ÉPÎTRE - A Marmontel

Publié le par loveVoltaire

ÉPÎTRE - A Marmontel

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

A MARMONTEL.

 

 

 

 

 – 1773 –

 

 

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Mon très aimable successeur,

De la France historiographe,

Votre indigne prédécesseur

Attend de vous son épitaphe.

 

Au bout de quatre-vingts hivers,

Dans mon obscurité profonde,

Enseveli dans mes déserts,

Je me tiens déjà mort au monde.

 

Mais sur le point d’être jeté

Au fond de la nuit éternelle,

Comme tant d’autres l’ont été,

Tout ce que je vois me rappelle

A ce monde que j’ai quitté.

 

Si vers le soir un triste orage

Vient ternir l’éclat d’un beau jour,

Je me souviens qu’à votre cour

Le temps change encor davantage.

 

Si mes paons de leur beau plumage

Me font admirer les couleurs.

Je crois voir nos jeunes seigneurs

Avec leur brillant étalage ;

Et mes coqs d’Inde sont l’image

De leurs pesants imitateurs.

 

De vos courtisans hypocrites

Mes chats me rappellent les tours ;

Les renards, autres chattemites,

Se glissant dans mes basses-cours,

Me font penser à des jésuites.

 

Puis-je voir mes troupeaux bêlants

Qu’un loup impunément dévore,

Sans songer à des conquérants

Qui sont beaucoup plus loups encore ?

 

Lorsque les chantres du printemps

Réjouissent de leurs accents

Mes jardins et mon toit rustique,

Lorsque mes sens en sont ravis,

On me soutient que leur musique

Cède aux bémols des Monsignys (1)

Qu’on chante à l’Opéra-Comique.

 

Quel bruit chez le peuple helvétique !

Brionne arrive (2) ; on est surpris,

On croit voir Pallas ou Cypris,

Ou la reine des immortelles :

Mais chacun m’apprend qu’à Paris

Il en est cent presque aussi belles.

 

Je lis cet éloge éloquent (3)

Que Thomas a fait savamment

Des dames de Rome et d’Athènes.

On me dit : « Partez promptement ;

Venez sur les bords de la Seine ;

Et vous en direz tout autant,

Avec moins d’esprit et de peine. »

 

Ainsi du monde détrompé,

Tout m’en parle, tout m’y ramène ;

Serais-je un esclave échappé

Qui tient encore un bout de chaine ?

Non, je ne suis point faible assez

Pour regretter des jours stériles,

Perdus bien plutôt que passés

Parmi tant d’erreurs inutiles.

 

Adieu, faites de jolis riens,

Vous encor dans l’âge de plaire,

Vous que les Amours et leur mère

Tiennent toujours dans leurs liens.

Nos solides historiens

Sont des auteurs bien respectables ;

Mais à vos chers concitoyens

Que faut-il, mon ami ? Des fables.

 

 

 

 

1 – L’auteur du Déserteur. (G.A.)

2 – Mère de la princesse de Craon Il y avait alors (août 1773) affluence de princes et de princesses à Lausanne et à Genève, « soit pour voir Tissot, soit pour se promener, » disait Voltaire. (G.A.)

3 – Essai sur le caractère, les mœurs et l’esprit des femmes dans les différents siècles. Diderot a fait une bien jolie critique de cet Essai. (G.A.)

 

 

 

 

 

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