé nulle part cette anecdote. Il rapporte une réponse faite par Monbrun au roi lui-même, lorsqu’il fut sommé de rendre la place ; et il se félicite, page 439 du tome II, d’en avoir nommé le commandant.

 

          Connaissant la frivolité des assertions de cet auteur, je ne fus pas curieux de lire son ouvrage ; je vis par hasard, en le rendant, qu’à la page 424 du tome II, où il est question du droit de confesser des séculiers (4), l’auteur demande si on pourrait lui citer quelque abbesse qui ait confessé ses religieuses, et il avoue qu’il ne connaît que la folle institutrice de la congrégation de l’enfance.

 

          On peut juger, par l’exposé de cet auteur, qu’il manque de bonne foi, ou qu’il ne connaît pas l’histoire de sa nation et celle de l’Eglise ; qu’il a lu de mauvais livres, et qu’il ne lit pas les bons.

 

          S’il avait cherché à vérifier l’anecdote citée au sujet du siège de Livron, il eût consulté les auteurs contemporains : 1° M. de Thou, liv. LVIII et suivants ; 2° l’Inventaire général de l’histoire de France de De Serre (5) ; 3° l’auteur du Recueil des choses mémorables arrivées en France depuis 1547 ; et ensuite il eut dû voir Mézerai.

 

          S’il avait lu ces auteurs, il eût appris que le massacre de la Saint-Barthélemy et les tentatives faites par la reine-mère pour surprendre et enlever La Rochelle aux protestants, augmentèrent leur méfiance, et les obligèrent à prendre les armes ; que Montbrun, leur chef en Dauphiné, s’empara de Livron, et qu’il y mit une garnison de quatre cents hommes, sous le commandement de Roësses.

 

          Que François de Bourbon, dauphin d’Auvergne, vint assiéger Livron, et ouvrit la tranchée le 23 juin 1574 ; que la brèche étant praticable, il fit donner un assaut ; qu’il fut repoussé, et obligé de se retirer.

 

          Si l’auteur du livre des Erreurs connaissait l’histoire de sa nation, il saurait que le roi Henri III, revenant de Pologne, arriva à Lyon le 5 septembre 1574, qu’il y tint un conseil d’Etat ; que, dans ce conseil, il y eut deux avis, l’un d’accepter les propositions des protestants, l’autre de leur faire la guerre ; que le dernier ayant prévalu, le roi s’aperçut au second siège de Livron qu’il avait pris le mauvais parti, ainsi que vous l’avez avancé.

 

          Il saurait que les coureurs de l’armée de Montbrun pillèrent les équipages du roi sur la route de Chambéry à Lyon ; que le second siège de Livron fut résolu ; que le maréchal de Bellegarde en fut chargé, avec une armée considérable et vingt-deux pièces de gros canon ; que les citoyens, aidés d’une garnison de quatre cents hommes, n’en avaient qu’une de très petit calibre ; que, malgré deux sorties vigoureuses faites par Roësses, les assiégeants dressèrent trois batteries qui commencèrent à tirer le 21 décembre, et que les assiégés élevèrent au bout d’une pique un fer à cheval, un chat et des gants, voulant dire, par un rébus digne de ce temps : Maréchal, un tel chat ne se prend pas sans gants.

 

          Cet auteur saurait que le 26 décembre une partie du rempart ayant été abattue, les assiégeants montèrent à l’assaut, que l’attaque fut longue, et la défense opiniâtre, les citoyens de tout âge et de tout sexe s’étant joints à la garnison ; que les troupes du roi, composées des vieilles bandes des Suisses et des Piémontais, furent repoussées avec perte si considérable, qu’elles restèrent dans l’inaction pendant quelques jours ; que les assiégés en profitèrent pour réparer leurs brèches.

 

          Que Roësses, commandant de la place, ayant été tué à cet assaut, ainsi que deux autres gentilshommes, Fianeci et Bouvier, Delhaye, jeune homme de vingt-deux ans, fut choisi, quoique blessé, pour le remplacer ; j’ai sous les yeux un ordre signé de sa main ; que les batteries ayant recommencé à tirer le 1er janvier, et le rempart ayant été miné, les troupes du roi donnèrent un second assaut en trois différents endroits le 8 du même mois ; qu’elles furent repoussées partout et très maltraitées ; qu’après cet échec, l’armée resta deux jours dans l’inaction, et qu’une femme fila hardiment sur la brèche.

 

          Que le roi s’étant rendu au camp sous Livron, le 13 janvier, les assiégés crièrent du haut des murailles : « Assassins, que venez-vous chercher ici ? Est-ce pour nous surprendre en nos lits, et nous égorger comme vous avez fait à l’amiral ? Non, ce n’est pas à des hommes sans défense, c’est  des gens armés que vous avez affaire ; à des gens à qui vos perfidies passées ont appris à se tenir sur leurs gardes ; montrez-vous, jeunes mignons ; venez éprouver, à vos dépens, s’il est aussi aisé que vous le pensez de faire tête seulement à nos femmes ; » que n’ayant aucun espoir de réduire la place, le roi ordonna de lever le siège ; que les assiégés, après une des plus belles défenses dont l’histoire fasse mention, suivirent l’armée dans sa retraite, et taillèrent en pièces presque tous les Suisses.

 

          Si l’auteur du livre des Erreurs connaissait l’histoire, il saurait enfin que Montbrun ne commanda jamais dans Livron ; qu’il ne fut jamais sommé de rendre cette place ; qu’il ne parla jamais au roi lui-même ; qu’il commandait l’armée qui tenait la campagne ; qu’ayant été sommé de mettre bas les armes, il répondit qu’il était prêt à rendre obéissance au roi ; mais que d’autant qu’on en voulait à sa vie et à la liberté de sa conscience, il était résolu de se défendre jusqu’à ce qu’il verrait sûreté ; que Rochegude et Pierregourde répondirent de même ; que les amis de Montbrun avait dans l’armée du roi lui ayant représenté, lorsqu’il fut blessé et prisonnier, qu’il avait eu tort de souffrir que ses coureurs eussent attaqué les équipages du roi, il répondit : que le jeu et les armes rendent les hommes égaux ; réponse qui a un sens dans cette occasion, et qui ne signifierait rien dans celle où l’auteur l’a placée. On rapporte historiquement cette réponse, sans approuver ce qu’elle contient d’irrégulier entre un sujet et son maître.

 

          L’auteur demande si on pourrait lui citer quelque abbesse qui ait confessé ses religieuses.

 

          On lui répondra avec M. l’abbé Fleury, liv. LXXVI, t. XVI, p. 246, de l’Histoire ecclésiastique, « qu’il y avait en Espagne des abbesses qui donnaient la bénédiction à leurs religieuses, entendaient leurs confessions, et prêchaient publiquement, lisant l’Evangile ; que ce fait paraît par une lettre du pape du 10 décembre 1210 (6). »

 

          S’il est singulier que l’auteur du livre des Erreurs ne connaisse pas l’histoire de l’Eglise, il l’est bien plus qu’il rappelle celle de la congrégation de l’enfance. On va lui démontrer qu’on ne l’ignore pas.

 

          Madame de Mondonville, femme d’un mérite distingué, institua la congrégation de l’enfance de Jésus à Toulouse. Sa haute réputation lui attira bientôt des prosélytes qu’elle logea dans une très belle maison ; un des règlements de cette congrégation fut que les religieux de certaine société ne seraient jamais admis à la direction des sœurs ; cette exclusion excita la haine de la société, et la belle maison des religieuses de l’enfance fut l’objet de sa convoitise. La destruction de cette congrégation naissante fut résolue ; il ne s’agit plus que d’en trouver les moyens : ses ennemis étaient alors dans le plus grand crédit, ils usèrent de leurs armes ordinaires. Madame de Mondonville fut accusée de jansénisme, d’avoir inspiré cette doctrine à ses religieuses, de les éloigner de la fréquentation des sacrements de les confesser elle-même ; d’avoir dans son église, et même sur les autels, sous des draperies saintes, les vrais portraits de Jansénius et de l’abbé de Saint-Cyran ; de cacher dans son couvent une imprimerie d’où sortaient tous les livres qui s’imprimaient en faveur du jansénisme, et ceux qui paraissaient contre le droit de régale dont il était alors question.

 

          Le crédit de la société donna du poids à ces faussetés et à mille autres. La congrégation de l’enfance, manquant de protection, fut détruite, et la maison qu’elle occupait devint la proie de ses ennemis. Pour l’édification publique, il parut une histoire (7) dans laquelle on s’efforça de répandre le plus grand ridicule sur la religion et les mœurs de madame de Mondonville et de ses religieuses. Cette histoire étant tombée entre les mains d’un neveu de cette dame, après sa mort, ce neveu, après avoir pris des renseignements à cet égard, se pourvut au parlement de Toulouse, demanda la permission de justifier sa tante, la suppression de cette histoire fabuleuse, et d’être admis à informer sur les faits supposés qu’elle contenait. Il conte, par la procédure faite de l’autorité de la cour, que tous les faits rapportés contre madame de Mondonville étaient faux ; le parlement supprima en conséquence par arrêt l’Histoire calomnieuse de la congrégation de l’enfance (8) ; la mémoire de madame de Mondonville fut rétablie ; mais la maison resta à ceux qui la tenaient par autorité, et qui ne tiennent plus rien aujourd’hui, amen. Ils écrivent cependant, et veulent prouver des prétendues erreurs par des impostures.

 

          Je verrai quelque part si les éclaircissements que je vous donne sont de votre goût ; dans ce cas, je pourrais les continuer sur d’autres articles où votre homme s’est égaré. Quoique anonyme, vous pouvez compter sur ce que j’avance, comme sur les sentiments distingués avec lesquels je vous honore et vous respecte.

 

Du Bas-Dauphiné, 1er Février 1769.

 

 

 

 

L’original de cette lettre a été déposé chez un notaire,

avec l’adresse marquée pour taxe de poste, 22 sous.

 

 

 

 

 

1 – Par Nonotte, 1762, 2 vol. (G.A.)

2 – On a copié fidèlement le manuscrit avec les fautes d’orthographe.

3 – Chapitre CLXXIII. Voyez l’Essai sur les mœurs, tome II. (G.A.)

4 – Voyez les Eclaircissements historiques. (G.A.)

5 – Savant calviniste. Son ouvrage (1597), fut continué par divers auteurs. (G.A.)

6 – Ce passage fut ajouté aux Eclaircissements qui avaient paru en 1763. (G.A.)

7 – Histoire de la congrégation des filles de l’enfance de notre Seigneur Jésus-Christ, composée par Reboulet, et imprimée à Avignon en 1734. (G.A.)

8 – Elle fût brûlée à Toulouse en 1735. (G.A.)

 

 

 

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