Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1775 - Partie 125

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Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1775 - Partie 125

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491 – DE VOLTAIRE

 

 

2 Janvier 1775.

 

 

 

          Sire, je mets aux pieds de votre majesté, pour ses étrennes, un plan de citadelle inventé et dessiné par d’Etallonde Morival, qui n’avait jamais su dessiner lorsqu’il vint chez moi ; ses progrès tiennent du prodige, et par conséquent ses talents ne doivent être employés que pour votre service. Il a appris ce qu’il faut précisément de mathématiques pour être utile. Tout le reste est une charlatanerie ridicule, admirée des ignorants : la quadrature d’une courbe n’est bonne à rien ; et l’idée d’aller mal mesurer un degré du méridien, pour savoir si le pôle est allongé de quatre ou cinq lieues, est une idée si romanesque (1), que toutes les mesures ont été différentes dans tous les pays. Un bon ingénieur vaut mieux que tous ces calculateurs de fadaises difficiles. Je suis près de ma fin, et je vous dis la vérité. Hélas ! vous savez trop bien, et l’Europe le sait, ce que c’était qu’un géomètre chimérique et calomniateur. Je mourrai le cœur percé du mal qu’il m’a fait en m’éloignant de vous.

 

          Souffrez au moins que je meure consolé par les bontés que vous avez et que vous aurez pour d’Etallonde Morival ; c’est un gentilhomme plein d’honneur et de sagesse, qui n’a point rougi d’être soldat pendant trois ans, qui a été fait officier par votre majesté, qui est votre ouvrage, qui vous consacre sa vie. Il parle allemand comme s’il était né dans vos Etats ; il est assidu, discret, appliqué ; il écrit très bien et vite ; il pourrait vous servir de secrétaire, s’il vous en fallait un ; permettez qu’il travaille dans ma maison à se rendre digne de vous servir, jusqu’à ce que son affaire se décide, soit que je vive, soit que je meure. Il écrit très bien, il a des lettres, il est bon à tout ; ni moi, ni M. d’Alembert, ni aucun de mes amis, ne voulons de grâce pour ce brave gentilhomme ; une grâce est trop honteuse : daignez, sire, prolonger son congé ; il partira au moment que vous l’ordonnerez. Votre protection, vos bontés seront la condamnation de ses assassins : le grand Julien l’eût protégé ; les Cyrille et le Grégoire de Nazianze l’eussent assassiné. Que n’avez-vous pu entreprendre ce qu’entreprit Julien ! Vous l’auriez achevé. Mais au moins vous consolez l’innocence. Je vous souhaite les années des premiers rois d’Egypte ; votre nom est plus illustre que le leur.

 

 

1 – Encore une boutade contre Maupertuis. (G.A.)

 

 

 

 

 

492 – DU ROI

 

 

A Berlin, le 5 Janvier 1775.

 

 

 

 

          Tout ce qui regarde le procès de d’Etallonde a été envoyé à Paris. Je doute cependant que votre parlement réintégré veuille obtempérer pour justifier l’innocence. L’opiniâtreté d’une grande compagnie et cent formalités inutiles feront que d’Etallonde continuera d’être opprimé ; et s’il était en France, je ne jurerais pas qu’on ne le fît encore brûler à petit feu.

 

          Si Louis XV a eu du faible pour le clergé, cela paraît tout simple. Il a été élevé par des prêtres dans la superstition la plus stupide, et environné toute sa vie de personnes ou dévotes, ou trop bons courtisans pour choquer ses préjugés. Combien de fois ne lui a-t-on pas dit : Sire, Dieu vous a placé sur le trône pour protéger l’Eglise ; le glaive qu’il vous a donné en main est pour la défendre. Vous ne portez le nom de très-chrétien que pour être le fléau de l’hérésie et de l’incrédulité. L’Eglise est le vrai soutien du trône, ses prêtres sont les organes divins qui prêchent la soumission aux peuples ; ils tiennent les consciences en leurs mains ; vous êtes plus maître de vos sujets par leur voix que par vos armées, etc.

 

          Qu’on répète souvent de tels discours à un homme qui vit dans la dissipation, et qui n’emploie pas un seul moment de sa vie à réfléchir, il les croira et agira en conséquence. C’était le cas de Louis XV. Je le plains sans le condamner. Le pauvre d’Etallonde en souffre, et je prévois que je serai son seul refuge.

 

          On a fait (1) votre buste à la manufacture de porcelaine : je sais qu’il mériterait d’être d’une matière moins périssable. Vous voyez cependant, par l’empressement qu’on a de posséder votre ressemblance, combien votre réputation s’accroît. Voici un de ces bustes, qui vous ressemblaient autrefois, et peut-être encore.

 

          Je vous le répète, vivez, conservez vos vieux jours ; et si la vie vous est indifférente, songez au moins que votre existence ne l’est point au philosophe de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – A Berlin. (G.A.)

 

 

 

 

 

493 – DE VOLTAIRE

 

 

Janvier 1775 (1).

 

 

 

          Sire, je reçois dans ce moment le buste de ce vieillard, en porcelaine. Je m’écrie en voyant l’inscription (2), dont je suis indigne :

 

Les rois de France et d’Angleterre

Peuvent de rubans bleus parer leurs courtisans ;

Mais il est un roi sur la terre

Qui fait de plus nobles présents.

Je dis à ce héros, dont la main souveraine

Me donne l’immortalité :

Vous m’accordez, grand homme, avec trop de bonté

Des terres dans votre domaine.

 

          A propos d’immortalité, on vient de faire une magnifique édition de la Vie d’un de vos admirateurs (3), qui a marché dans une partie de cette carrière de la gloire que vous avez parcourue dans tous les sens. Il y a un volume tout entier de plans de batailles, de campements, et de marches, et de toutes les actions où il s’était trouvé dès l’âge de douze ans. Les cartes sont très fidèles et très bien dessinées : quoiqu’en qualité de poltron je déteste cordialement la guerre, cependant j’avoue à votre majesté que je désirerais avec passion que votre majesté permît de dessiner vos batailles ; j’ose vous dire que personne n’y serait plus propre que d’Etallonde de Morival. C’est une chose étonnante que la célérité, la précision, et la bonté de ses dessins. Il semble qu’il ait été vingt ans ingénieur.

 

          Puisque j’ai commencé, sire, à vous parler de lui, je continuerai à prendre cette liberté : mon cœur est pénétré des bontés dont vous l’honorez : le moment approche où il espère s’en servir. Mais aussi le congé que votre majesté lui accorde va expirer au mois de mars. Il abandonnera sans doute toutes ses espérances pour voler à son devoir, c’est son dessein. Je vous implore pour lui et malgré lui. Accordez-nous encore six mois. Je n’ose renouveler ma prière de l’honorer du titre de votre ingénieur, et de lieutenant ou de capitaine ; tout ce que je sais, c’est qu’une victime des prêtres peut être immolée, et qu’un homme à vous sera respecté. Vous ne vous bornez pas à donner l’immortalité, vous donnez des sauvegardes dans cette vie (4). Je passerai le reste de la mienne à remercier, à relire Marc-Aurèle-Julien-Frédéric, héros de la guerre et de la philosophie. Le vieux malade de Ferney.

 

 

1 – Cette lettre est peut-être de février. (G.A.)

2 – Immortali. Ce buste alla aux mains de la marquise de Villette. (G.A.)

3 – Le maréchal de Saxe. (K.) – Il s’agit de son Histoire par le baron d’Espagnac. (G.A.)

4 – On voit comme Voltaire assiège Frédéric, et comme il est arrivé à donner d’Etallonde presque pour un grand homme. (G.A.)

 

 

 

 

 

494 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 27 Janvier 1775.

 

 

 

          J’étais préparé à tout, excepté de recevoir par votre lettre un plan de cet art digne des cannibales et des anthropophages. Morival me revient comme Alexandre : ce dernier était disciple d’Aristote, et le premier l’est de Voltaire ; et quoique sous l’école des plus grands philosophes, tous deux auront quitté Uranie pour Bellone. Mais il faut espérer que Morival n’aura pas le goût des conquêtes à cet excès où le poussa Alexandre.

 

          Cet officier peut rester chez vous tant que vous le jugerez convenable pour ses intérêts, quoiqu’à vue de pays son procès puisse bien traîner au moins une année. On me mande que des formalités importantes exigent ces délais, et que ce n’est qu’à force de patience qu’on parvient à perdre un procès au parlement de Paris. J’apprends ces belles choses avec étonnement, et sans y comprendre le moindre mot.

 

          Vous avez raison de trouver la géométrie pratique préférable à la transcendante. L’une est utile et nécessaire, l’autre n’est qu’un luxe de l’esprit. Cependant ces sublimes abstractions font honneur à l’esprit humain ; et il me semble que les génies qui les cultivent se dépouillent de la matière autant qu’il est en eux, et s’élèvent dans une région supérieure à nos sens. J’honore le génie dans toutes les routes qu’il se fraie : et quoiqu’un géomètre soit un sage dont je n’entends pas la langue, je me plains de mon ignorance, et je ne l’en estime pas moins.

 

          Ce Maupertuis, que vous haïssez encore, avait de bonnes qualités ; son âme était honnête ; il avait des talents et de belles connaissance ; il était brusque, j’en conviens, et c’est ce qui vous a brouillés ensemble. Je ne sais par quelle fatalité il arrive que jamais deux Français ne sont amis dans les pays étrangers (1). Des millions se souffrent les uns les autres dans leur patrie ; mais tout change, dès qu’ils ont franchi les Pyrénées, le Rhin, ou les Alpes. Enfin il est bien temps d’oublier les fautes, quand ceux qui les ont commises n’existent plus. Vous ne reverrez Maupertuis qu’à la vallée de Josaphat, où rien ne vous presse d’arriver.

 

          Jouissez longtemps encore de votre gloire dans ce monde-ci, où vous triomphez de la rivalité et de l’envie : de votre couchant répandez ces rayons de goût et de génie que vous seul pouvez transmettre du beau siècle de Louis XIV, auquel vous tenez de si près ; répandez ces rayons sur la littérature, empêchez-là de dégénérer ; et, s’il se peut, tâchez de réveiller le goût des sciences et des lettres, qui me paraît passer de mode et se perdre.

 

          Voilà ce que j’attends encore de vous. Votre carrière surpassera celle de Fontenelle, car vous avez trop d’âme pour mourir si tôt. Nous avons ici milord Maréchal, âgé de quatre-vingt-cinq ans, aussi frais, aux jambes près, qu’un jeune homme : nous avons Poellnitz, qui ne lui cède pas, et qui compte bien encore sur dix années de vie. Pourquoi l’auteur de la Henriade, de Mérope, de Sémiramis, etc., etc., n’irait-il pas aussi loin ? Beaucoup d’huile dans la lampe en fit durer la lumière : eh ! qui en eut plus que vous ? Enfin Apollon m’a révélé que nous vous garderons encore longtemps. Je lui ai fait mon humble prière, et lui ai dit : O seule divinité que j’implore : conservez à votre fils de Ferney de longues années pour l’avantage des lettres et la satisfaction de l’ermite de Sans-Souci ! Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Fine remarque. (G.A.)

 

 

 

 

 

495 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, 4 février 1775.

 

 

 

          Sire, pendant que d’Etallonde Morival vous construit des citadelles sur le papier, et les assiège, pendant qu’il dessine des montagnes, des vallées, des lacs, le vieux malade de Ferney s’est avisé de faire une tragédie (1) qu’il prend la liberté de mettre aux pieds de votre majesté. Il vous supplie de ne la pas lire, parce qu’elle n’en vaut pas la peine ; mais daignez du moins jeter un petit coup d’œil sur un petit Voyage de la Raison et de la vérité (2) et sur une note de la Tactique (3), dans laquelle l’éditeur a mis je ne sais quoi qui vous regarde.

 

          Pardonnez-lui sa hardiesse, car il faut bien que Julien-Marc-Aurèle permettre de dire ce qu’on pense.

 

          Nous touchons au temps où il faut que l’affaire de d’Etallonde Morival s’éclaircisse ; il compte écrire dans quelque temps ou au chancelier de France, ou au roi de France lui-même. Votre majesté lui permettra-t-elle de prendre le titre de votre ingénieur ? J’ose vous assurer qu’il est digne de l’être.

 

          Permettriez-vous aussi qu’il fût lieutenant au lieu d’être sous-lieutenant ? l’honneur de vous appartenir n’est pas une vanité ; c’est une gloire qui en impose, et qui peut le faire respecter des Welches (4).

 

          Il ne fera partir sa lettre qu’après que je l’aurai mise sous vos yeux et que vous l’aurez approuvée. Vous serez étonné de cette affaire, qui est, comme je vous l’ai déjà dit, cent fois pire que celle des Calas. Vous y verrez un jeune gentilhomme innocent, condamné au supplice des parricides par trois juges de province, dont l’un était un ennemi déclaré, et l’autre un cabaretier marchand de cochons, autrefois procureur, et qui n’avait jamais fait le métier d’avocat ; j’ignore le troisième. Cette épouvantable et absurde welcherie sera démontrée ; et si cet écrit simple (5), modeste et vrai, est approuvé de votre majesté, il tiendra lieu de tout ce que nous pourrions demander.

 

          J’attends vos ordres sur cet objet, comme la plus grande faveur qui puisse consoler ma vieillesse, et me faire attendre gaiement la mort.

 

          Agréez, sire, mon respect, mon admiration, mon dévouement, mon regret de finir ma carrière hors de vos Etats.

 

 

1 – Don Pèdre. (G.A.)

2 – Voyez aux ROMANS, l’Eloge historique de la Raison. (G.A.)

3 – Voyez les notes de cette satire. (G.A.)

4 – Il pousse toujours son protégé. (G.A.)

5 – Voyez le Cri du sang innocent. (G.A.)

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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