CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 21

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 21

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à M. de la Lande.

 

Ferney, 4 Novembre 1774 (1).

 

 

          Le vieux malade, monsieur, est pénétré de votre souvenir et de vos bontés. Il tient encore un peu au monde, mais c’est aux talents et à la vertu ; c’est ce qui fait qu’il vous est très attaché à vous et à madame de Maron (2).

 

          Je vous crois beaucoup plus occupé des vérités physiques et morales que du remue-ménage des parlements. Vous n’oublierez point pourtant celui (3) qui vous a fait gagner votre procès contre Coge-pecus. Quelques magistrats qu’on choisisse pour juger des procès. Je souhaite seulement qu’il n’y ait jamais parmi eux ni d’assassins du comte de Lally, ni d’assassins du chevalier de La Barre. Les factions de l’ancien et du nouveau parlement causent trop de querelles ; j’aime mieux celles des partisans de Rameau et de Gluck : elles ne peuvent faire aucun mal. Mais ce que j’aime passionnément, ce sont les instructions qu’on peut prendre auprès de vous et que je viendrais chercher, si je pouvais sortir de mon lit et faire d’autres voyages que celui de l’autre monde.

 

          Soyez sûr, monsieur, que tant que je végéterai dans celui-ci, je serai pénétré pour vous de l’estime la plus respectueuse et du plus sincère dévouement.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Baronne de Meillonaz. Elle a composé plusieurs pièces de théâtre qu’elle n’a point voulu publier, malgré le mérite que quelques connaisseurs y trouvaient. (A. François.)

3 – L’abbé Mignot, rapporteur des lettre-patentes pour le collège Royal, auxquelles l’Université s’opposait. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

7 Novembre 1774.

 

 

          En lisant votre lettre du 30 d’octobre, mon cher ange, je suis prêt à voler vers vous ; mais donnez-moi des ailes. Mes plus fortes chaînes sont celles qui me retiennent dans mon lit, où je ne dors point. Je suis près de ma salle à manger, où je ne mange point ; je vois mon jardin, où je ne me promène point ; j’ai autour de moi des sociétés dont je ne jouis point ; j’ai la passion la plus forte de venir au coin de votre feu, et ce n’est qu’une passion très malheureuse.

 

          Je suis pénétré de tout ce que vous daignez faire pour mon jeune homme. Son souverain m’écrit (1) qu’il l’a recommandé à son ministre, et je compte sur vous plus que sur tous les ministres du monde. J’écrirai bien certainement à madame la duchesse d’Enville et à madame du Deffand (2). Heureusement rien ne presse encore ; nous aurons tout le temps de nous déterminer ou  demander une grâce (ce qui me paraît très triste et très honteux), ou à soutenir le procès (ce qui me paraît très triste et très honteux) ou à soutenir le procès (ce qui me paraît noble et convenable). Linguet, qui, dans cette affaire, donna un mémoire pour plusieurs accusés, pourrait être consulté ; mais il s’est brouillé bien indiscrètement avec M. d’Alembert. Mon neveu d’Hornoy n’est que médiocrement au fait de la procédure. J’en ai une entre les mains, mais j’ignore si elle est complète. Tout ce que je sais bien certainement, c’est qu’il n’ y a qu’un seul témoin d’un délit un peu grave ; que ce témoin n’est pas oculaire ; que ce témoin était un enfant intimidé que son enfance même a fait mettre hors de cour. Linguet, qui est du pays (3), pourrait seul donner des indications. Est-il encore avocat, reprendra-t-il cette profession sous l’ancien parlement ? Attendons encore une fois ; mais on meurt à force d’attendre.

 

          S’il s’agissait des Sirven, des Calas, des Montbailli, je paraîtrais bien hardiment, je soulèverais le ciel et la terre ; mais ici le ciel et la terre seraient contre moi. Je dois me taire, je dois travailler fortement, et me cacher soigneusement.

 

          Je suppose que cette affaire irait aux chambres assemblées, attendu que votre protégé est gentilhomme. Je suppose encore qu’il faudrait des lettres d’attribution du garde des sceaux au parlement, pour ne point passer par la juridiction d’une petite ville subalterne, remplie d’animosité, de haine de familles, de superstition, et surtout d’ignorance.

 

          Je suppose encore que ces lettres d’attribution ne seraient pas difficiles à obtenir, puisque l’affaire a été jugée en dernier ressort par le parlement, et qu’il ne s’agit que de purger une contumace à ce parlement même ; mais il s’agit de purger cette contumace après le temps prescrit par les ordonnances, et c’est sur quoi il faut des lettres du grand sceau.

 

          Toutes les affaires sont épineuses, et celle-ci plus qu’une autre. Je demande à la nature un peu de force pour ne pas succomber dans le travail que cette entreprise m’imposera. Mon repos est troublé par plus d’un orage, comme ma santé est exterminée par plus d’une maladie.

 

          Je me mets à l’ombre de vos ailes, mes divins anges, désespéré de n’y être que de loin. Je peux mourir à la peine, mes derniers moments seront pour vous.

 

 

1 – Le 20 Octobre. (G.A.)

2 – Voyez plus loin. (G.A.)

3 – Il était né à Reims. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Joly.

 

A Ferney, 11 Novembre 1774 (1).

 

 

          Madame, vos bontés me font sentir mon tort : j’aurais dû vous prévenir ; mais vous pardonnez à un octogénaire malade. Nous avons vu, madame Denis et moi, dans madame de Florian (2) tout le mérite que l’éducation reçue de vous a dû lui donner, joint à toutes les grâces qu’elle tient de la nature. Nous nous sommes attachés à elle, dès le premier jour que nous l’avons vue. Elle n’a pas un jeune mari ; mais elle a un très bon mari, et cela vaut beaucoup mieux. J’ai tout lieu de me flatter qu’elle jouira longtemps d’un bonheur dont bientôt je ne serai plus le témoin. Le petit dérangement de sa santé n’est rien ; elle est si bien faite et paraît si bien constituée, que cet accident passager ne peut jamais avoir de suite fâcheuse.

 

          Mademoiselle sa sœur paraît bien digne de vous et d’elle. Je lui souhaite bientôt un mari tel que M. de Florian, si nous en trouvons. Madame Denis fait tous ses efforts pour leur rendre la vie de la campagne agréable. Pour moi, qui n’existe presque plus, je suis réduit à être le témoin de leur félicité, sans pouvoir y contribuer. Je vous souhaite, madame, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Fille de madame Joly. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chamfort.

 

A Ferney, 16 Novembre 1774.

 

 

          Monsieur, quand M. de La Harpe m’envoya son bel Eloge de La Fontaine, qui n’a point eu le prix, je lui mandai qu’il fallait que celui qui l’a emporté (1) fût le discours le plus parfait qu’on eût vu dans toutes les académies de ce monde. Votre ouvrage m’a prouvé que je ne me suis pas trompé. Je bénis Dieu, dans ma décrépitude, de voir qu’il y ait aujourd’hui des genres dans lesquels on est bien au-dessus du grand siècle de Louis XIV ; ces genres ne sont pas en grand nombre, et c’est ce qui redouble l’obligation que je vous ai. Je vous remercie, du fond de mon cœur usé, de tous les plaisirs nouveaux que votre ouvrage m’a donnés ; tout ce que je peux vous dire, c’est que La Fontaine n’aurait jamais pu parler d’Esope et de Phèdre aussi bien que vous parlez de lui.

 

          A propos, monsieur, vous me reprochez, mais avec votre politesse et vos grâces ordinaires, d’avoir dit que La Fontaine n’était pas assez peinte. Il me souvient, en effet, d’avoir dit autrefois (2) qu’il n’était pas un peintre aussi fécond, aussi varié, aussi animé que l’Arioste, et c’était à propos de Joconde ; j’avoue mon hérésie au plus aimable prêtre de notre église.

 

          Vous me faites sentir plus que jamais combien La Fontaine est charmant dans ses bonnes fables ; je dis dans les bonnes, car les mauvaises sont bien mauvaises ; mais que l’Arioste est supérieur à lui et à tout ce qui m’a jamais charmé, par la fécondité de son génie inventif, par la profusion de ses images, par la profonde connaissance du cœur humain, sans faire jamais le docteur par ces railleries si naturelles dont il assaisonne les choses les plus terribles ! J’y trouve toute la grande poésie d’Homère avec plus de variété, toute l’imagination des Mille et une Nuits, la sensibilité de Tibulle, les plaisanteries de Plaute, toujours le merveilleux et le simple. Les exordes de ses chants sont d’une morale si vraie et si enjouée ! N’êtes-vous pas étonné qu’il ait pu faire un poème de plus de quarante mille vers, dans lequel il n’y a pas un morceau ennuyeux, et par une ligne qui pèche contre la langue, pas un tour forcé, par un mot impropre ? et encore ce poème est tout en stances.

 

          Je vous avoue que cet Arioste est mon homme, ou plutôt un dieu, comme disent messieurs de Florence, il divin’Ariosto. Pardonnez-moi ma folie. La Fontaine est un charmant enfant que j’aime de tout mon cœur ; mais laissez-moi un extase devant messer Lodovico, qui d’ailleurs a fait des épîtres comparables à celles d’Horace. Multœ sunt mansiones in domo patris mei : Il y a plusieurs places dans la maison de mon père. Vous occupez une de ces places. Continuez, monsieur ; réhabilitez notre siècle ; je le quitte sans regret. Ayez surtout grand soin de votre santé. Je sais ce que c’est que d’avoir été quatre-vingt et un ans malade. Agréez, monsieur, l’estime sincère et les respects du vieux bon homme V.

 

          Je suis toujours très fâché de mourir sans vous avoir vu.

 

 

1 – L’éloge fait par Champfort. (G.A.)

2 – Dans le Discours aux Welches. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lisle.

 

17 Novembre 1774 (1).

 

 

          Le bon vieillard, monsieur, qui n’attend plus que le moment de quitter ce drôle de monde, vous aimera jusqu’à la fin de son rôlet. Vous faites très bien de rester jusqu’en décembre auprès d’un prince (2) avec qui il faudrait passer sa vie. Je vous en félicite ; mais, ma foi, je le félicite aussi. Si j’étais jeune, j’enverrais tous les jours des marcassites de mes montagnes à M. de Fontanelle, ou de Fontenelle, pour en faire des diamants.

 

          Je connaissais le conte plaisant mis en vers avec tant de délicatesse par un homme qui n’a jamais sacrifié qu’aux Grâces et à la Raison (3).

 

          Je vous remercie bien de m’avoir débarbouillé dans le conclave. Il faudrait que votre cardinal (4) fût bien peu de ce monde pour me croire l’auteur d’un ouvrage (5) dans lequel on loue un homme d’esprit, uniquement pour sa géométrie. D’Alembert n’a pas eu la fatuité de se louer ainsi lui-même. Le fond de cette brochure, aujourd’hui entièrement oubliée comme toutes les autres, est d’un abbé du Vernet, qui ne sait pas ce que c’est qu’un triangle. Il a été revu, corrigé et augmenté par M. de Condorcet, qui le sait très bien, et qui a un génie supérieur.

 

          J’écris à M. de Fontenet, comme vous dites, avec la marque. Mais pourquoi Fontenet ? Est-ce qu’il y a un Fontenet (6) outre un Fontanelle ? Je serais bien charmé qu’il y eût beaucoup de ces gens-là qui pensent si bien.

 

          Quand vous reviendrez de Deux-Ponts, ne pourriez-vous point, monsieur, me venir donner l’extrême-onction en passant ? Vous me consoleriez, vous m’égaieriez, vous me feriez vivre : c’est une belle action digne de vous. Il est vrai que je n’en suis pas trop digne dans l’état où je suis ; mais votre charité n’en serait que plus méritoire ; Madame Denis vous fait mille compliments ; elle joint ses prières à celles du vieux bon homme.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le prince de Deux-Ponts. (G.A.)

3 – C’est une ironie ; il s’agissait d’un conte grossier que Robbé venait de faire. (A. François.)

4 – De Rochechouart. (G.A.)

5 – La Lettre d’un théologien où d’Alembert était loué. (G.A.)

6 – Secrétaire des commandements du duc. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. d’Hornoy.

 

A Ferney, 20 Novembre 1774.

 

 

          Vous êtes, mon cher ami, un très bon rapporteur, et vous seriez un excellent avocat général. Ce n’est pas une petite affaire de rédiger neuf édits qu’on a entendu lire rapidement. Je crois en général que les neuf édits seront très bien reçus du public, et même de votre compagnie.

 

          Vous voilà rendu aux vœux de tout Paris. Vous voilà dans votre place (1), et c’est le point principal. Vous serez toujours le boulevard de la France contre les entreprises de Rome. Vous donnerez la régence du royaume dans les occasions, qui, Dieu merci, ne se présenteront de plus de cent ans. Enfin vous n’avez d’autre contrainte que celle de ne point faire de mal dans quelques circonstances délicates où vous en pourriez faire. Il est si beau, à mon gré, de rendre la justice ; c’est une fonction si noble, si difficile, et si respectable par ses difficultés mêmes, que ce n’est point l’acheter trop cher par quelques légères privations.

 

          Je vous remercie, mon cher ami, de votre beau rapport ; je ne vous importunerai pas encore de l’affaire de notre jeune homme (2), pour laquelle vous vous intéressez. Il continue à nous plaire à tous : sa modestie et sa sagesse ne se démentent point.

 

          M. Turgot, qui a couché huit ou dix jours aux Délices, il y a bien longtemps, voudra bien lui accorder sa protection. Nous en trouverons beaucoup à la cour ; mais vous nous serez plus nécessaire que personne dans votre corps. Je voudrais pouvoir le mener moi-même à Paris, et venir vous embrasser ; mais quatre-vingts ans et mes maladies me retiennent. Je vois la mort de bien près ; mais je vous avoue que je serais fâché de mourir sans avoir pu rendre à ce jeune infortuné les services que l’humanité lui doit. J’ai quelques pièces du procès, mais je ne les ai pas toutes. Je les demande, je les attends de sa famille. Réservez-moi votre appui et vos soins généreux pour le temps où il faudra qu’il se présente. Son souverain a écrit pour le faire recommander par le ministre qu’il a en France. J’espère que la meilleure recommandation sera dans les pièces du procès. Alors il faudra, je crois, des lettres d’attribution au parlement pour le juger : sinon il faudrait des lettres de grâce, ce que je n’aime point du tout, parce que grâce constate crime.

 

          Adieu, mon cher ami ; vous allez juger, Paris va se réjouir, et je vais souffrir. Je vous embrasse très tendrement ; votre paresseuse tante en fait autant.

 

 

1 – L’ancien parlement avait été rappelé le 12 novembre. (G.A.)

2 – D’Etallonde. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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