OPUSCULE - Les droits des hommes - Partie 2

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OPUSCULE - Les droits des hommes - Partie 2

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LES DROITS DES HOMMES

 

ET LES USURPATIONS DES PAPES.

 

 

 

 

III – De la monarchie de Sicile.

 

 

 

          Ce qu’on appelle le privilège, la prérogative de la monarchie de Sicile, est un droit essentiellement attaché à toutes les puissances chrétiennes, à la république de Gênes, à celles de Lucques et de Raguse, comme à la France et à l’Espagne. Il consiste en trois points principaux, accordés par le pape Urbain II à Roger, roi de Sicile :

 

          Le premier, de ne recevoir aucun légat à latere qui fasse les fonctions de pape, sans le consentement du souverain ;

 

          Le second, de faire chez soi ce que cet ambassadeur étranger s’arrogeait de faire ;

 

          Le troisième, d’envoyer aux conciles de Rome les évêques et les abbés qu’il voudrait.

 

          C’était bien le moins qu’on pût faire pour un homme qui avait délivré la Sicile du joug des Arabes, et qui l’avait rendu chrétienne. Ce prétendu privilège n’était autre chose que le droit naturel, comme les libertés de l’Eglise gallicane ne sont que l’ancien usage de toutes les Eglises.

 

          Ces privilèges ne furent accordés par Urbain II, confirmés et augmentés par quelques papes suivants, que pour tâcher de faire un fief apostolique de la Sicile, comme ils l’avaient fait de Naples ; mais les rois ne se laissèrent pas prendre à ce piège. C’était bien assez d’oublier leur dignité jusqu’à être vassaux en terre ferme ; ils ne le furent jamais dans l’île.

 

          Si l’on veut savoir une des raisons pour lesquelles ces rois se maintinrent dans le droit de ne point recevoir de légat, dans le temps que tous les autres souverains de l’Europe avaient la faiblesse de les admettre, la voici dans Jean, évêque de Salisbury : « Legati apostolici… ita debacchantur in provinciis, ac Satan ad Ecclesiam flagellandam a  facie Domini. Provinciarum diripiunt spolia, ac si thesauros CræSi studean comparare. – Ils saccagent le pays, comme si c’était Satan qui flagellât l’Eglise loin de la face du Seigneur. Ils enlèvent les dépouilles des provinces, comme s’ils voulaient amasser les trésors de Crésus. »

 

          Les papes se repentirent bientôt d’avoir cédé aux rois de Sicile un droit naturel : ils voulurent le reprendre. Baronius soutint enfin que ce privilège était subreptice, qu’il n’avait été vendu aux rois de Sicile que par un antipape ; et il ne fait nulle difficulté de traité de tyrans tous les rois successeurs de Roger.

 

          Après des siècles de contestations et d’une possession toujours constante des rois, la cour de Rome crut enfin trouver une occasion d’asservir la Sicile, quand le duc de Savoie, Victor-Amédée, fut roi de cette île en vertu des traités d’Utrecht.

 

          Il est bon de savoir de quel prétexte la cour romaine moderne se servit pour bouleverser ce royaume si cher aux anciens Romains. L’évêque de Lipari fit vendre un jour, en 1711, une douzaine de litrons de pois verts à un grainetier. Le grainetier vendit ces pois au marché, et paya trois oboles pour le droit imposé sur les pois par le gouvernement. L’évêque prétendit que c’était un sacrilège, que ces pois lui appartenaient de droit divin, qu’ils ne devaient rien payer à un tribunal profane. Il est évident qu’il avait tort. Ces pois vers pouvaient être sacrés quand ils lui appartenaient ; mais ils ne l’étaient pas après avoir été vendus. L’évêque soutint qu’ils avaient un caractère indélébile ; il fit tant de bruit, et il fut si bien secondé par ses chanoines, qu’on rendit au grainetier ses trois oboles.

 

          Le gouvernement crut l’affaire apaisée ; mais l’évêque de Lipari était déjà parti pour Rome, après avoir excommunié le gouverneur de l’île et les jurats. Le tribunal de la monarchie leur donna l’absolution cum reincidentia ; c’est-à-dire qu’ils suspendirent la censure, selon le droit qu’ils en avaient.

 

          La congrégation qu’on appelle à Rome de l’immunité envoya aussitôt une lettre circulaire à tous les évêques siciliens, laquelle déclarait que l’attentat du tribunal de la monarchie était encore plus sacrilège que celui d’avoir fait payer trois oboles pour des pois qui venaient originairement du potager d’un évêque. Un évêque de Catane publia cette déclaration. Le vice-roi, avec le tribunal de la monarchie, la cassa, comme attentatoire à l’autorité royale. L’évêque de Catane excommunia un baron Figuerazzi et deux autres officiers du tribunal.

 

          Le vice-roi indigné envoya, par deux gentilshommes, un ordre à l’évêque de Catane de sortir du royaume. L’évêque excommunia les deux gentilshommes, mit son diocèse en interdit, et partit pour Rome. On saisit une partie de ses biens. L’évêque d’Agrigente fit ce qu’il put pour s’attirer un pareil ordre ; on le lui donna. Il fit bien mieux que l’évêque de Catane, il excommunia le vice-roi, le tribunal et toute la monarchie.

 

          Ces pauvretés, qu’on ne peut lire aujourd’hui sans lever les épaules, devinrent une affaire très sérieuse. Cet évêque d’Agrigente avait trois vicaires encore plus excommuniants que lui. Ils furent mis en prison. Toutes les dévotes prirent leur parti ; la Sicile était en combustion.

 

          Lorsque Victor-Amédée, à qui Philippe V venait de céder cette île, en prit possession, le 10 octobre 1713, à peine le nouveau roi était arrivé, que le pape Clément XI expédia trois brefs à l’archevêque de Palerme, par lesquels il lui était ordonné d’excommunier tout le royaume, sous peine d’être excommunié lui-même. La Providence divine n’accorda pas sa protection à ces trois brefs. La barque qui les conduisait fit naufrage ; et ces brefs, qu’un parlement de France aurait fait brûler, furent noyés avec le porteur. Mais comme la Providence ne se signale pas toujours par des coups d’éclats, elle permit que d’autres brefs arrivassent ; un, entre autres, où le tribunal de la monarchie était qualifié de certain prétendu tribunal. Dès le mois de novembre, la congrégation de l’immunité assembla tous les procureurs des couvents de Sicile qui étaient à Rome, et leur ordonna de mander à tous les moines qu’ils eussent à observer l’interdit fulminé précédemment par l’évêque de Catane, et à s’abstenir de dire la messe jusqu’à nouvel ordre.

 

          Le bon Clément XI excommunia lui-même nommément le juge de la monarchie, le 5 janvier 1714. Le cardinal Paulucci ordonna à tous les évêques (et toujours avec menace d’excommunication) de ne rien payer à l’Etat de ce qu’ils s’étaient engagés eux-mêmes à payer par les anciennes lois du royaume. Le cardinal de La Trimouille, ambassadeur de France à Rome, interposait la médiation de son maître entre le Saint-Esprit et Victor-Amédée ; mais la négociation n’eut point de succès.

 

          Enfin le 10 Février 1715, le pape crut abolir par une bulle le tribunal de la monarchie sicilienne. Rien n’avilit plus une autorité précaire que des excès qu’elle ne peut soutenir. Le tribunal ne se tint point pour aboli ; le saint père ordonna qu’on fermât toutes les églises de l’île, et que personne ne priât Dieu. On pria Dieu malgré lui dans plusieurs villes. Le comte Maffei, envoyé de la part du roi au pape, eut une audience de lui. Clément XI pleurait souvent, et se dédisait aussi souvent des promesses qu’il avait faites. On disait de lui : « Il ressemble à saint Pierre, il pleure et il renie. » Maffei, qui le trouva tout en larmes de ce que la plupart des églises étaient encore ouvertes en Sicile, lui dit : « Saint Père, pleurez quand on les fermera, et non quand on les ouvrira. »

 

 

 

 

 

IV – De Ferrare (1).

 

 

 

 

          Si les droits de la Sicile sont inébranlables, si la suzeraineté de Naples n’est qu’une antique chimère, l’invasion de Ferrare est une nouvelle usurpation. Ferrare était constamment un fief de l’Empire, ainsi que Parme et Plaisance. Le pape Clément VIII en dépouilla César d’Est, à main armée, en 1597. Le prétexte de cette tyrannie était bien singulier pour un homme qui se dit l’humble vicaire de Jésus-Christ. Le duc Alfonse d’Est, premier du nom, souverain de Ferrare de Modène, d’Est, de Carpi, de Rovigo, avait épousé une simple citoyenne de Ferrare, nommée Laura Eustochia, dont il avait eu trois enfants avant son mariage, reconnus par lui solennellement en face de l’Eglise. Il ne manqua à cette reconnaissance aucune des formalités prescrites par les lois. Son successeur, Alfonse d’Est, fut reconnu duc de Ferrare. Il épousa Julie d’Urbin, fille de François, duc d’Urbin, dont il eut cet infortuné César d’Est, héritier incontestable de tous les biens de la maison, et déclaré héritier par le dernier duc, mort le 27 octobre 1597. Le pape Clément VIII, du nom d’Aldobrandin, originaire d’une famille de négociants de Florence, osa prétexter que la grand’mère de César d’Est n’était pas assez noble, et que les enfants qu’elle avait mis au monde devaient être regardés comme des bâtards. Cette raison est ridicule et scandaleuse dans un évêque ; elle est insoutenable dans tous les tribunaux de l’Europe : d’ailleurs, si le duc n’était pas légitime, il devait perdre Modène et ses autres Etats ; et s’il n’y avait point de vice dans sa naissance, il devait garder Ferrare comme Modène.

 

          L’acquisition de Ferrare était trop belle pour que le pape ne fît pas valoir toutes les Décrétales et toutes les décisions des braves théologiens qui assurent que le pape peut rendre juste ce qui est injuste. En conséquence, il excommunia d’abord César d’Est ; et comme l’excommunication prive nécessairement un homme de tous ses biens, le père commun des fidèles leva des troupes contre l’excommunié, pour lui ravir son héritage, au nom de l’Eglise. Ces troupes furent battues ; mais le duc de Modène et de Ferrare vit bientôt ses finances épuisées et ses amis refroidis.

 

          Ce qu’il y eut de plus déplorable, c’est que le roi de France, Henri IV, se crut obligé de prendre le parti du pape, pour balancer le crédit de Philippe II  la cour de Rome. C’est ainsi que le bon roi Louis XII, moins excusable, s’était déshonoré en s’unissant avec le monstre Alexandre VI et son exécrable bâtard le duc Borgia. Il fallut céder ; alors le pape fit envahir Ferrare par le cardinal Aldobrandin, qui entra dans cette florissante ville avec mille chevaux et cinq mille fantassins.

 

          Depuis ce temps, Ferrare devint déserte ; son terroir inculte se couvrit de marais croupissants. Ce pays avait été, sous la maison d’Est, un des plus beaux de l’Italie ; le peuple regretta toujours ses anciens maîtres. Il est vrai que le duc fut dédommagé. On lui donna la nomination à un évêché et à une cure, et on lui fournit même quelques minots de sel des magasins de Cervia ; mais il n’est pas moins vrai que la maison de Modène a des droits incontestables et imprescriptibles sur ce duché de Ferrare, dont elle est si indignement dépouillée.

 

 

1 – Paragraphe reproduit presque tout entier en 1771 dans les Questions sur l’Encyclopédie, article FERRARE. (G.A.)

 

 

 

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