OPUSCULE - Les droits des hommes - Partie 3
Photo de Madame PAPAPOUSS
LES DROITS DES HOMMES
ET LES USURPATIONS DES PAPES.
V – De Castro et Ronciglione.
L’usurpation de Castro et Ronciglione sur la maison de Parme n’est pas moins injuste ; mais la manière a été plus basse et plus lâche (1). Il y a dans Rome beaucoup de juifs, qui se vengent comme ils peuvent des chrétiens en leur prêtant sur gages à gros intérêts. Les papes ont été sur leur marché. Ils ont établi des banques que l’on appelle monts-de-piété ; on y prête sur gages aussi, mais avec un intérêt beaucoup moins fort. Les particuliers y déposent leur argent, et cet argent est prêté à ceux qui veulent emprunter, et qui peuvent répondre.
Rainuce, duc de Parme, fils de ce célèbre Alexandre Farnèse qu fit lever au roi Henri IV le siège de Rouen et le siège de Paris, obligé d’emprunter de grosses sommes, donna la préférence au mont-de-piété sur les juifs. Il n’avait cependant pas trop à se louer de la cour romaine. La première fois qu’il y parut Sixte-Quint voulut lui faire couper le cou pour récompense des services que son père avait rendus à l’Eglise.
Son fils Odoard devait les intérêts avec le capital, et ne pouvait s’acquitter que difficilement. Barbarin où Barberin, qui était alors pape sous le nom d’Urbain VIII, voulut accommoder l’affaire en mariant sa nièce Barbarini ou Barbarina au jeune duc de Parme. Il avait deux neveux qui le gouvernaient : l’un Taddeo Barbarini, préfet de Rome ; et l’autre le cardinal Antonio ; et de plus un frère, cardinal aussi, mais qui ne gouvernait personne. Le duc alla à Rome voir ce préfet et ces cardinaux, dont il devait être le beau-frère, moyennant une diminution des intérêts qu’il devait au mont-de-piété. Ni le marché, si la nièce du pape, ni les procédés des neveux ne lui plurent ; il se brouilla avec eux pour la grande affaire des Romains modernes, le puntiglio, la science du nombre des pas qu’un cardinal et un préfet doivent faire en reconduisant un duc de Parme. Tous les caudataires se remuèrent dans Rome pour ce différend, et le duc de Parme s’en alla épouser une Médicis.
Les Barberins ou Barbarins songèrent à la vengeance. Le duc vendait tous les ans son blé du duché de Castro à la chambre des apôtres pour acquitter une partie de sa dette, et la chambre des apôtres revendait chèrement son blé au peuple. Elle en acheta ailleurs, et défendit l’entrée du blé de Castro dans Rome. Le duc de Parme ne put vendre son blé aux Romains, et le vendit aussi ailleurs, comme il put.
Le pape, qui d’ailleurs était un assez mauvais poète, excommunia Odoard, selon l’usage, et incaméra le duché de Castro. Incaméret est un mort de la langue particulière à la chambre des apôtres : chaque chambre à la sienne. Cela signifie prendre, saisir, s’approprier, s’appliquer ce qui ne nous appartient point du tout. Le duc avec le secours des Médicis, et de quelques amis, arma pour désincamérer son bien. Les Barberins armèrent aussi. On prétend que le cardinal Antonio, en faisant délivrer des mousquetons bénits aux soldats, les exhortait à les tenir toujours bien propres, et à les rapporter dans le même état qu’on les leur avait confiés. On assure même qu’il y eut des coups donnés et rendus, et que trois ou quatre personnes moururent dans cette guerre, soit de l’intempérie, soit autrement. On ne laissa pas de dépenser beaucoup plus que le blé de Castro ne valait. Le duc fortifia Castro ; et, tout excommunié qu’il était, les Barberins ne purent prendre sa ville avec leurs mousquetons. Tout cela ne ressemblait que médiocrement aux guerres des Romains du temps passé, et encore moins à la morale de Jésus-Christ. Ce n’était pas même le contrains-les d’entrer ; c’était le contrains-les de sortir. Ce fracas dura, par intervalles, pendant les années 1642 et 1643. La cour de France, en 1644, procura une paix fourrée. Le duc de Parme communia, et garda Castro.
Pamphile, Innocent X, qui ne faisait point de vers et qui haïssait les deux cardinaux Barberins, les vexa si durement pour les punir de leurs vexations, qu’ils s’enfuirent en France, où le cardinal Antonio fut archevêque de Reims, grand aumônier, et chargé d’abbayes.
Nous remarquerons en passant qu’il y avait encore un troisième cardinal Barberin baptisé aussi sous le nom d’Antoine. Il était frère du pape Urbain VIII. Celui-là ne se mêlait ni des vers ni de gouvernement. Il avait été assez fou dans sa jeunesse pour croire que le seul moyen de gagner le paradis était d’être frère lai chez les capucins. Il prit cette dignité, qui est assurément la dernière de toutes ; mais étant depuis devenu sage, il se contenta d’être cardinal et très riche. Il vécut en philosophe. L’épitaphe qu’il ordonna qu’on gravât sur son tombeau est curieuse :
Hic jacet pulvis et cinis, postea nihil.
Ci-gît poudre et cendre, et puis rien.
Ce rien est quelque chose de singulier pour un cardinal.
Mais revenons aux affaires de Parme. Pamphile, en 1646, voulut donner à Castro un évêque fort décrié pour ses mœurs, et qui fit trembler tous les citoyens de Castro qui avaient de belles femmes et de jolis enfants. L’évêque fut tué par un jaloux. Le pape, au lieu de faire chercher les coupables, et de s’entendre avec le duc pour les punir, envoya des troupes et fit raser la ville. On attribua cette cruauté à dona Olimpia, belle-sœur et maîtresse du pape, à qui le duc avait eu la négligence de ne pas faire de présents lorsqu’elle en recevait de tout le monde. Démolir une ville était bien pis que de l’incamérer. Le pape fit ériger une petite pyramide sur les ruines, avec cette inscription : Qui fu Castro (2).
Cela se passa sous Rainuce II, fils d’Odoard Farnèse. On recommença la guerre, qui fut encore moins meurtrière que celle des Barberins. Le duché de Castro et de Ronciglione resta toujours confisqué au profit de la chambre des apôtres, depuis 1646 jusqu’à 1662, sous le pontificat de Chigi, Alexandre VII.
Cet Alexandre VII ayant, dans plus d’une affaire, bravé Louis XIV, dont il méprisait la jeunesse et dont il ne connaissait pas la hauteur, les différends furent poussés si loin entre les deux cours, les animosités furent si violentes entre le duc de Créqui, ambassadeur de France à Rome, et Mario Chigi, frère du pape, que les gardes corses de sa sainteté tirèrent sur le carrosse de l’ambassadrice, et tuèrent un de ses pages à la portière (3). Il est vrai qu’ils n’y étaient autorisés par aucune bulle ; mais il parut que leur zèle n’avait pas beaucoup déplu au saint père. Louis XIV fit craindre sa vengeance. Il fit arrêter le nonce à Paris, envoya des troupes en Italie, se saisit du comtat d’Avignon. Le pape, qui avait dit d’abord que « des légions d’anges viendraient à son secours, » ne voyant point paraître ces anges, s’humilia, demanda pardon. Le roi de France lui pardonna, à condition qu’il rendrait Castro et Ronciglione au duc de Parme, et Comacchio au duc de Modène, tous deux attachés à ses intérêts, et tous deux opprimés.
Comme Innocent X avait fait ériger une petite pyramide en mémoire de la démolition de Castro, le roi de France exigea qu’on érigeât une pyramide du double plus haute, à Rome, dans la place Farnèse, où le crime des gardes du pape avait été commis. A l’égard du page tué, il n’en fut pas question. Le vicaire de Jésus-Christ devait bien au moins une pension à la famille de ce jeune chrétien. La cour de Rome fit habilement insérer dans le traité qu’on ne rendrait Castro et Ronciglione au duc que moyennant une somme d’argent équivalente à peu près à la somme que la maison Farnèse devait au mont-de-piété. Par ce tour adroit, Castro et Ronciglione sont toujours demeurés incamérés, malgré Louis XIV, qui dans les occasions éclatait avec fierté contre la cour de Rome, et ensuite lui cédait.
Il est certain que la jouissance de ce duché a valu à la chambre des apôtres quatre fois plus que le mont-de-piété ne peut redemander de capital et d’intérêts. N’importe, les apôtres sont toujours en possession. Il n’y a jamais eu d’usurpation plus manifeste. Qu’on s’en rapporte à tous les tribunaux de judicature, depuis ceux de la Chine, jusqu’à ceux de Corfou ; y en a-t-il un seul où le duc de Parme ne gagnât sa cause ? Ce n’est qu’un compte à faire. Combien vous dois-je ? combien avez-vous touché par vos mains ? payez-moi l’excédant, et rendez-moi mon gage. Il est à croire que quand le duc de Parme voudra intenter ce procès, il le gagnera partout ailleurs qu’à la chambre des apôtres.
1 – Voltaire écrivait au président Hénault qu’il se trouvait là des particularités aussi vraies qu’intéressantes. C’était sans doute par son ami d’Argental, représentant du duc de Parme en France, que Voltaire avait été renseigné. (G.A.)
2 – Ici fut Castro. (G.A.)
3 - Voyez le Siècle de Louis XIV, chapitre VII. (G.A.)
VI – Acquisitions de Jules II.
Je ne parlerai point ici de Comacchio ; c’est une affaire qui regarde l’empire, et je m’en rapporte à la chambre de Vetzlar et au conseil aulique. Mais il faut voir par quelles bonnes œuvres les serviteurs des serviteurs de Dieu ont obtenu du ciel tous les domaines qu’ils possèdent aujourd’hui. Nous savons par le cardinal Bembo, par Guichardin, et par tant d’autres, comment La Rovère, Jules II, acheta la tiare, et comment il fut élu avant même que les cardinaux fussent entrés dans le conclave. Il fallait payer ce qu’il avait promis, sans quoi on lui aurait représenté ses billets, et il risquait d’être déposé. Pour payer les uns il fallait prendre aux autres. Il commence par lever des troupes ; il se met à leur tête, assiège Pérouse, qui appartenait au seigneur Baglioni, homme faible et timide, qui n’eut pas le courage de se défendre. Il rendit sa ville en 1506. On lui laissa seulement emporter ses meubles avec des agnus Dei. De Pérouse Jules marche à Bologne, et en chasse les Bentivoglio.
On sait comment il arma tous les souverains contre Venise, et comment ensuite il s’unit avec les Vénitiens contre Louis XII. Cruel ennemi, ami perfide, prêtre, soldat, il réunissait tout ce qu’on reproche à ces deux professions, la fourberie et l’inhumanité. Cet honnête homme se mêlait aussi d’excommunier. Il lança son ridicule foudre contre le roi de France Louis XII, le père du peuple. Il croyait, dit un auteur célèbre, mettre les rois sous l’anathème, comme vicaire de Dieu ; et il mettait à prix les têtes de tous les Français en Italie comme vicaire du diable. Voilà l’homme dont les princes baisaient les pieds, et que les peuples adoraient comme un dieu. J’ignore s’il eut la vérole, comme on l’a écrit : tout ce que je sais, c’est que la signora Orsini, sa fille, ne l’eut point, et qu’elle fut une très honorable dame. Il faut toujours rendre justice au beau sexe dans l’occasion.
VII – Des acquisitions d’AlexandreVI.
La terre a retenti assez de la simonie qui valut à ce Borgia la tiare, des excès de fureur et de débauche dont se souillèrent ses bâtards, de son inceste avec Lucrezia ! On sait qu’elle couchait avec son frère et son père, et qu’elle avait des évêques pour valets de chambre. On est assez instruit du beau festin pendant lequel cinquante courtisanes nues ramassaient des châtaignes en variant leurs postures, pour amuser sa sainteté, qui distribua des prix aux plus vigoureux vainqueurs de ces dames (1). L’Italie parle encore du poison qu’on prétendit qu’il prépara pour quelques cardinaux, et dont on croit qu’il mourut lui-même. Il ne reste rien de ces épouvantables horreurs que la mémoire ; mais il reste encore des héritiers de ceux que son fils et lui assassinèrent, ou étranglèrent, ou empoisonnèrent pour ravir leurs héritages. On connaît le poison dont ils se servaient ; il s’appelait la cantarella (2). Tous les crimes de cette abominable famille sont aussi connus que l’Evangile, à l’abri duquel ces monstres les commettaient impunément. Il ne s’agit ici que des droits de plusieurs illustres maisons qui subsistent encore. Les Orsini, les Colonne souffriront-ils toujours que la chambre apostolique leur retienne les héritages de leur ancienne maison ?
Nous avons à Venise des Tiepolo, qui descendent de la fille de Jean Sforce, seigneur de Pesaro, que César Borgia chassa de la ville au nom du pape son père. Il y a des Manfredi, qui ont droit de réclamer Faenza. Astor Manfredi, âgé de dix-huit ans, rendit Faenza au pape et se remit entre les mains de son fils, à condition qu’on le laisserait jouir du reste de sa fortune. Il était d’une extrême beauté ; César Borgia en devint éperdument amoureux ; mais comme il était louche, ainsi que tous les portraits le témoignent, et que ses crimes redoublaient encore l’horreur de Manfredi pour lui, ce jeune homme s’emporta imprudemment contre le ravisseur ; Borgia n’en put jouir que par violence, ensuite il le fit jeter dans le Tibre avec la femme d’un Caracioli qu’il avait enlevée à son époux.
On a peine à croire de telles atrocités ; mais s’il est quelque chose d’avéré dans l’histoire, ce sont les crimes d’Alexandre VI et de sa famille.
La maison de Montefeltro n’est pas encore éteinte. Le duché d’Urbin, qu’Alexandre VI et son fils envahirent par la perfidie la plus noire et la plus célébrée dans les livres de Machiavel, appartient à ceux qui sont descendus de la maison (3) de Montefeltro, à moins que les crimes n’opèrent une prescription contre l’équité.
Jules Varano, seigneur de Camerino, fut saisi par César Borgia dans le temps même qu’il signait une capitulation, et fut étranglé sur la place avec ses deux fils. Il y a encore des Varano dans la Romagne ; c’est à eux, sans doute, que Camerino appartient.
Tous ceux qui lisent ont vu avec effroi, dans Machiavel, comment ce César Borgia fit assassiner Vitellozzo Vitelli, Oliverotto da Fermo, il signor Pagolo, et Francesco Orsini, duc de Gravina. Mais ce que Machiavel n’a point dit, et ce que les historiens contemporains nous apprennent, c’est que, pendant que Borgia faisait étrangler le duc de Gravina, et confisquait tous les biens de cette illustre maison, le pape s’empara même de tout le mobilier. Il se plaignit amèrement de ne point trouver parmi ces effets une grosse perle estimée deux mille ducats, et une cassette pleine d’or qu’il savait être chez le cardinal. La mère de ce malheureux prélat, âgée de quatre-vingts ans, craignant qu’Alexandre VI, selon sa coutume, n’empoisonnât son fils, vint en tremblant lui apporter la perle et la cassette ; mais son fils était déjà empoisonné, et rendait les derniers soupirs. Il est certain que si la perle est encore, comme on le dit, dans le trésor des papes, ils doivent en conscience la rendre à la maison des Ursins, avec l’argent qui était dans la cassette.
1 – Ailleurs, Voltaire met en doute cette anecdote. (G.A.)
2 – Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article EMPOISONNEMENTS. (G.A.)
3 – Variante : « Qui sont entrés dans la maison… » (G.A.)
CONCLUSION.
Après avoir rapporté, dans la vérité la plus exacte, tous ces faits, dont on peut tirer quelques conséquences, et dont on peut faire quelque usage honnête, je ferai remarquer à tous les intéressés qui pourront jeter les yeux sur ces feuilles, que les papes n’ont pas un pouce de terre en souveraineté qui n’ait été acquis par des troubles ou par des fraudes. A l’égard des fraudes, il n’y a qu’à lire l’histoire de l’Empire et les jurisconsultes d’Allemagne. A l’égard des fraudes, il n’y a qu’à jeter les yeux sur la donation de Constantin et sur les Décrétales.
La donation de la comtesse Mathilde (1) au doux et modeste Grégoire VII est le titre le plus favorable aux évêques de Rome. Mais, en bonne foi, si une femme à Paris, à Vienne, à Madrid, à Lisbonne, déshéritait tous ses parents, et laissait tous ses fiefs masculins, par testament, à son confesseur, avec ses bagues et joyaux, ce testament ne serait-il pas cassé suivant les lois expresses de tous ces Etats ?
On nous dira que le pape est au-dessus de toutes les lois, qu’il peut rendre juste ce qui est injuste ; potest de injustitia facere justitiam ; Papa est supra jus, contra jus et extra jus ; c’est le sentiment de Bellarmin (2) ; c’est l’opinion des théologiens romains. A cela nous n’avons rien à répondre. Nous révérons le siège de Rome ; nous lui devons les indulgences, la faculté de tirer des âmes du purgatoire, la permission d’épouser nos belles-sœurs et nos nièces l’une après l’autre, la canonisation de saint Ignace, la sûreté d’aller en paradis, en portant le scapulaire ; mais ces bienfaits ne sont peut-être pas une raison pour tenir le bien d’autrui.
Il y a des gens qui disent que si chaque Eglise se gouvernait par elle-même sous les lois de l’Etat : si on mettait fin à la simonie de payer des annates pour un bénéfice ; si un évènement, qui d’ordinaire n’est pas riche avant sa nomination, n’était pas obligé de se ruiner lui ou ses créanciers, en empruntant de l’argent pour payer ses bulles, l’Etat ne serait pas appauvri, à la longue, par la sortie de cet argent qui ne revient plus. Mais nous laissons cette matière à discuter par les banquiers en cour de Rome.
Finissons par supplier encore le lecteur chrétien et bénévole de lire l’Evangile, et de voir s’il y trouvera un seul mot qui ordonne le moindre des tours que nous avons fidèlement rapportés. Nous y lisons, il est vrai, « qu’il faut se faire des amis avec l’argent de la mammone d’iniquité. » Ah ! beatissimo padre, si cela est, rendez donc l’argent.
A Padoue, 24 Juin 1768.
1 – Voyez dans le Dictionnaire philosophie, l’article DONATIONS. (G.A.)
2 – De romano pontifice, tome I, liv. IV.