Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1773 - Partie 119

Publié le par loveVoltaire

Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1773 - Partie 119

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

465 – DE VOLTAIRE

 

 

 

A Ferney, 8 Novembre 1773.

 

 

 

          Sire, la lettre dont votre majesté m’a honoré le 24 octobre est, depuis vingt ans, celle qui m’a le plus consolé ; votre temple aux mânes de votre sœur, Wilkelminœ sacrum, est digne de la plus belle antiquité, et de vous seul dans le temps présent ; madame la duchesse de Virtemberg versera bien des larmes de tendresse, en voyant le dessin de ce beau monument.

 

          Le canal, les villes rebâties, les marais desséchés, les villages établis, la servitude abolie, sont de Marc-Aurèle, ou de Julien. Je dis de Julien, car je le regarde comme le plus grand des empereurs, et je suis toujours indigné contre La Bletterie, qui ne l’a justifié qu’à demi, et qui a passé pour impartial, parce qu’il ne lui prodigue pas autant d’injures et de calomnies que Grégoire de Nazianze et Théodoret.

 

          Je vous bénis dans mon village de ce que vous en avez tant bâti : je vous bénis au bord de mon marais de ce que vous en avez tant desséché : je vous bénis avec mes laboureurs de ce que vous en avez tant délivré d’esclavage, et que vous les avez changés en hommes. Gengis-kan et Tamerlan ont gagné des batailles comme vous ; ils ont conquis plus de pays que vous ; mais ils dévastaient, et vous améliorez. Je ne sais s’ils auraient recueilli les jésuites ; mais je suis sûr que vous les rendrez utiles, sans souffrir qu’ils puissent jamais être dangereux. On dit qu’Antoine fit le voyage de Brindes à Rome dans un char traîné par des lions ; vous attelez des renards (1) au vôtre ; mais vous leur mettez un frein dans la gueule, et, quand il le faudra, vous leur mettrez le feu au derrière, comme Samson, après les avoir attachés par la queue. Tout ce qui me fâche, c’est que vous n’établissiez pas une église de sociniens comme vous en établissez plusieurs de jésuites ; il y a pourtant encore des sociniens en Pologne. L’Angleterre en regorge, nous en avons en Suisse ; certainement Julien les aurait favorisés ; ils haïssent ce qu’il haïssait, ils méprisent ce qu’il méprisait, et ils sont honnêtes gens comme lui. De plus, ayant été tant persécutés par les Polonais, ils ont quelque droit à votre protection.

 

          Après tout le mal que j’ai osé dire des Turcs à votre majesté, je ne vous propose pas une mosquée ; cependant Barberousse en eut une à Marseille ; mais vous n’êtes pas fait pour nous imiter : tout ce que je sais, c’est que votre nom sera bien grand de Dantzick jusqu’en Turquie, et de l’abbaye d’Oliva à Sainte-Sophie. Nous donnons nous autres beaucoup d’opéras-comiques.

 

          Que votre majesté daigne conserver ses bontés au vieux malade Libanius (2) !

 

 

1 – Les jésuites. (G.A.)

2 – Célèbre sophiste grec, qui jouit de la faveur de Julien l’Apostat. (G.A.)

 

 

 

 

 

466 – DU ROI

 

 

Le 26 Novembre 1773.

 

 

 

Faut-il écrire en mauvais vers

Au dieu qui préside au Parnasse ?

C’est aux orgueilleux non experts

A s’armer d’une telle audace.

Moi, né sous un ciel de frimas.

Loin des bords fleuris de la Seine,

Vieux, cassé, sans feu, sans haleine,

Si je tentais dans mes ébats

De rimer encor pour Voltaire,

Je mériterais pour salaire

Le traitement de Marsyas.

 

          M. Guilbert m’a vu avec des yeux jeunes qui m’ont rajeuni. Mes cheveux blanchissent, ma force se dissipe, et ma chaleur s’éteint. Il n’est donné qu’à Voltaire de rajeunir. Les protégés d’Apollon sont plus favorisés que ceux de Mars. Au lieu de vingt campagnes que M. Guilbert me donne libéralement, il ne m’en reste qu’une à faire : c’est celle du dernier décampement.

 

          Dans cette situation, on ne pense pas à chercher des combats dans la Thrace et en Scythie. Soyez sûr que l’impératrice de Russie, jalouse de la gloire de sa nation, saura bien faire la paix sans secours étrangers. Vous, qui êtes, je crois, immortel, vous voudriez être spectateur d’une de ces grandes révolutions qui changent la face de l’Europe ; prenez-vous en à la modération de l’impératrice de Russie si cette révolution n’arrive pas. Cette princesse ne pense pas, comme Charles XII, qu’il n’y a de paix avec ses ennemis qu’en les détrônant dans leur capitale. Les Grecs, pour lesquels vous vous intéressez si vivement, sont, dit-on, si avilis, qu’ils ne méritent pas d’être libres.

 

          Mais, dites-moi, comment pouvez-vous exciter l’Europe aux combats après le souverain mépris que vous et les encyclopédistes avez affiché contre les guerriers ? Qui sera assez osé pour encourir l’excommunication majeure du patriarche de Ferney et de toute la séquelle encyclopédique ? Qui voudra gagner le beau titre de conducteur de brigands et de brigand lui-même ? Croyez qu’on laissera la Grèce esclave, et qu’aucun prince ne commencera la guerre avant d’en avoir obtenu indulgence plénière des philosophes.

 

          Désormais ces messieurs vont gouverner l’Europe, comme les papes l’assujettissaient autrefois. Je crois même que M. Guibert aura fait abjuration de son art meurtrier entre vos mains, et qu’il se fera capucin ou philosophe, pour trouver en vous un puissant protecteur. Il faut que les philosophes aient des missionnaires pour augmenter le nombre de pareilles conversions ; par ce moyen, ils déchargeront imperceptiblement les Etats de ces grosses armées qui les abîment, et successivement il ne restera plus personne pour se battre. Tous les souverains et les peuples n’auront plus ces malheureuses passions, dont les suites sont si funestes, et tout le monde aura la raison aussi parfaite qu’une démonstration géométrique.

 

          Je regrette bien que mon âge me prive d’un aussi beau spectacle, dont je ne jouirai pas même de l’aurore : et l’on plaindra mes contemporains d’être nés dans un siècle de ténèbres, sur la fin duquel a commencé le crépuscule du jour de la raison perfectionnée.

 

          Tout dépend, pour l’homme, du temps où il vient au monde. Quoique je sois venu trop tôt, je ne le regrette pas : j’ai vu Voltaire, et si je ne le vois plus, je le lis, et il m’écrit.

 

          Continuez longtemps de même, et jouissez en paix de toute la gloire qui vous est due, et de tous les biens que vous souhaite le philosophe de Sans-Souci. FÉDÉRIC.

 

 

 

 

 

 

467 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, le 8 Décembre 1773.

 

 

 

          Sire, une belle dame de Paris (1) (dont vous ne vous souciez guère) prétend que vous serez fâché contre moi de ce que je donne votre majesté au diable (2) ; et moi je lui soutiens que vous me le pardonnerez, et que Belzébuth même en sera fort content, attendu qu’il n’y a jamais eu personne plus diable que vous à la tête d’une armée, soit pour arranger un plan de campagne, soit pour l’exécuter, soit pour réparer un accident.

 

          Je n’aime point du tout, il est vrai, votre métier de héros, mais je le révère ; ce n’est point à moi de juger de la Tactique de M. Guibert. Je ne m’entends point à ces belles choses ; je sais seulement qu’il vous regarde, avec raison, comme le premier tacticien, et moi j’ajoute, comme le premier politique ; car vous venez d’acquérir un beau royaume, sans avoir tué personne : et non seulement vous voilà pourvu d’évêchés et d’abbayes, non seulement vous voilà général des jésuites, après avoir été général d’armée, mais vous faites des canaux comme à la Chine, et vous enrichissez le royaume que vous vous êtes donné par un trait de plume. Que vous reste-t-il à faire ? rien autre chose que de vivre longtemps pour jouir.

 

          Comme votre majesté recevra probablement mon petit paquet aux bonnes fêtes de Noël, et que le Dieu de paix va naître avant qu’il soit trois semaines, je me recommande à lui, afin qu’il obtienne ma grâce de vous, et que vous me pardonniez toutes les pouilles que j’ai dites à votre majesté, et la haine cordiale que j’ai pour votre métier de César. Ce César, comme vous savez, pardonnait  à ses ennemis quand il les avait vaincus ; et vous aurez pour moi la même clémence, après vous être bien moqué de moi.

 

          Le vieux malade de Ferney, qui s’égaie quelquefois dans les intervalles de ses souffrances, se met à vos pieds avec cinq ou six sortes de vénérations pour vos cinq ou six sortes de grands talents, et pour votre personne qui les réunit.

 

 

1 – Madame de Necker. (G.A.)

2 – Dans la satire sur la Tactique, que Voltaire envoyait à Frédéric en même temps que cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

468 – DU ROI

 

 

Le 10 Décembre 1773.

 

 

 

          Il était bien juste qu’un pays (1) qui avait produit un Copernic, ne croupît pas plus longtemps dans la barbarie en tout genre où la tyrannie des puissants l’avait plongé. Cette tyrannie allait si loin que les grands, pour mieux exercer leurs caprices, avaient détruit toutes les écoles, croyant les ignorants plus faciles à opprimer qu’un peuple instruit.

 

          On ne peut comparer les provinces polonaises à aucun Etat de l’Europe ; elles ne peuvent entrer en parallèle qu’avec le Canada. Il faudra par conséquent de l’ouvrage et du temps pour leur faire regagner ce que leur mauvaise administration a négligé pendant tant de siècles (2).

 

          Vos vœux ont été exaucés : les Turcs ont été battus par les Russes, Silistria prise, et le vizir fugitif du côté d’Andrinople. Moustapha apprendra à trembler dans son sérail, et peut-être que ses malheurs le rendront plus souple à signer une paix que les conjonctures rendent nécessaire. Si les armes victorieuses des Russes pénètrent jusqu’à Stamboul, je prierai l’impératrice de vous envoyer la plus jolie Circassienne du sérail, escortée par un eunuque noir, qui la conduira droit au sérail de Ferney. Sur ce beau corps vous pourrez faire quelque expérience de physique, en animant par le feu de Prométhée quelque embryon qui héritera de votre beau génie.

 

          Madame la landgrave de Darmstadt (3) est de retour de Pétersbourg. Elle ne tarit point sur les éloges de l’impératrice et des choses utiles qu’elle a exécutées, et des grands projets qu’elle médite encore. Diderot et Grimm y passeront l’hiver (4). Cette cour réunit le faste, la magnificence, et la politesse ; et l’impératrice surpasse tout le reste par l’accueil gracieux qu’elle fait aux étrangers.

 

          Après vous avoir parlé de cette cour, comment vous entretenir des jésuites ? Ce n’est qu’en faveur de l’instruction de la jeunesse que je les ai conservés. Le pape leur a coupé la queue ; ils ne peuvent plus servir, comme les renards de Samson, pour embraser les moissons des Philistins. D’ailleurs la Silésie n’a produit ni de père Guignard, ni de Malagrida. Nos Allemands n’ont pas les passions aussi vives que les peuples méridionaux.

 

          Si toutes ces raisons ne vous touchent point, j’en alléguerai une plus forte : j’ai promis, par la paix de Dresde (5), que la religion demeurerait in statuo quo dans mes provinces. Or, j’ai eu des jésuites, donc il faut les conserver. Les princes catholiques ont tout à propos un pape à leur disposition qui les absout de leurs serments par la plénitude de sa puissance : pour moi, personne ne peut m’absoudre, je suis obligé de garder ma parole, et le pape se croirait pollué s’il me bénissait ; il se ferait couper les doigts avec lesquels il aurait donné l’absolution à un maudit hérétique de ma trempe.

 

          Si vous ne me reprochez point mes jésuites, je ne vous dirai pas le mot de vos picpuces (6). Nous sommes à deux de jeu. Mes jésuites ont produit de grands hommes, en dernier lieu encore le père Tournemine, votre recteur (7) : les capucins se targuent de saint Cucufin, dont ils peuvent s’applaudir à leur aise. Mais vous protégez ces gens, et vous seul valez tout ce qu’Ignace a produit de meilleur : aussi j’admire et je me tais, en assurant le patriarche de Ferney que le philosophe de Sans-Souci l’admirera jusqu’à la fin de l’existence dudit philosophe. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – La Pologne. (G.A.)

2 – Ce tableau de la Pologne au dix-huitième siècle est fort exact. (G.A.)

3 – Christine-Caroline de Deux-Ponts, morte en 1774. (G.A.)

4 – Diderot était parti de Paris pour Saint-Pétersbourg au mois de mai 1773, et il resta à la cour de Catherine jusqu’au 5 mai 1774. (G.A.)

5 – Le 25 Décembre 1745. (G.A.)

6 – Tiers-ordre de Saint-François auquel appartenait Voltaire, comme capucin n’ayant pas quitté le monde. (G.A.)

7 – Au collège de Clermont. (G.A.)

 

 

 

 

 

469 – DE VOLTAIRE

 

 

Décembre 1773.

 

 

 

          Sire, me voilà bien loin de mon compte : tous les gens de lettres m’avaient fait compliment sur la manière assez neuve dont j’avais fait l’éloge des héros en les donnant au diable (1)  on trouvait que ce tour n’était pas sans quelque finesse. Rousseau avait dit :

 

Mais à la place de Socrate,

Le fameux vainqueur de l’Euphrate

Sera le dernier des mortels.

 

          Cette idée paraissait aussi fausse que grossière à tous les connaisseurs : en effet, il y a une extravagance plus que cynique à dire au capitaine-général de la Grèce, au vainqueur du maître de l’Asie, au vengeur de l’assassinat de Darius, au héros qui bâtit plus de villes que Gengis-kan n’en détruisit, à celui qui changea la route du commerce du monde : Tu es le dernier des mortels. Mais de plaindre les hommes qui souffrent du fléau de la guerre, et d’admirer en même temps les maîtres de ce grand art, cruel mais nécessaire, et de louer les Cyrus, les Alexandre, les Gustave, etc., en feignant de se fâcher contre eux, c’est ce qui a plu à tout le monde, excepté à la dame dont j’ai eu l’honneur de vous parler.

 

          Si j’avais eu un congé à demander à Alexandre, pour quelque officier grec condamné par l’aréopage, je l’aurais demandé en lui envoyant la Tactique.

 

          L’ancien parlement de Paris était beaucoup plus injuste que l’aréopage, et vous valez bien cet Alexandre, à qui Juvénal et Boileau ont dit tant d’injures.

 

          Je me mets à vos pieds, sire, pour ce jeune Morival. Votre majesté ajoutera cette belle action à tant d’autres Rien n’est plus digne de vous que de le protéger ; le vieillard de Ferney vous aura la plus grande obligation, et il mourra content.

 

          Agréez, sire, ma respectueuse et vive reconnaissance.

 

 

1 – L’épître intitulée la Tactique avait déplu au roi de Prusse, et l’on aperçoit quelques traces d’humeur dans plusieurs de ses lettres ; il en manque une, où il avait apparemment marqué cette humeur avec plus de force. (K.)

 

 

 

 

 

 


 

Publié dans Frédéric de Prusse

Commenter cet article