CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 20
Photo de PAPAPOUSS
à M. le prince de Ligne.
De Ferney, 19 Octobre 1774.
Monsieur le prince, le mourant de Ferney n’a pu faire sa cour comme il aurait voulu à madame la comtesse de Mérode ; il a même été privé de l’honneur d’assister à son souper et à sa toilette. Voilà ce que c’est que d’avoir quatre-vingts ans. Si quelque chose pouvait me consoler dans mon triste état, ce serait le joli ouvrage dont vous m’avez honoré : il est fait par un homme plein d’esprit et de goût. Il a presque ranimé mon ancienne passion pour un art dont j’ai été si longtemps idolâtre. J’ai été charmé d’y retrouver le mot achève de La Motte. J’étais à côté de lui à la première représentation de la pièce ; il ne s’en était point déclaré l’auteur : je lui dis à ce mot : Il n’y a plus de secret, elle est de vous.
Je crois avoir deviné de même à plusieurs traits l’auteur des Lettres à Eugénie (1).
Je viens de lire la Lettre au prince de Lichtenstein ; je ne connais rien du tout à l’art des généraux de l’Empire. J’aimais mieux autrefois celui de mademoiselle Gaussin ; mais cette lettre me paraît un chef-d’œuvre en son genre. Je souhaite que de longtemps vous ne soyez à portée d’exercer un art si fatal, et que vous louez si bien. Agréez, monsieur le prince, avec votre bonté ordinaire, le respect infini du vieux malade.
1 – Lettres à Eugénie sur les spectacles, par le prince de Ligne. (G.A.)
à M. Bordes.
A Ferney, 19 Octobre 1774 (1).
Je doute fort, mon cher confrère, que je puisse jouir de la consolation que vous me préparez en m’annonçant vos belles et parfaites cousines : mes agonies ne me sont jamais plus insupportables que quand elles me privent de la bonne compagnie. Je n’ai pu voir hier madame Tourton, qui s’en retournait à Paris. Je ne réponds pas que je sois encore en vie, quand vos dames viendront. Tout ce que je puis faire probablement, c’est d’être extrêmement affligé de mourir sans vous avoir vu, vous et toute votre famille ; mais enfin il faut bien que chacun, à son tour, aille faire sa cour à Louis XV, au sultan Achmet et à Ganganelli.
Je vous embrasse bien tendrement aujourd’hui, tout coup vaille. Si je suis encore en vie, j’attends mesdames vos parentes, non pas de pied ferme. Bonsoir mon cher philosophe ; la nuit éternelle me talonne, ou je suis fort trompé.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François.
à M. le comte d’Argental.
24 Octobre 1774.
Mon cher ange, vos lettres attendrissent mon cœur, et le déchirent en deux. J’avais fait faire, au commencement de l’été, une petite voiture que j’appelais ma commode, et non pas ma dormeuse. Je cours toujours en idée, de mon beau plateau entre le noir mont Jura et les effroyables Alpes, pour venir me mettre à l’ombre de vos ailes dans votre superbe cabinet, qui donne sur les Tuileries. La nature et la destinée enchaînent mon petit corps, quand mon âme vole à vous. Je ne puis vous exprimer ma situation ; il faudrait que j’assemblasse des médecins, des notaires, des procureurs, des maçons, des charpentiers, des laboureurs, des horlogers, qui vous prouveraient, papier sur table, l’impossibilité physique de sortir de mon trou. Vous êtes un ange bien consolateur, un vrai paraclet, de vous être adressé à madame la duchesse d’Enville pour mon jeune homme, qui brave chez moi, depuis six mois, ses anciens assassins. Vous entreprenez sa guérison ; vous êtes le bon Samaritain, vous secourez celui que les pharisiens ont assassiné. Son maître m’a toujours mandé qu’il désespérait du succès ; et moi j’en suis sûr, si vous vous en mêlez avec madame la duchesse d’Enville. Je sens bien qu’il faut attendre ; mais, pendant qu’on attend, tout change, et on meurt à la peine. Cependant, attendons. J’obtiendrai aisément que votre protégé reste encore six mois chez moi. Si je meurs, je vous le léguerai par mon testament.
Avez-vous dit à madame d’Enville que cette victime des pharisiens était chez moi ? Sait-elle que c’est par bonté pour moi autant que par principe d’humanité et de justice, que vous lui avez recommandé cette affaire ? Dois-je lui écrire pour la remercier, et pour mettre à ses pieds moi et mon jeune homme ?
J’ai peine à me retenir quand je vous parle de cette horrible aventure. Elle donne envie de tremper sa plume dans du sang plutôt que dans de l’encre.
Vous poussez encore vos bontés jusqu’à vous intéresser pour ma colonie. Florian l’embellit en y amenant une troisième femme qu’il a épousée chez madame de Sauvigny. Je lui ai bâti une petite maison qui ressemble comme deux gouttes d’eau à un pavillon de Marly, à cela près qu’il est plus joli et plus frais. Nous avons quatre ou cinq maisons dans ce goût. Nous élevons une petite descendante de Corneille, âgée de dix ans, que nous avons vue naître. Nous sommes occupés à encourager cinq ou six cents artistes qui seront très utiles, si M. Turgot les soutient, et qui, à la lettre, me réduiront à la mendicité, s’il les abandonne.
Voilà mon état à quatre-vingts ans, sans avoir exagéré d’un seul mot dans ma lettre.
M. Turgot ne m’a point écrit, mais il a écrit à une autre personne qu’à ma considération il venait de faire du bien à un frère de feu Damilaville. Il m’a fait dire aussi qu’il avait entre les mains la requête de ma colonie, et je vois qu’il daigne y songer, puisqu’elle n’est pas encore dévorée par les fermiers ou directeurs. On nous laisse tranquilles jusqu’à présent. J’attendrai le résultat de ses bontés.
Je présume que vous verrez M. Turgot à Fontainebleau, et que vous pourrez, mon cher ange, lui dire en général quelques mots qui réveilleront son attention pour un établissement digne en effet d’être protégé par lui.
Voilà deux ministres qui sont venus tous deux chez moi : l’un est M. Bertin ; l’autre, M. Turgot. Puissent-ils s’en ressouvenir, non pas pour favoriser ma personne, mais pour le bien de la chose ! elle en vaut la peine, quoique ce ne soit qu’un point sur la carte.
Je suis persuadé que vous êtes bien avec M. de Maurepas. Vous avez des droits à son amitié, et encore plus à son estime. Je ne crois pas que ma liaison indispensable avec un homme (1) auquel je suis attaché depuis cinquante années, et dont il n’était pas l’ami intime, lui ait donné pour moi une haine bien marquée. Je ne crois pas non plus qu’il me favorise beaucoup ; vous ne croyez pas aussi qu’il ait pour moi la plus vive tendresse. Je présume seulement qu’il a de trop grandes affaires, et qu’il a l’âme trop noble pour ne pas me laisser mourir en paix.
Me voilà, mon cher ange, à l’âge de quatre-vingts ans, un peu perclus, un peu sourd, un peu aveugle, assez embarrassé dans mes affaires, n’ayant du gouvernement qu’un carré de parchemin, ne demandant rien pour moi, ne désirant rien que de vous voir, vous souhaitant, à vous et à madame d’Argental, santé et amusement, mettant ma frêle existence à l’ombre de vos ailes, vous respectant de toutes mes forces, vous aimant de tout mon cœur.
Croiriez-vous que je viens de recevoir des vers français d’un fils du comte de Romanzof, vainqueur des Turcs, et que parmi ces vers il y en a de très beaux, remplis surtout de la philosophie la plus hardie, et telle qu’elle convient à un homme qui ne craint ni le mufti ni le pape ? Cela me confirme dans l’opinion que j’ai toujours eue qu’Attila était un homme très aimable et un fort joli poète.
1 – Le maréchal de Richelieu. (G.A.)
à M. Hennin.
26 Octobre 1774.
Jamais le vieux malade n’a été si malade ; il n’en peut plus ; mais il assure M. le résident que cela n’y fait rien. Il le mande expressément à M. le duc d’Ayen. On aura toujours un souper tel quel, et de bons lits. Le reste ira comme il pourra. Mille respects.
à M. Vernes.
28 Octobre 1774.
Le petit ouvrage en vers du jeune comte de Romanzof est un Dialogue entre Dieu et le père Hayer, récollet, l’un des auteurs du Journal chrétien.
Hayer prêche à Dieu l’intolérance ; Dieu lui répond qu’il n’a point de bastille, et qu’il ne signe jamais de lettres de cachet. Hayer lui dit :
Ciel ! que viens-je d’entendre ! ah ! ah ! je le vois bien,
Que vous-même, Seigneur, vous ne valez plus rien.
Je ne crois pas que Palard soit fort au fait des affaires de Rome. Il faut croire plutôt un ancien ami du pape (frère François), qui dit avoir entendu de sa bouche : Io moro ; se perchè moro ; so da che moro :basta cosi.
Frère François, confident et domestique de Ganganelli, est mort de la même maladie que son maître. Le vieux malade fait mille compliments à M. Vernez.
à M. le maréchal duc de Richelieu.
30 Octobre 1774 (1).
Je viens de recevoir, monseigneur, deux exemplaires imprimés des mémoires sur le provisoire. Je suis bien sûr que vous n’y répondrez pas, puisque les avocats de ces mémoires y ont répondu eux-mêmes, et ont constaté le crime qu’ils veulent excuser.
Je retrouve, dans le mémoire pour le major, cette même lettre qu’on m’avait envoyée il y a deux mois, en manuscrit : « Je vous envoie, ma chère cousine, votre billet signé et doux : avec l’un vous paierez vos dettes, etc. »
Je ne savais pas que cette lettre est aussi fausse que les billets de 425,000 livres, et j’avais pensé d’abord qu’ayant eu la bonté de donner 4 à 5,000 livres, on avait abusé de cette bonté au point de porter cette somme jusqu’à celle de 425,000 par une falsification assez aisée et très punissable. Je vois très clairement que le crime est beaucoup plus grand et plus prémédité que je ne croyais.
Cette désagréable affaire est étonnante dans tous ses points. Une femme de cette qualité, une petite-fille de madame de Sévigné, une parente de feu madame la duchesse de Richelieu, un ancien officier major du régiment Dauphin, un abbé d’une maison illustre, tout cela n’a point d’exemple ; et ce qui est plus étrange encore, c’est la bizarrerie de certaines gens qui affectent de douter lorsque tout est démontré.
J’ai peur que les délais des procédures et les vérifications nécessaires ne prennent beaucoup de temps ; mais ces formes de la justice ne prendront point sur votre repos ; car, au bout du compte, de quoi s’agit-il ? Ce sont des voleurs pris en flagrant délit : les lois les puniront, sans que vous vous en mêliez davantage ; il ne vous en coûtera d’autre peine que de donner vos ordres, et peut-être de solliciter leur grâce quand ils seront condamnés.
Je vous demande pardon de vous avoir importuné par mes lettres sur l’affaire de mes pauvres horlogers Céret et Dufour. Je vous demanderai en grâce, lorsque vous aurez quelque loisir, de vouloir bien me faire savoir ce que vous aurez ordonné sur cette bagatelle, qui est entièrement de votre juridiction, et non de celle du ministre des affaires étrangères.
Je souhaite à mon héros une santé aussi ferme que son âme doit l’être, dans le malheur qu’elle a eu de perdre un roi témoin de ses grands services. Régnez longtemps dans le beau pays du prince Noir. Puissé-je ne point mourir sans avoir eu la consolation de venir vous faire ma cour quelques moments dans votre royaume ! Conservez vos bontés pour votre plus ancien serviteur, qui vit encore.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame la comtesse de Violaine.
Ferney, le 1er Novembre 1774.
Un vieillard octogénaire a reçu de madame la comtesse de Violaine, le 26 du mois dernier, une pièce de vers charmante. Il est bien fâché de ne pas répondre comme il le désirerait à tant d’esprit et à tant d’agrément ; mais les infirmités dont il est accablé ne le lui permettent pas. Il prie madame la comtesse de recevoir ses remerciements, et l’assurance de l’estime respectueuse dont il est pénétré pour elle.
à M. le marquis de Thivouville.
4 Novembre 1774.
J’ai eu, il est vrai, mon cher marquis, l’honneur de recevoir madame Amelot ; mais je n’ai point eu celui de souper avec elle. Je ne jouis plus d’aucun plaisir ; je fais quelquefois un petit effort quand il me vient des dames de Paris, pour me souvenir qu’il faut tâcher de les amuser un petit moment, après quoi je m’enfuis. On me dit qu’on est bien aise de me trouver en bonne santé ; je réponds que je me meurs ; on me réplique : J’en suis bien aise. Si je pouvais remuer, est-ce que je ne serais pas à Paris ? est-ce que je ne viendrais pas les soirs me mettre entre vous et mes anges ? abandonnerais-je toutes mes affaires, que trente ans d’absence ont mises dans un état déplorable ? ne viendrais-je pas entendre Orphée, qu’on préfère à la musique de Rameau ? ne viendrais-je pas voir tous les embellissements et toutes les nouveautés de Paris ? Il faut qu’un mourant sache se tenir discrètement à sa place.
Je ne sais si vous connaissez Texier (1) : il nous a joué, avec quelques amis, de petites comédies en proverbe, qui m’auraient fait mourir de rire, si je ne mourais pas de la colique. Jouissez de la vie, mon cher marquis, et de tous les riens de ce monde.
1 – Renommé pour ses lectures. (G.A.)