CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 14

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 14

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lisle.

 

8 Auguste 1774 (1).

 

 

          Je pense comme vous, monsieur, sur l’épître de M. de Ruthière ; elle n’est pas si acérée que celle où il peignait si plaisamment M. d’Aube ; mais elle respire une facilité de mœurs et de vers qui me fait un extrême plaisir ; cela est dans le goût de Chaulieu, et n’en a pas les négligences.

 

          Le garçon qui a tout acquis (2) en peu de temps, n’a point encore acquis cette mollesse et cet air de vérité qui règnent dans le petit ouvrage de M. de Ruthière. Le gros du monde y trouvera des longueurs ; ces longueurs ne me déplaisent pas, quand elles partent d’un cœur qui est plein et qui déborde. Le garçon ne me l’a pas envoyée ; je la tiens de vous et de l’auteur lui-même je vous en fais à tous deux mes compliments bien sincères.

 

          L’aventure de mademoiselle de Vence (3) ressemble à celle de mademoiselle de Divion, qui fut brûlée du temps de Philippe de Valois, pour avoir fait de fausses lettres patentes en faveur de M. le comte d’Artois (4). La plupart de nos dames ne sont pas si savantes. Ma conclusion n’est pas que l’on brûle mademoiselle de Vence ; il ne faudrait, à mon sens, brûler que les feuilles de Fréron et toutes celles qui nous ennuient. On se contenta de pendre M. l’abbé Fleur, chanoine de Besançon, prêtre et prédicateur, qui avait contrefait des lettres de change de Montmartel.

 

          Vous me faites si fort aimer l’histoire moderne, que je vais vous fatiguer de questions  il s’agit du savoir si on joue Orphée ;

 

          Si on continue le Vindicatif ;

 

          S’il est vrai que M. le duc de Choiseul ait acheté la charge de grand chambellan.

 

          Je suppose, monsieur, que vous êtes encore à Paris, quand je vous demande tant de choses ; car si vous êtes à Mouzon, je ne vous demande qu’un prompt retour, LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le marquis de Pezay. (G.A.)

3 – Madame de Saint-Vincent, fameuse par son procès contre le maréchal de Richelieu. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. Mézière.

 

Au château de Ferney, 10 Auguste 1774.

 

 

          J’ai reçu, monsieur, le chef-d’œuvre que vous m’avez envoyé (1). On ne peut être ni plus indigné, ni plus reconnaissant de l’honneur que vous me faites. Je vois que le portrait est fait sur une médaille (2) frappée à Genève. Vous avez corrigé les défauts de cette médaille, qui était très défectueuse. Il est impossible de retrouver à présent un seul de ces médaillons, le coin ayant été rompu par accident. La solitude où je vis, ma vieillesse et mes maladies, mais encore plus le peu de goût qu’on a pour les beaux-arts dans le pays où je suis, me font désespérer de trouver rien ici qui puisse vous être présenté. Il faudrait être dans le pays des Raphaëls et des Titiens pour vous remercier dignement. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, etc.

 

 

1 – Mézière avait envoyé à Voltaire un tableau représentant l’Histoire qui arrête le Temps dans sa course. Le Temps prête ses ailes à l’Histoire, qui en tire quelques plumes pour écrire les traits mémorables de la vie du grand homme. (Note de l’Almanach littéraire de 1784.)

2 – Au fond du tableau était le médaillon de Voltaire. (Note de l’Almanach littéraire de 1784.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

12 Auguste 1774.

 

 

          Mon cher ange, je vous écris de mon lit ; c’est le pupitre des gens de quatre-vingts ans : c’est pour vous dire que je ne suis point surpris que madame d’Argental se fasse porter, et que M  votre frère (1) ait eu la fièvre. Les chaleurs extrêmes qu’on doit éprouver au bord de la Seine, comme du lac de Genève, peuvent fort bien déranger le pouls et ôter les forces. Je n’ai pas celle de faire ce voyage, dont la seule idée me faisait sauter de joie. Quatre-vingts années de maladies presque continuelles ne permettent guère de se mettre en route dans la zone torride, et au mois d’octobre je serai dans la zone glaciale. Vous jugerez si je suis impotent, quand vous saurez qu’on a joué hier auprès de Genève les Lois de Minos, et que je n’ai pu m’y transporter. On me dit que cette rapsodie a été merveilleusement accueillie par des gens qui ne connaissaient autrefois que les psaumes de Maret, et qui passent aujourd’hui pour n’être savants que dans l’art de compter ; mais depuis qu’ils ont profité des manœuvres de votre ministère des finances, au point de se faire six ou sept millions de rentes sur le roi, ils se sont mis à aimer les vers français.

 

          Je ne renonce point au projet d’obtenir du grand-référendaire quelque ombre de justice pour un jeune et brave officier (2), le plus honnête et le plus sage du monde, que le roi de Prusse m’a confié depuis quatre mois. Il serait triste qu’un homme qui lui appartient restât condamné à avoir la main droite coupée, la langue arrachée, à être roué et brûlé pour n’avoir pas salué, chapeau bas, une procession de capucins pendant la pluie. Je ne puis attendre le sacre, qui est le temps des grâces. Il faut que j’écrive bientôt, et que l’affaire soit faite ou manquée. Si je n’obtiens rien, je renverrai l’officier à son maître, qui n’en aura pas meilleure opinion de nous. Je dois avoir quelque espérance, s’il est vrai que le roi ait répondu à ceux qui lui disaient que M Turgot est encyclopédiste : il est honnête homme, et cela me suffit. Ces paroles n’annoncent pas un bigot gouverné par la prêtraille, elles manifestent une âme juste et ferme.

 

          Je souhaite que les Deux Reines (3) de Dorat réussissent autant que notre monarque.

 

          J’ai quelque idée d’avoir vu une déclamation de collège, intitulé Sophronie (4), et de n’avoir pu en soutenir la lecture. Je n’ai point su le nom de l’auteur. Dieu me préserve de songer à faire l’histoire des papes ! à moins qu’on ne m’assure vingt ans de vie pour courir sur la barque de saint Pierre, depuis ce renégat jusqu’au prudent Ganganelli. Quelle imagination : moi l’histoire des papes ! à mon âge !

 

          Je pense bien comme vous sur Armide et sur le quatrième acte de Roland ; mais tant de gens disent que cette musique est du plain-chant, tant d’oreilles aiment le mérite de la difficulté surmontée, tant de langues crient, de Pétersbourg à Madrid, que nous n’avons pas de musique, que je n’ose me battre contre toute l’Europe. Cela n’appartenait qu’à Louis XIV et au roi de Prusse.

 

          Adieu, mon cher ange, Dieu vous envoie des vents frais, qui rendent des forces à madame d’Argental et à M. de Pont de Veyle !

 

 

1 – Pont de Veyle. (G.A.)

2 – D’Etallonde. (G.A.)

3 – Drame en prose. (G.A.)

4 – Olinde et Sophronie, drame en prose de Mercier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Condorcet.

 

12 Auguste 1774 (1).

 

 

          Je ne vous écris aujourd’hui, monsieur le secrétaire (2), ni sur les sciences et les beaux-arts, qui commencent à vous devoir beaucoup, ni sur la liberté de conscience, dont on a voulu dépouiller ces beaux-arts qui ne peuvent exister sans elle.

 

          Vous avez rempli mon cœur d’une sainte joie, quand vous m’avez mandé qe le roi avait répondu aux pervers qui lui disaient que M. Turgot est encyclopédiste : « Il est honnête homme et éclairé, cela me suffit. »

 

          Savez-vous que les rois et les beaux esprits se rencontrent ? Savez-vous, et M. Bertrand (3) sait-il que le poète Kien-Long, empereur de la Chine, en avait dit autant il y a quelques années ? Avez-vous lu, dans le 33° recueil des prétendues  Lettres édifiantes et curieuses, la lettre d’un jésuite imbécile nommé Benoît à un fripon de jésuite nommé Dugad ? Il y est dit en propres mots qu’un ministre d’Etat accusant un mandarin d’être chrétien, l’empereur lui dit : « La province est-elle mécontente de lui ? – Non. – Rend-il la justice avec impartialité ? – Oui. – A-t-il manqué à quelque devoir de son état ? – Non. – Est-il bon père de famille ? – Oui. – Eh bien ! pourquoi l’inquiéter pour une bagatelle ? »

 

          Si vous voyez M. Turgot, faites-lui ce conte.

 

          Je vous envoie la copie d’une requête que j’ai barbouillée pour tous les ministres. Il n’y a que le roi à qui je n’en ai pas envoyé. Je souhaite passionnément que cette requête soit présentée au conseil de commerce, dans lequel M. Turgot pourrait avoir une voix prépondérante. J’ai du moins la consolation de voir que, malgré les grands hommes, tels que Fréron, Clément et Sabatier, Ferney est devenu, depuis que vous ne l’avez vu, un lieu assez considérable, qui n’est pas indigne de l’attention du ministère. Il y a non seulement d’assez grandes maisons de pierres de taille pour les manufactures, mais des maisons de plaisance très jolies qui orneraient Saint-Cloud et Meudon. Tout cela va rentrer dans le néant d’où je l’ai tiré, si le ministère nous abandonne. Je suis peut-être le seul fondateur de manufactures qui n’ait pas demandé de l’argent au gouvernement. Je ne lui demande que d’écouter son propre intérêt. Je vous en fais juges, vous et M. Bertrand.

 

          Je voudrais bien venir vous consulter tous deux sur une affaire qui vous intéressera davantage, et que je vais entreprendre. J’invoque Dieu et vous pour réussir. Il s’agit de la bonne cause ; vous la soutiendrez toujours avec Bertrand. Je m’incline devant vous deux.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Secrétaire de l’Académie des sciences. (G.A.)

3 – D’Alembert. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

12 Auguste 1774.

 

 

          Ah ! cette fois-ci, j’ai un thème, et mon thème, madame, est la révolution en ministres et en musique.

 

          Je ne suis ni marin ni musicien. Je suis fâché que M. Turgot n’ait que le département de nos vaisseaux et de nos colonies. Je ne le crois pas plus marin que moi ; mais il m’a paru un excellent homme sur terre, plein d’une raison très éclairée, aimant la justice, comme les autres aiment leurs intérêts, et aimant la vérité presque autant que la justice.

 

          Quant à la musique, j’avoue que je ferais un voyage à Paris pour entendre Roland et Armide, après vous avoir entendue parler ; et la seule chose qui m’en empêche, c’est mon extrait baptistaire daté, dit-on, de l’an 1694, lequel extrait baptistaire est accompagné de recettes pour mes yeux, pour mes oreilles, et pour mes jambes, qui sont dans le plus mauvais état du monde.

 

          Madame Denis, qui montre la musique à l’arrière-petite-nièce de Corneille, née chez nous, prétend que le chevalier Gluck module infiniment mieux que le chevalier Lulli, que des Touches, et que Campra. Je veux l’en croire sur sa parole ; car je me souviens que le roi de Prusse ne regardait la musique de Lulli que comme du plain-chant. On pense de même dans le reste de l’Europe, et j’en suis très fâché, car le récitatif de Lulli me paraît encore admirable. C’est une déclamation naturelle, remplie de sentiment, et parfaitement adaptée à notre langue ; mais elle demande des acteurs. Cinna ne pouvait être joué que par Baron. Je n’en dirai pas autant des symphonies de Lulli ; aucune n’approche seulement de l’ouverture du Déserteur (1).

 

          Il faut songer que, quand le cardinal Mazarin fit venir chez nous l’opéra, nous n’avions que vingt-quatre violons discordants qui jouaient des sarabandes espagnoles. Nous sommes venus tard en tout genre. Il n’y a guère de nation qui ait plus de vivacité et moins d’invention que la nôtre.

 

          Je souhaite, pour votre amusement, qu’on traduise incessamment, et bien les deux gros volumes de Lettres du comte de Chesterfield à son fils Philippe Stanhope. Il y parle d’un très grand nombre de personnes que vous avez connues. Il y a beaucoup à apprendre, et je ne sais si ce n’est pas le meilleur livre d’éducation qu’on ait jamais fait. Il y peint toutes les cours de l’Europe. Il veut que son fils cherche à plaire, et lui en donne des moyens qui valent peut-être ceux du grand Moncrif (2), qui sut plaire à une auguste reine de France. Il traite bien mal que le maréchal de Richelieu, en avouant pourtant qu’il a su plaire. Il conseille à son fils d’être amoureux de madame du P….., et lui envoie le modèle d’une déclaration d’amour.

 

          J’ai peur que ce livre ne soit traduit par quelque garçon de la boutique de Fréron votre ami, ou par quelque autre valet de librairie. Il faudrait un homme du monde qui voulût s’en donner la peine ; mais on n’en permettra jamais le débit en France. Si j’étais à Paris, je vous lirais en français quelques-unes de ces lettres, ayant l’anglais sous mes yeux ; mais mon état ne me permet point Paris ; et d’ailleurs j’ai eu l’insolence de créer une espèce de petite ville dans mon désert, et d’y établir des manufactures qui demandent ma présence et mes soins continuels. Mes travaux de campagne sont encore des chaînes que je ne puis rompre. Je me traîne en carrosse auprès de mes charrues ; mes laboureurs n’exigent point que j’aie de la santé et de l’esprit, et que je leur fasse des vers pour être mis dans le Mercure.

 

          Il me semble que quand Louis XIV prit en mains les rênes du gouvernement, on lui présentait de meilleurs vers que ceux dont on accable Louis XVI. Je le plaindrais fort, s’il était obligé de les lire.

 

          Vous devez être instruite, madame, si M. le duc de Choiseul a acheté en effet la charge de grand-chambellan de M. le duc de Bouillon. Il serait bon qu’un homme qui a tant d’élévation dans le caractère tînt toujours à la cour par quelque grande place. Je finis, faute de papier. Mille tendres respects.

 

 

1 – Opéra-comique de Sedaine, musique de Monsigny. (G.A.)

2 – Auteur des Essais sur la nécessité et les moyens de plaire, et lecteur de Marie Leczinska. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Maupeou.

 

14 Auguste 1774.

 

 

          Monseigneur, lorsque je pris la liberté d’implorer votre suffrage dans le conseil des finances, en faveur de la colonie de Ferney, j’eus l’honneur de vous dire que je vous importunerais bientôt pour une affaire qui n’est pas indigne de vos regards.

 

          Il s’agit d’une grâce qui dépend entièrement de vous ; et vous avez rendu d’assez grands services à la couronne et à l’Etat, pour que le roi ait en vous la plus entière confiance. Voici de quoi il s’agit :

 

          Le roi de Prusse m’envoya, à la fin d’avril, un jeune officier né Français, qui est lieutenant dans un régiment à Vesel ; ce jeune homme est ce que j’ai jamais vu de plus sage et de plus circonspect. Vous serez étonné, monseigneur, quand vous saurez que c’est ce même d’Etallonde d’Abbeville qui à l’âge de dix-sept ans fut condamné par contumace à l’horrible supplice que subit en partie le chevalier de La Barre. Vous avez su que depuis, les esprits ayant été calmés, le tribunal d’Abbeville eut horreur de sa procédure, et relâcha tous les autres coaccusés.

 

          D’Etallonde, dont j’ai l’honneur de vous parler, alla servir cadet dans un régiment prussien à Vesel. Le roi de Prusse a su qui il était ; il a connu ses mœurs et son mérite ; il lui a donné une sous-lieutenance, et ensuite une lieutenance. Le bien que ce jeune homme héritait de sa mère ayant été confisqué, son père en a demandé et obtenu la confiscation, dont il jouit sans secourir son malheureux fils. Dans l’état cruel où ce jeune homme se trouve, le roi de Prusse m’autorise, monseigneur, à vous prier en son nom d’accorder à d’Etallonde toutes les bontés que votre magnanimité et votre prudence croiront praticables. Je ne suis point étonné que le roi de Prusse ne veuille point être compromis ; je sens, de plus, qu’il me sied peut-être moins qu’à personne de solliciter une telle grâce dans une affaire qui en son temps effaroucha tant de gens respectés.

 

          J’ose tout remettre entre vous et le roi de Prusse, suivant ces mots de sa lettre de Potsdam, du 30 de juillet : « Enfin vous en userez dans cette affaire comme vous le jugerez convenable au bien du jeune homme. »

 

          Je ne sais rien de plus convenable que de vous implorer, de ne point paraître me mêler du sieur d’Etallonde, d’attendre tout de vos seules bontés, et de me taire.

 

          Je n’écris à personne sur cette démarche. Si vous pouvez, monseigneur, avoir la bonté de m’envoyer le parchemin scellé dont vous daignerez favoriser d’Etallonde quand vous le jugerez à propos, ce sera une faveur aussi précieuse que secrète, dont je sentirai tout le prix, d’autant plus que je m’en vanterai moins. J’ai assez de sujets de publier ce que vous doit la France, sans y mêler indirectement les obligations que je vous aurai.

 

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article