CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 25
Photo de PAPAPOUSS
à Madame de Saint-Julien.
3 Décembre 1775 (1).
Le vieux et misérable malade de Ferney n’a point de nouvelles de sa protectrice ; mais il est comme les amants du temps passé, qui étaient fidèles à leurs maîtresses quoiqu’ils en fussent oubliés.
On nous envoie enfin la minute de l’arrêt du conseil qui va rendre libre le petit pays que la protectrice et M. son frère daignent favoriser. Nous paierons aux fermiers-généraux les trente mille livres ; ils en demandaient cinquante-cinq mille : nous ne pouvons acheter trop cher notre liberté.
Je sais que votre procès est porté aux requêtes du Palais. Ma foi, je vous conseille de demander mon neveu d’Hornoy pour rapporteur.
Jouez avec les affaires et avec la philosophie, ma belle protectrice, et conservez vos bontés pour un homme qui est à vous jusqu’à son dernier soupir.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Fabry.
3 Décembre 1775.
L’arrêt du conseil, monsieur, partira probablement demain de Paris, et sera adressé à M. l’intendant pour avoir son avis ; après quoi M. l’intendant l’enverra à nos états, et le fera ensuite enregistrer au parlement de Dijon. Je vous préviens que nous paierons les trente mille livres ; la ferme générale en avait demandé d’abord soixante mille, et s’était restreinte à cinquante-cinq mille. On avait engagé l’Alsace et la partie occidentale de la Franche-Comté à demander la même grâce que nous obtenons. Vous savez que je suis toujours à vos ordres.
à M. Fabry.
6 Décembre 1775.
Je trouve comme vous, monsieur, la somme de trente mille livres bien forte. Mais, après les efforts infinis que j’ai faits de tous côtés pour la faire modérer, je n’ai pu y parvenir. M. de Trudaine me marque que l’arrêt du conseil est minuté avec une conformité exacte aux propositions signées par nous. Je ne crois pas que vous devions disputer à présent, et je conjure même tous messieurs les syndics de recevoir l’arrêt du conseil avec la plus grande reconnaissance. Commençons par être délivrés des vexations cruelles que tout le pays éprouvait, c’est là le point principal. Vous pourrez ensuite proposer aux fermiers-généraux de vous vendre leur sel au même prix qu’on le vend au Valais. Il n’y a pas d’apparence qu’ils vous refusent, puisque c’est un petit gain qu’ils feront.
Nous pouvons encore, au bout de l’année, représenter à M. le contrôleur général l’impossibilité de trouver trente mille livres pour la ferme. Le ministère n’exige point la taille des villages qui ont été grêlés ou incendiés. Notre pauvreté nous tiendra lieu de feu et de grêle.
Je voudrais vous parler sur tout cela. Ne pourriez-vous point venir dîner demain chez le vieux malade, avec M. Dupuits, que vous prendriez en chemin ? Si je n’étais pas dans mon lit, je serais chez vous.
à M. de Vaines.
6 Décembre 1775.
C’est pour vous demander pardon, monsieur, de vous avoir importuné d’un mémoire de mon petit pays. Il n’est plus question de fatiguer M. Turgot de tant de vaines représentations. L’affaire est consommée. Nos chétifs états ne doivent plus se livrer qu’aux sentiments de la reconnaissance. Les fermiers-généraux veulent absolument nous arracher trente mille francs, ils les auront : on ne peut acheter trop cher sa liberté. Je n’ai actuellement d’autres négociations en tête que celle de placer M. de La Harpe au rang de ceux qui donnent des prix. C’est une place qui lui est bien due, après qu’il en a tant gagné.
Le vieillard de quatre-vingt-deux ans vous est attaché, monsieur, aussi vivement que s’il n’en avait que trente.
à M. de Trudaine.
A Ferney, 8 Décembre 1775.
Monsieur, nos petits états s’assembleront lundi, 11 du mois ; je m’y trouverai, moi qui n’y vais jamais. J’y verrai quelques curés, qui représentent le premier ordre de la France, et qui regardent comme un péché mortel l’assujettissement de payer trente mille francs à la ferme-générale. Ils auront beau dire que les publicains sont maudits dans l’Evangile, je leur dirai qu’il faut vous bénir, et que vous êtes le maître à qui les publicains et eux doivent obéissance.
Je leur remontrerai qu’il faut accepter votre édit purement et simplement comme on acceptait la bulle.
Mais, monsieur, il faut que je vous envoie une lettre que je viens de recevoir de M. Fabry, l’un de nos syndics. Il écrit comme un chat ; mais peut-être a-t-il raison de se plaindre des fermiers-généraux, qui, en 1760, portèrent, par une exagération excessive, le produit des traites et gabelles, dans le pays de Gex, à vingt-trois mille six cents livres, et qui, par une autre exagération, le portent cette année-ci à soixante mille livres : Positis ponendis, et ablatis auferendis.
Je ne saurais guère accorder ces assertions avec la dernière idée de nos états, qui m’assuraient, comme j’ai eu l’honneur de vous le mander, que le profit net des fermiers-généraux n’allait avec nous qu’à sept ou huit mille livres. S’il faut que vous soyez obligés continuellement, vous, monsieur, et M. le contrôleur général, de réformer tous les mémoires dont la cupidité humaine vous pestifère, je vous plains de passer si tristement votre temps.
Mais notre chétive province est peut-être aussi un peu à plaindre d’être obligée de donner cinq cents francs par an à chacune des soixante colonnes de l’Etat, qui sont des colonnes d’or. Nous ne sommes que d’argile, et notre argile encore ne vaut rien. Quand on y a semé un grain, il ne meurt pas, à la vérité, pour renaître, comme l’Evangile le disait, mais il ne rend jamais que trois pour un aux pauvres cultivateurs, qui euntes ibant, et flebant mitentes semina sua.
Enfin, monsieur, cette opération est la vôtre ; c’est celle de M. Turgot. Ou je mourrai à la peine, ou lundi prochain la plus petite de toutes les cohues signera son remerciement mais nous empêcherez-vous de vous demander l’aumône ? on la doit aux pauvres, c’est par là qu’on rachète ses péchés. Certainement les fermiers-généraux en ont fait ; et, quand ils nous donneront cinq ou six mille livres pour entrer dans le royaume des cieux, ils feront un très bon marché. Je propose cette bonne œuvre à M. le contrôleur général. Qu’il mette dans l’édit vingt-cinq mille francs au lieu de trente, cela est très aisé ; et messieurs des fermes ne pousseront pas plus de cris de douleur que nous autres gueux nous en pousseront de joie.
Pardonnez à cette exhortation chrétienne. Elle n’a rien de commun avec l’acceptation solennelle que nous devons faire dans la grande ville de Gex, etc.
à M. Christin.
A Ferney, 8 Décembre 1775.
Voici, mon cher ami, une lettre qui nous assure enfin la délivrance prochaine du frère de cette bonne madame Barondel. Je vous prie de la lui montrer, pour la consoler.
Nous réussirons, malgré le subdélégué, qui était impitoyable. Il est plaisant que ce soit moi qui contribue à tirer un curé de prison. Mais que ne doit-on pas attendre d’un associé à l’ordre des capucins ?
L’idée de présenter un mémoire pour la suppression de la mainmorte, et un dédommagement aux seigneurs, n’est pas certainement à négliger. Je pense qu’il faudrait articuler ce dédommagement, et le montrer sous un jour si clair, que le ministère ne pût le refuser, et que les seigneurs ne pussent pas se plaindre. Il faut présenter toujours aux ministres les choses prêtes à signer. La moindre difficulté les rebute, quand ils n’ont pas un intérêt pressant au succès de l’affaire. Vous êtes plus à portée que personne de rédiger toutes les conditions du traité, vous qui êtes au beau milieu de l’enfer de la mainmorte. Vous devriez venir nous voir aux bonnes fêtes de Noël, et apporter avec vous le règlement du roi de Sardaigne. Je me chargerais hardiment d’être votre facteur, et d’envoyer le mémoire aux ministres. S’il ne réussit pas, nous aurons toujours le mérite d’avoir fait une bonne œuvre. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.
à Madame de Saint-Julien.
8 Décembre 1775.
Notre protectrice sait sans doute qu’il n’est plus question de ce mémoire que l’abbé Morellet devait lui communiquer. L’affaire est faite ; l’édit est entre les mains de nos chétifs états. Nous nous assemblons le 11 du mois pour accepter la bulle Unigentus purement et simplement, et même en remerciant.
Il est vrai, madame, que je demande une petite explication, et cette explication est une aumône de cinq mille livres, somme excessivement petite, par laquelle je propose aux soixante publicains, maîtres du royaume, de racheter leurs péchés. Je fais les derniers efforts auprès de M. Turgot pour obtenir de lui cette bonne œuvre. Mais, soit qu’il se rende, soit qu’il persiste dans l’impénitence finale, je ferai le diable à quatre dans nos états pour faire accepter sa pancarte même par le clergé.
Je profite des bontés de M. le marquis de La Tour-du-Pin, que vous m’avez procurées. Je lui demande un ordre pour me chauffer, quoique les fermiers-généraux nous réduisent à n’avoir pas de quoi acheter du bois.
Je me suis avisé de faire l’épitaphe de l’abbé de Voisenon :
Ici, gît, ou plutôt frétille,
Voisenon, frère de Chaulieu.
A sa muse vive et gentille
Je ne prétends point dire adieu,
Car je m’en vais au même lieu,
Comme un cadet de la famille.
Il ne faut pas prendre cela tout à fait au pied de la lettre. Il est bien vrai que l’abbé de Voisenon frétille, mais je ne veux point l’aller voir sitôt. Je veux vivre encore pour vous dire combien je suis sensible à vos bontés, combien j’adore votre caractère, votre esprit lumineux, et votre personne. Vous parlez d’affaires comme un vieux conseiller d’Etat ; vous êtes active à rendre mille bons offices, comme si vous n’aviez rien à faire ; vous jugez tous les ouvrages mieux que si vous étiez de l’Académie. Je me flatte bien que M. votre frère et vous vous gagnerez votre procès. La chicane qu’on vous fait me paraît absurde, et ce n’est pas là le cas où les choses absurdes réussissent.
Adieu, madame ; je ne sors point du coin de mon feu, tandis que vous tuez des perdrix en plein air. Je ne sortirai que pour la bulle de M. Turgot, et je ne respirerai que pour vous être attaché avec le plus tendre respect.
à M. Fabry.
9 Décembre 1775.
Oui, sans doute, monsieur, votre secrétaire viendra se présenter mort ou vif. Il ne désespère point du tout d’une diminution de la taxe qu’on nous impose en faveur des soixante rois de France.
Il aura l’honneur d’en parler mardi. Mais dîner ! Vous ne savez pas à quels assujettissements cruels il est condamné : il est actuellement dans les plus vives souffrances ; mais il est consolé par le bonheur d’être à vos ordres, et de voir votre pays délivré des plus abominables vexations.
Je vous supplie de me faire savoir précisément à quelle heure on délibérera. Agréez toujours, monsieur, le respectueux attachement de votre, etc.
à M. Hennin.
10 Décembre 1775.
Monsieur, fatigué, excédé d’écritures, ayant excédé mon cher Wagnière, j’écris un petit mot de ma maigre main pour vous dire que j’ai fait la sauce de ces messieurs à M. Turgot, et que je le supplie de s’informer à M. de Vergennes si vous n’avez pas fait la même sauce. Il faut que ces pandoures déguerpissent avant que je meure de mes fatigues ; mais ce sera assurément en vous aimant.
à M. le marquis de Thibouville.
11 Décembre 1775.
Mon cher marquis, le vieux malade est charmé de votre conversion. Vos lettres étaient auparavant comme celles de Cicéron ad familiares suos. Si vous vous vous portez bien, j’en suis bien aise ; pour moi, je me porte bien : adieu. Vous êtes actuellement plus communicatif ; vous entrez dans les détails. Ce que vous me mandez me fait craindre que le succès de Menzicof ne soit encore plus balancé à Paris qu’à Versailles.
Mon ami La Harpe pourrait bien, de cette affaire-ci, voir reculer son entrée dans le temple de nos quarante. Il a eu beau frapper plusieurs fois à la porte avec ses branches de laurier, il va trouver des épines qui lui boucheront cette porte. Ce n’est pas chez nous comme dans le ministère, où les places ont été données au mérite, sans cabale et sans bruit.
Je suis fâché de la mort de ce pauvre abbé de Voisenon. Avant d’aller le trouver, je m’occupe, dans mon petit antre de Gex, d’une grande affaire dont sûrement personne ne se soucie à Paris : c’est de faire un essai de liberté dans les provinces, et d’arracher le plus petit pays de France aux griffes affreuses des suppôts de la ferme-générale. Il y a soixante rois en France, et je me flatte qu’un jour il n’y en aura plus qu’un, grâce à la probité éclairée et aux travaux immenses d’un goutteux (1). J’ignore encore si je réussirai dans ma tentative : cela sera décidé demain. Je vous écris donc la veille de la bataille : priez Dieu pour moi.
Dites à M. d’Argental mon ange qu’il secoue bien ses ailes. Je suis entre le Te Deum et le De profundis. Je voulais lui écrire, mais le temps me presse. Il faut, tout malade que je suis, aller à nos états faire valoir les bienfaits dont M. de Sully-Turgot veut nous combler, et dont on ne sent pas encore tout l’avantage. Dites, je vous prie, à mon ange que, selon ses ordres charmants, j’ai écrit à M. le maréchal de Duras ce matin, au sujet de Rome sauvée, quoique les Catilinaires de Cicéron n’intéressent point du tout la cour de Versailles.
Quand vous n’aurez rien à faire, et que vous aurez la bonté de m’écrire, mandez-moi tout ce qu’on fait et tout ce qu’on dit. Ces fariboles amusent l’écrivain et le lecteur. Adieu, mon cher marquis : si vous vous portez bien, j’en suis bien aise ; pour moi, je me porte mal.
1 – Turgot. (G.A.)