Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1773 - Partie 118
Photo de PAPAPOUSS
462 – DU ROI
A Potsdam, le 9 Octobre 1773.
Je m’aperçois avec regret qu’il y a près de vingt ans que vous êtes parti d’ici : votre mémoire me rappelle à votre imagination tel que j’étais alors ; cependant, si vous me voyiez, au lieu de trouver un jeune homme qui a l’air à la danse vous ne trouveriez qu’un vieillard caduc et décrépit. Je perds chaque jour une partie de mon existence, et je m’achemine imperceptiblement vers cette demeure dont personne encore n’a rapporté de nouvelles.
Les observateurs ont cru s’apercevoir que le grand nombre de vieux militaires finissent par radoter, et que les gens de lettres se conservent mieux. Le grand Condé, Marlborough, le prince Eugène ont vu dépérir en eux la partie pensante avant leurs corps. Je pourrai bien avoir un même destin, sans avoir possédé leurs talents. On sait qu’Homère, Atticus, Varron, Fontenelle, et tant d’autres, ont atteint un grand âge sans éprouver les mêmes infirmités. Je souhaite que vous les surpassiez tous par la longueur de votre vie et par les travaux de l’esprit, sans m’embarrasser du sort qui m’attend, de quelques années de plus ou de moins d’existence, qui disparaissent devant l’éternité.
On va inaugurer l’église catholique de Berlin. Ce sera l’évêque de Varmie (1) qui la consacrera. Cette cérémonie, étrangère pour nous, attire un grand concours de curieux. C’est dans le diocèse de cet évêque que se trouve le tombeau de Copernic auquel, comme de raison, j’érigerai un mausolée. Parmi une foule d’erreurs qu’on répandait de son temps, il s’est trouvé le seul qui enseignât quelques vérités utiles. Il fut heureux : il ne fut point persécuté.
Le jeune d’Etallonde, lieutenant à Besel, l’a été ; il mérite qu’on pense à lui Muni de votre protection et du bon témoignage que lui rendent ses supérieurs, il ne manquera pas de faire son chemin.
J’en reviens à ce roi de Pologne dont vous me parlez. Je sais que l’Europe croit assez généralement que le partage qu’on a fait de la Pologne est une suite de manigances politiques qu’on m’attribue ; cependant rien n’est plus faux. Après avoir proposé vainement des tempéraments différents, il fallut recourir à ce partage, comme à l’unique moyen d’éviter une guerre générale. Les apparences sont trompeuses, et le public ne juge que par elles. Ce que je vous dis est aussi vrai que la quarantième-huitième proposition d’Euclide (2).
Vous vous étonnez que l’empereur et moi ne nous mêlions pas des troubles de l’Orient : c’est au prince Kaunitz de vous répondre pour l’empereur ; il vous révélera les secrets de sa politique. Pour moi, je concours depuis longtemps aux opérations des Russes par les subsides que je leur paie (3), et vous devez savoir qu’un allié ne fournit pas des troupes et de l’argent en même temps. Je ne suis qu’indirectement engagé dans ces troubles par mon union avec l’impératrice de Russie. Quant à mon personnel, je renonce à la guerre, de crainte d’encourir l’excommunication des philosophes.
J’ai lu l’article GUERRE (4), et j’ai frémi. Comment un prince, dont les troupes sont habillées d’un gros drap bleu, et les chapeaux bordés d’un fil blanc, après les avoir fait tourner à droite et à gauche, peut-il les faire marcher à la gloire sans mériter le titre honorable de chef de brigands, puisqu’il n’est suivi que d’un tas de fainéants que la nécessité oblige à devenir des bourreaux mercenaires pour faire sous lui l’honnête métier de voleurs de grand chemin ? Avez-vous oublié que la guerre est un fléau qui, les rassemblant tous, leur ajoute encore tous les crimes possibles ? Vous voyez bien qu’après avoir lu ces sages maximes, un homme, pour peu qu’il ait sa réputation à cœur, doit éviter les épithètes qu’on ne donne qu’aux plus vils scélérats.
Vous saurez d’ailleurs que l’éloignement de mes frontières de celles des Turcs a jusqu’à présent empêché qu’il n’y eût de discorde entre les deux Etats, et qu’il faut qu’un souverain soit condamnable (à mort s’il était particulier), pour qu’en conscience un autre souverain ait le droit de le détrôner. Lisez Puffendorf et Grotius, vous y ferez de belles découvertes.
Il y a cependant des guerres justes, quoique vous n’en admettiez point ; celles qu’exige sa propre défense sont incontestablement de ce genre. J’avoue que la domination des Turcs est dure, et même barbare : je confesse que la Grèce surtout est de tous les pays de cette domination le plus à plaindre ; mais souvenez-vous la barbarie dont les Athéniens usèrent envers leurs amiraux, qui, ayant gagné une bataille navale, ne purent dans une tempête enterrer leurs morts.
Vous dites vous-même que c’est peut-être en punition de ces crimes qu’ils sont assujettis et avilis par des Barbares. Est-ce à moi de les en délivrer ? Sais-je si le terme posé à leur pénitence est fini, ou combien elle doit durer ? Moi, qui ne suis que cendre et poussière, dois-je m’opposer aux arrêts de la Providence ?
Que de raisons pour maintenir la paix dont nous jouissons ! il faudrait être insensé pour en troubler la durée. Vous me croyez épuisé par ce que je vous ai dit ci-dessus : ne le pensez pas. Une raison aussi valable que celle que je viens d’alléguer est qu’on est persuadé en Russie qu’il est contre la dignité de cet empire de faire usage de secours étrangers, lorsque les forces des Russes sont seules suffisantes pour terminer heureusement cette guerre.
Un léger échec qu’a reçu l’armée de Romanzof (5) ne peut entrer en aucune comparaison avec une suite de succès non interrompus qui ont signalé toutes les campagnes des Russes. Tant que cette armée se tiendra sur la rive gauche du Danube, elle n’a rien à craindre. La difficulté consiste à passer ce fleuve avec sûreté. Elle trouve à l’autre bord un terrain excessivement coupé, une difficulté infinie de subsister : ce n’est qu’un désert et des montagnes hérissées de bois qui mènent vers Andrinople. La difficulté d’amasser des magasins, de les conduire avec soi, rend cette entreprise hasardeuse. Mais comme jusqu’à présent rien n’a été difficile à l’impératrice, il faut espérer que ses généraux mettront heureusement fin à une aussi pénible expédition.
Voilà des raisonnements militaires qui m’échappent ; j’en demande pardon à la philosophie. Je ne suis qu’un demi-quaker jusqu’à présent ; quand je le serai comme Guillaume Penn, je déclamerai comme d’autres contre ces assassins privilégiés qui ravagent l’univers.
En attendant, donnez-moi mon absolution d’avoir osé nommer le nom de projet de campagne en vous écrivant. C’est dans l’espoir de recevoir votre indulgence plénière que le philosophe de Sans-Souci vous assure qu’il ne cesse de faire des vœux pour le patriarche de Ferney. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Varmie était un des districts polonais qu’on venait d’annexer. (G.A.)
2 – Edition de Berlin : « Que les quarante-huit propositions d’Euclide. » (G.A.)
3 – Frédéric payait annuellement à Catherine cinq millions de roubles depuis le commencement de la guerre contre les Turcs. (G.A.)
4 – Dans les Questions sur l’Encyclopédie. Voyez le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
5 – A Rokavah. (G.A.)
463 – DU ROI
A Potsdam, le 24 Octobre 1773.
S’il m’est interdit de vous revoir à tout jamais, je n’en suis pas moins aise que la duchesse de Virtemberg vous ait vu. Cette façon de converser par procuration ne vaut pas le facie ad faciem. Des relations et des lettres ne tiennent pas lieu de Voltaire, quand on l’a possédé en personne.
J’applaudis aux larmes vertueuses que vous avez répandues au souvenir de ma défunte sœur. J’aurais sûrement mêlé les miennes aux vôtres, si j’avais été présent à cette scène touchante. Soit faiblesse, soit adulation outrée, j’ai exécuté pour cette sœur ce que Cicéron projetait pour sa Tullie. Je lui ai érigé un temple dédié à l’amitié ; sa statue se trouve au fond, et chaque colonne est chargée d’un mascaron contenant le buste des héros de l’amitié. Je vous en envoie le dessin. Ce temple est placé dans un des bosquets de mon jardin. J’y vais souvent me rappeler mes pertes et le bonheur dont je jouissais autrefois.
Il y a plus d’un mois que je suis de retour de mes voyages. J’ai été en Prusse abolir le servage, réformer des lois barbares, en promulguer de plus raisonnables ; ouvrir un canal qui joint la Vistule, la Netze, la Varte, l’Oder, et l’Elbe ; rebâtir des villes détruites depuis la peste de 1709 ; défricher vingt milles de marais, et établir quelque police dans un pays où ce nom même était inconnu. De là, j’ai été en Silésie consoler mes pauvres ignatiens des rigueurs de la cour de Rome (1), corroborer leur ordre, en former un corps de diverses provinces où je les conserve, et les rendre utiles à la patrie en dirigeant leurs écoles pour l’instruction de la jeunesse, à laquelle ils se voueront entièrement. De plus, j’ai arrangé la bâtisse de soixante villages dans la Haute-Silésie, où il restait des terres incultes : chaque village a vingt familles. J’ai fait faire des grands chemins dans les montagnes pour la facilité du commerce, et rebâtir deux villes brûlées : elles étaient de bois, elles seront de briques, et même de pierres de taille tirées des montagnes.
Je ne vous parle point des troupes : cette matière est trop prohibée à Ferney pour que je la touche.
Vous sentirez qu’en faisant tout cela, je n’ai pas été les bras croisés.
A propos de croisés, ni l’empereur ni moi ne nous croiserons contre le Croissant ; il n’y a plus de reliques à remporter de Jérusalem. Nous espérons que la paix dure ; il faut la conserver autant qu’on le pourra sans risque, et, ni plus ni moins, se mettre en état de n’être pas pris au dépourvu par quelque chef de brigands conducteur d’assassins à gage.
Ce système n’est ni celui de Richelieu, ni celui de Mazarin ; mais il est celui de bien des peuples, objet principal des magistrats qui les gouvernent.
Je vous souhaite cette paix, accompagnée de toutes les prospérités paisibles, et j’espère que le patriarche de Ferney n’oubliera pas le philosophe de Sans-Souci, qui admire et admirera son génie jusqu’à extinction de chaleur humaine. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Le pape avait enfin supprimé les jésuites. (G.A.)
464 – DE VOLTAIRE
A Ferney, 28 Octobre 1773.
Monsieur Guibert, votre écolier
Dans le grand art de la tactique,
A vu ce bel esprit guerrier,
Que tout prince aujourd’hui se pique
D’imiter sans lui ressembler,
Et que tout héros germanique,
Espagnol, gaulois, britannique,
Vainement voudrait égaler.
Monsieur Guilbert est véridique ;
Il dit qu’il a lu dans vos yeux
Toute votre histoire héroïque,
Quoique votre bouche s’applique
A la cacher aux curieux.
Vous vous obstinez à vous taire
Sur tant de travaux glorieux ;
Et l’Europe fait beaucoup mieux,
Car elle fait tout le contraire.
Ce M. Guibert, sire, fait comme l’Europe ; il parle de votre majesté avec enthousiasme. Il dit qu’il vous a trouvé en état de faire vingt campagnes ; Dieu nous en préserve ! mais accordez-vous donc avec lui ; car il dit que vous avez un corps digne de votre âme, et vous prétendez que non : il est vrai qu’il vous a contemplé principalement des jours de revue ; et ces jours-là vous pourriez bien vous rengorger et vous requinquer comme une belle à son miroir.
Je ne vous proposais pas, sire, vingt campagnes, je n’en proposais qu’une ou deux ; et encore c’était contre les ennemis de Jésus-Christ et de tous les beaux-arts. Je disais : Il protège les jésuites, il protégera bien la vierge Marie contre Mahomet, et la bonne Vierge lui donnera sans doute deux ou trois belles provinces à son choix pour récompense d’une si sainte action.
Je viens de relire l’article GUERRE, dont votre majesté pacifique a la bonté de me parler : il est vraiment un peu insolent par excès d’humanité ; mais je vous prie de considérer que toutes ces injures ne peuvent tomber que sur les Turcs, qui sont venus du bord oriental de la mer Caspienne, jusqu’auprès de Naples, et qui, chemin faisant, se sont emparés des Lieux saints, et même du tombeau de Jésus-Christ, qui ne fut jamais enterré. En un mot, je ressemblais comme deux gouttes d’eau à ce fou de Pierre l’ermite, qui prêchait la croisade. L’empereur des Romains, que vous aimez, et qui se regarde comme votre disciple, ne pouvait se plaindre de moi ; je lui donnais d’un trait de plume un très beau royaume. On aurait pu, avant qu’il fût dix ans, jouer un opéra grec à Constantinople. Dieu n’a pas béni mes intentions, toutes chrétiennes qu’elles étaient ; du moins les philosophes vous béniront d’ériger un mausolée à Copernic, dans le temps que votre ami Moustapha fait enseigner la philosophie d’Aristote à Stamboul. Vous ne voulez point rebâtir Athènes mais vous élevez un monument à la raison et au génie.
Quand je vous suppliais d’être le restaurateur des beaux-arts de la Grèce, ma prière n’allait pas jusqu’à vous conjurer de rétablir la démocratie athénienne ; je n’aime point le gouvernement de la canaille. Vous auriez donné le gouvernement de la Grèce à M. de Lentulus (1), ou à quelque autre général qui aurait empêché les nouveaux Grecs de faire autant de sottises que leurs ancêtres. Mais enfin, j’abandonne tous mes projets. Vous préférez le port de Dantzick à celui du Pirée : je crois qu’au fond votre majesté à raison, et que, dans l’état où est l’Europe, ce port de Dantzick est bien plus important que l’autre.
Je ne sais plus quel royaume je donnerai à l’impératrice Catherine II ; et franchement je crois que dans tout cela vous en savez plus que moi, et qu’il faut s’en rapporter à vous. Quelque chose qui arrive, vous aurez toujours une gloire immortelle. Puisse votre vie en approcher !
1 – Ce général était né citoyen suisse. (G.A.)