CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 24
Photo de PAPAPOUSS
à M. Marin.
26 Novembre 1775 (1).
Mon cher Phocéen de Lampedouse, je vous écris en droiture, parce que les Welches ne rendent pas fidèlement les lettres. Une espèce d’apoplexie s’est emparée de mon maigre individu, pendant que vous reveniez à Paris. Il me reste encore assez de force pour vous dire que votre ami, M. Linguet, avait très bien deviné la personne pour laquelle vous lui présentâtes une consultation, il y a plus de dix-huit-mois. Vous vous doutez bien de qui je veux parler ; c’était un jeune homme très tragiquement mêlé dans une affaire pour laquelle M. Linguet avait travaillé, à la tête de sept autres avocats, en 1766. Avec son courage et son éloquence ordinaires, il répondit laconiquement au consultant qu’il ne lui conseillait pas de recommencer ce procès. Ce consultant était alors chez moi ; il suivit cet avis. Il est actuellement auprès d’un grand roi qui répare par ses bontés, des barbaries qui sont notre opprobre. La welcherie la persécute jusque dans son asile au pied d’un trône.
Il avait écrit, il y a quelques mois, une requête à S. M. Très-Chrétienne, requête non juridique qui n’était qu’un exposé simple de l’injustice atroce exercée contre lui dans une ville de province. Un de ces marauds de convulsionnaires, qui se croient envoyés de Dieu pour persécuter les hommes, vient d’écrire un libelle contre l’exposé fait par ce jeune homme. Le scélérat, sachant que notre client est en Allemagne, a fait imprimer son libelle dans la gazette intitulée Courrier du Bas-Rhin, du 18 octobre. On attaque votre ami dans ce Courrier, et on lui reproche d’avoir été engagé par moi-même, en 1766, à se mettre à la tête des huit avocats qui prirent alors la défense des coaccusés. Votre ami sait combien il est faux que je me fusse en ce temps-là mêlé de cette affaire. Il n’écouta que sa seule générosité. Il se pourra faire que le jeune homme, dans une réplique, atteste la vérité de tout ce que je vous dis, et qu’il rende hautement justice aux nobles sentiments de votre ami.
Je ne sais point encore comment cette nouvelle affaire tournera ; mais je vous préviens de l’état où sont les choses. Mon avis est qu’on ne fasse aucun éclat, puisque cet éclat ne produirait rien de réel. C’est bien assez, ce me semble, d’être protégé par un grand roi, le héros de l’Europe. Je ne connais point de meilleure réponse. Je ne pense pas même que le journal de votre ami soit fait pour traiter de telles matières, quelque réputation qu’il ait.
Au reste, je n’ai de nouvelles de la république des lettres que par ce journal, que je lis assidûment. Vous devriez bien mettre au courant un pauvre apoplectique de quatre-vingt-deux ans, que vous n’avez pas consolé dans sa retraite, et qui a grand besoin de consolation. Il vous embrasse de ses faibles mains.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
26 Novembre 1775.
Il faut donc que je vous dise, mon cher ange, que, si madame du Deffant se plaint de moi par un vers de Quinault, je me suis plaint d’elle par un vers de Quinault aussi. Je crois qu’actuellement nous sommes les seuls en France qui citions aujourd’hui ce Quinault, qui était autrefois dans la bouche de tout le monde.
Je ne sais quel auteur je vous citerai pour me plaindre à vous de votre acharnement à m’accuser de gourmandise. Je veux bien que vous sachiez que je n’avais pas mangé depuis vingt-quatre heures, lorsque mon accident m’arriva. Cette petite aventure a des suites assez désagréables, et je n’ai de secours que dans la patience.
Ma dignité de commissaire départi se trouve apparemment dans le même roman que mon indigestion. Il est triste d’être à la fois apoplectique et ridicule.
Je croyais, quand je vous ai parlé de Menzicof, qu’on le jouât déjà à la Comédie-Française. Je n’ai point osé importuner M. le duc de Duras en faveur de Cicéron et de Catilina ; j’ai cru qu’il n’était pas trop séant, dans l’état où je suis, de disputer une place dans le tripot comique : cependant, si vous jugez que la chose soit convenable, je vous obéirai selon ma coutume. Je crains seulement que cette démarche ne soit hasardée pendant les représentations du prince-pâtissier.
J’ai à vous parler d’une autre nouvelle qui est assez intéressante selon ma façon de penser : c’est de la persécution que l’on suscite à l’abbé Raynal (1). On dit qu’il a été obligé de disparaître. Heureusement son livre ne disparaîtra pas. Est-il vrai qu’on en veut à ce livre et à la personne de l’auteur ? Les jansénistes et les pharisiens se sont réunis, et furerunt amici ex illa hora. Il n’y aura donc plus moyen chez les Welches de penser honnêtement, sans être exposé à la fureur des barbares ! Cette idée me trouble jusque dans la paix de ma retraite, et aux portes de la paix éternelle, où je vais bientôt entrer. Je me flatte qu’au moins l’abbé Raynal trouvera des amis. Dieu veuille qu’on ne soit pas forcé à lui chercher des vengeurs, qu’on ne trouverait pas !
Adieu, mon cher ange ; aimez toujours un peu celui qui est à vous depuis environ soixante-dix ans.
1 – A cause de son Histoire des deux Indes. (G.A.)
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
26 Novembre 1775 (1).
Vous proposez, monsieur, de danser un rigaudon à un homme à qui on vient de couper la jambe. Je suis tombé dans un état si triste, qu’il n’y a pas moyen que je fasse les quatre pas de danse dont vous me parlez. Une espèce de petite apoplexie s’est emparée de moi ces jours passés. Si je ressuscite, ce sera pour vous obéir et pour vous aimer. Quand la nature donne de ces avertissements au mois de novembre, elle ne laisse guère attendre le mois de juin. J’ai pourtant eu la force de dicter un petit mot pour M. de Beaumont, non pas Beaumont mon archevêque, mais Elie de Beaumont mon patron.
Je vois que vous avez converti un prêtre, et que si vous n’en avez pas fait un excellent poète, vous en avez fait un homme de bien, ce qui est plus nécessaire et plus difficile.
Vivez longtemps heureux dans votre belle retraite ; jouissez de tous les plaisirs que vous rassemblez autour de vous ; cultivez bien votre belle fleur de neuf ans, et conservez-moi vos bontés dont je sentirai tout le prix jusqu’au dernier moment de ma vie.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Fabry.
26 Novembre 1775.
Je n’ai encore, monsieur, aucune réponse du ministère, ni sur la pleine consommation de ses projets, ni de ses promesses, ni sur l’exorbitante indemnité prétendue par des personnes qui n’ont aucun besoin d’indemnité.
Cependant le temps approche où il faudra finir cette affaire, si importante au pays.
C’est à vous à voir si vous voulez qu’on propose à messieurs du mandement d’entrer dans nos frais, ou de payer à un bureau établi par vous les mêmes droits qu’ils payaient à la ferme générale. A quelque projet que vous vous arrêtiez, vous savez que je suis entièrement à vos ordres : je les attends.
à Madame de Saint-Julien.
A Ferney, 29 Novembre 1775 (1).
L’apoplectique étique n’a qu’un moment pour dire à sa protectrice que Panrier le charge d’une montre pour elle, et que cette montre part dans le moment à l’adresse de M. d’Ogny.
Il ne sait rien d’ailleurs des affaires de ce monde ; il apprend seulement qu’il est très vrai, très constant qu’on (2) a été jésuite cinq ans, en comptant deux ans de noviciat. On en est sorti en 1730 ; comptez.
Je suis très en peine de l’aventure de l’abbé Raynal. Le mari de ma dauphine sert des gens bien dangereux. La maison Dauphine n’est point (3) ouverte, et ne le sera pas sitôt. Racle a couvert la sienne ; la maison abattue par l’orage n’est plus qu’une ruine affreuse. Je ne sais rien d’ailleurs ni des fermiers-généraux, ni du prétendu commissaire départi, qui n’est qu’un opprimé de parti, ni de l’empressé Crassy, qui a du moins le bonheur d’être à présent aux pieds de la protectrice. J’ignore absolument où en est l’affaire du vainqueur de Mahon ; j’ignore tout, et je ne m’occuperai qu’à regretter la protectrice.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le comte de Saint-Germain. (G.A.)
3 – La maison de madame de Saint-Julien à Ferney. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
2 Décembre 1775.
Il est donc dit que mon héros verra mourir tous ses courtisans l’un après l’autre, et qu’il fera continuellement maison neuve. Madame de Voisenon me mande qu’elle vient de perdre son petit beau-frère (1) que vous aimiez. Je vous tiens bon encore, mais ce n’est pas pour longtemps. J’ai eu, il y a quinze jours, un petit avertissement de la nature. Elle m’a signifié qu’il fallait bientôt faire mon paquet. Je vous avoue que j’aurais mieux aimé mourir à vos pieds, dans Paris ou à Richelieu, qu’au milieu des neiges du mont Jura. Mais il faut que chacun remplisse sa destinée. La vôtre, monseigneur, a été brillante de grandeurs et de plaisirs ; j’ajoute encore de tracasseries de cour, qui n’ont jamais pu vous ôter votre gloire. Je relisais hier des paperasses dans lesquelles je voyais les beaux tours qu’on vous joua, lorsque vous eûtes fait mettre bas les armes à l’armée anglaise, et que vous la fîtes passer sous les Fourches-Caudines de Closter-Severn. Vous alliez tout de suite à Magdebourg et à Berlin, c’eût été la plus belle campagne qu’on eût faite. Mais au lieu de vous laisser consommer votre ouvrage, je vois qu’une petite intrigue vous envoya à Bordeaux. Cependant, quelques niches qu’on ait pu vous faire, vous avez toujours été victorieux en guerre comme en amour.
Il me semble qu’il ne s’agit plus que de vivre dans un loisir honorable, avec un peu de philosophie.
Je ne sais pas qui vous prendrez pour confrère, à la place de ce pauvre abbé de Voisenon. Je ne sais pas si vous serez le protecteur de notre Académie, et si la détestable aventure de votre maudite Provençale vous laissera le temps d’être le modérateur de nos intrigues littéraires. On a fait de l’indigne procès de madame de Saint-Vincent un labyrinthe dans lequel on veut vous faire tourner des années entières. Il faut pourtant qu’à la fin justice se fasse.
Je pense que vous aurez vu madame de Saint-Julien, qui a, je crois, de son côté, un procès pour un petit legs que lui a fait M. de Gouvernet, le mari des Vous et des Tu (2).
Si j’osais vous parler de mes misères, je vous dirais que j’en ai un avec les fermiers-généraux, qui veulent écraser un peu trop fort la petite et chétive patrie que je me suis faite. M. Turgot et M. de Trudaine sont juges suprêmes dans ce procès, dans lequel il s’agit du sort d’une province. Mais je vous assure que le vôtre me tient bien plus à cœur. En vérité, depuis que les bénédictins font des titres, il n’y a point eu d’affaire pareille à celle que vous êtes obligé de soutenir. Mon neveu d’Hornoy m’a dit que vous avez un rapporteur un peu lent. Si d’Hornoy avait été le vôtre, je crois que l’affaire serait bientôt finie ; mais je parle de tout au hasard. On est si peu au fait des choses à cent lieues ; on voit de si loin et si mal, qu’il faut se taire, et se borner au respectueux et tendre dévouement que le vieux malade de quatre-vingt-deux ans conservera jusqu’à son dernier soupir pour son héros, toujours rempli de gloire et de grâces.
1 – L’abbé de Voisenon, mort le 22 novembre. (G.A.)
2 – C’est-à-dire le mari de mademoiselle de Livry, à qui Voltaire adressa son épître des Vous et des Tu. (G.A.)
à M. Turgot.
A Ferney, 3 Décembre 1775 (1).
Je sais, monseigneur, qu’il ne faut pas fatiguer les ministres de ses lettres ; mais vous ne m’empêcherez pas de vous dire combien je suis pénétré de reconnaissance de ce que vous daignez faire pour mon pauvre petit pays de Gex. Je ne doute pas que nos états n’aient les mêmes sentiments que moi.
Je me flatte que vous êtes quitte de votre accès de goutte. Je vois avec la même joie que vous êtes délivré de je ne sais quels petits frondeurs qui osaient s’élever contre le bien que vous faites. Ces chenilles, qui rongeaient les feuilles, sont obligées de respecter les fruits.
Je ne jouirai pas longtemps du nouveau et grand spectacle que vous donnez à la France ; il sera cher à la postérité, et je mourrai avec la consolation d’en avoir vu les commencements. Agréez le tendre respect, l’attachement et la reconnaissance du vieux malade de Ferney.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Trudaine.
A Ferney, 3 Décembre 1775.
Monsieur, c’est malgré moi que j’eus l’honneur de vous envoyer les cris de ma province contre les trente mille livres ; et c’est du fond de mon cœur que je vous présente ma reconnaissance pure et simple.
Je fais part à nos syndics de vos intentions. Je me flatte qu’ils penseront comme moi. J’ai peu de jours à jouir de vos bontés ; mais je serai jusqu’au dernier moment de ma vie avec respect, attachement et reconnaissance, monsieur, votre, etc.