CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 23

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 23

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à M. de Chabanon.

 

1er Novembre 1773.

 

 

          L’octogénaire de Ferney est très affligé de n’avoir pu se ranimer au feu de M. de Chamfort. Il m’a envoyé de Strasbourg la lettre de M. de Chabanon, et je le crois à présent à Paris. Je prie l’intime ami de Pindare et de Chamfort de leur dire que je suis bien leur serviteur à tous deux, mais que je suis sûr que le dernier, qui fait les vers les plus naturels, n’imitera jamais le galimatias du premier.

 

          Je crois qu’il a enfin retrouvé de la santé. Je lui souhaite bien sincèrement les autres ingrédients qui entrent dans la composition du bonheur. Si ce bonheur dépendait des talents, il deviendrait un des plus heureux hommes du monde. Je lui ai écrit par votre ami M. de La Borde, qui sans doute voudra bien lui faire parvenir ma lettre.

 

          Réjouissez-vous, mon cher ami, soit à la ville, soit à la campagne ; remplissez votre agréable carrière dans le temps que je finis la mienne ; jouissez de la vie, moi je la tolère. Je m’anéantis, mais ce n’est pas tout doucement ; c’est avec des souffrances continuelles : il faut même qu’elles soient bien fortes, puisque je vous écris une si courte lettre.

 

          Madame Denis est très sensible à votre souvenir. Nous n’avons plus elle et moi, que des souvenirs.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

6 Novembre 1773.

 

 

          Je remercie bien tendrement mon cher ange d’avoir songé à m’écrire au milieu des fêtes et du fracas de la cour. Ce qu’il y a de mieux, à mon avis, dans Sophonisbe, c’est qu’elle est la plus courte de toutes les tragédies, et que, si elle a ennuyé de belles dames auxquelles il faut des opéras-comiques, elle ne les a pas ennuyées longtemps.

 

          Les Lois de Minos auraient du moins produit un plus beau spectacle pour les yeux ; mais ces Lois de Minos sont malheureuses. Je ne veux pas croire que, parmi les grandes intrigues qui agitent quelquefois votre cour, il y en ait eu une contre Astérie. Je n’ai jamais rien entendu à tout ce qui s’est passé dans cette affaire, et j’ai fini par me résigner à la Providence, qui dispose de la scène française.

 

          J’ai écrit un petit mot au maître des jeux sur la mort de sa fille (1), mais je ne lui ai rien dit cette fois-ci sur la mort des miennes. J’ai eu tant d’enfants qu’il faut bien que j’en perde quelques-uns.

 

          J’ai entendu à Ferney la tragédie du Connétable de Bourbon, que M. de Guilbert ne récite pas trop bien, mais qui étincelle de beaux vers  il a bien de l’esprit ce M. Guilbert ! S’il commande jamais une armée, il sera le premier général qui ait fait une tragédie. Il est déjà le premier en France qui soit l’auteur d’une Tactique et d’une pièce de théâtre ; je dis en France, car Machiavel en avait fait avant lui tout autant en Italie, et par-dessus tout cela, il avait fait une conspiration.

 

          Puisque mon cher ange se réjouit à Fontainebleau, j’en conclus que les affaires du Parmesan vont très bien, et que toutes les affaires sont heureusement arrangées. Je lui en fais mon compliment, et je l’exhorte à jouir gaiement de la vie, pendant que je la supporte assez tristement ; car, à la fin, l’extrême vieillesse et les extrêmes souffrances rendent un peu sérieux, et il faudrait avoir un orgueil insupportable pour n’en pas convenir. Je fais contre fortune et contre nature bon cœur, et je souhaite, mon cher ange que vous n’en soyez jamais logé là. Conservez-moi toujours votre amitié, elle fera ma consolation.

 

 

1 – Morte le 14 Octobre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

15 Novembre 1773.

 

 

          Si, dans le fracas de ces fêtes, mon cher ange a un quart d’heure de loisir, je lui envoie un rogaton (1) pour passer ce quart d’heure. Il convient, ce me semble, à un ministre pacifique.

 

          Je ne sais s’il a lu la Tactique de M. Guibert (2), ou du moins le discours préliminaire. Ce livre est plein de grandes idées, comme sa tragédie du Connétable de Bourbon est pleine de beaux vers. J’ai eu l’auteur chez moi ; je ne sais s’il sera un Corneille ou un Turenne, mais il me paraît fait pour le grand, en quelque genre qu’il travaille.

 

          Oserais-je vous prier de lui faire parvenir une copie de la satire ou de l’éloge que je viens de faire de son métier de la guerre ? Vous saurez aisément sa demeure. Il n’est pas juste qu’il soit des derniers à voir cette petite plaisanterie, qui le regarde si personnellement ; et vous me pardonnerez aisément la liberté que je prends avec vous.

 

          J’en prends encore une autre, c’est de vous prier d’engager Lekain à jouer à Paris la Sophonisbe qui n’est ni de Mairet ni de Corneille. Il me doit, ce me semble, ses bons offices dans cette petite affaire.

 

          Après ces deux requêtes, je vous en présente une troisième bien plus importante ; c’est de me mander comment se porte madame d’Argental.

 

          Souvenez-vous, mon cher ange, du vieux malade de Ferney, qui n’est pas encore tout à fait mort.

 

 

1 – La Tactique, satire. (G.A.)

2 – Essai général de Tactique. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

16 Novembre 1773.

 

 

          Vous voulez absolument, madame, que je vous dise si je suis content d’un ouvrage (1) où il y a autant de mauvais que de bon, autant de phrases obscures que de claires, autant de mots impropres que d’expressions justes, autant d’exagérations que de vérités. Que voulez-vous que je vous réponde ? Je m’imagine que vous pensez comme moi, et j’ai la vanité de croire penser comme vous. On dit que c’est le meilleur ouvrage de tous ceux qui ont été composés sur le même sujet ; je n’en suis pas surpris. Ce sujet était très difficile, et n’était pas favorable à l’éloquence.

 

          Quant aux diamants qu’on a trouvés dans la cassette d’un homme qui n’est plus (2), je vous avoue qu’ils sont très mal enchâssés ; je crois vous l’avoir dit. Il faut avoir ma persévérance et la passion que j’ai de m’instruire sur la fin de ma vie, pour chercher, comme je fais, des pierres précieuses dans des tas d’ordures. C’est peut-être le seul avantage que ce siècle a sur le siècle passé que nos plus mauvais livres soient toujours semés de quelques beautés. Du temps de Pascal, de Boileau, et de Racine, les mauvais livres ne valaient rien du tout ; au lieu que les plus détestables livres de nos jours brillent toujours par quelque endroit.

 

          J’ai trouvé encore plus de génie dans la Tactique de M. de Guilbert que dans sa tragédie, et même encore un peu plus de hardiesse. Ce qui m’a charmé, c’est que ce docteur en l’art d’assassiner les gens m’a paru, dans la société, le plus poli et le plus doux des hommes.

 

          Vous me parlez de cailloux : eh bien ! madame, je vous envoie un petit caillou de mon jardin (3), qui ne vaut pas assurément les pierreries de M. de Guilbert. J’ai été étonné que le même homme ait pu faire deux ouvrages si différents l’un de l’autre (4).

 

          Les Saxe, les Turenne, n’auraient pas fait assurément des tragédies. Je devais naturellement donner la préférence à la tragédie, sur l’art de tuer les hommes : je crois même qu’en la travaillant un peu, on pourrait en faire un ouvrage régulier et intéressant dans toutes ses parties. Je déteste cordialement l’art de la guerre, et j’admire pourtant sa tactique. L’admiration, dit-on, est la fille de l’ignorance : c’est ce qui fait que vous admirez peu de chose en fait d’esprit. Je ne prétends point du tout que vous accordiez votre suffrage à mon caillou ; vous serez tenté de le jeter par la fenêtre  mais songez que je n’ai voulu vous amuser qu’un moment, et que je vous envoie ma Tactique avant de l’envoyer à M. de Guibert lui-même.

 

          Je vous prie de vouloir bien, madame, me mander des nouvelles de la santé de madame de La Vallière. Il est bien juste que la vôtre soit bonne. La nature vous a fait assez de mal pour qu’elle vous laisse en repos. Elle me persécute horriblement, mais je tiens bon.

 

 

1 – L’Eloge de Colbert, par Necker. (G.A.)

2 – De l’Homme, par Helvétius. (G.A.)

3 – La Tactique. (G.A.)

4 – Guilbert, auteur de l’Essai de Tactique, avait fait aussi une tragédie intitulée : le Connétable de Bourbon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Condorcet.

 

16 Novembre 1773.

 

 

          Je ne sais quelles nouvelles à la main, monsieur, m’avaient donné des alarmes sur une de vos amies. Je vois que je me suis trompé. A l’égard de Brama, ou du Chang-Ti, ou d’Oromase, ou d’Isis, je ne crois pas encore me tromper tout à fait. Il faut les admettre quand on a affaire avec des fripons, et crier plus haut qu’eux.

 

          De plus, il m’est évident qu’il y a de l’intelligence dans la nature, et que les lois imposées aux planètes, à la lumière, aux animaux, et aux végétaux, ne sont pas inventés par un sot.

 

Mens agitat molem.

 

VIRG., Æneid., lib. VI.

 

Ce sont les Sabatier qui sont sots et méchants ; mais je crois la nature bonne et sage ; il est vrai qu’elle fait quelquefois des pas de clerc, mais je ne la crois ni impeccable ni infinie. Je pense que son intelligence a tout fait pour le mieux, et que dans ce mieux il y a encore bien du mal. Tout cela est une affaire de métaphysique qui n’a rien à faire avec la morale, et qui n’empêche pas que les Verron, les Clément, les Sabatier, etc., ne soient la plus méprisable canaille de Paris.

 

          Comme je sais que vos mathématiques ne vous empêchent point de cultiver les belles-lettres, permettez-moi de vous demander si vous avez lu le Connétable de Bourbon de M. de Guilbert. Sa Tactique n’est pas un ouvrage de belles-lettres, mais elle m’a paru un ouvrage de génie. Il y a une autre sorte de génie dans le Connétable. Je ne sais si notre frivole Paris est digne de deux ouvrages excellents qui parurent l’année passée ; c’est la Tactique et la Félicité publique. Je ne me connais ni à l’un ni à l’autre de ces sujets, mais je voudrais que ceux qui sont à la tête du gouvernement eussent le temps de bien examiner si M. de Chastellux et M. de Guibert ont raison.

 

          Il m’est tombé entre les mains un petit manuscrit (1) sur le livre de M. de Guibert ; ce n’est qu’une plaisanterie J’aurai l’honneur de vous la faire tenir sous l’enveloppe de M. de Sartines. Vous la ferez lire à M. d’Alembert, ou je l’enverrai à M. d’Alembert afin que vous la lisiez, supposé que cela puisse vous amuser un moment. Vous êtes tous deux les vrais secrétaires d’Etat dans le royaume de la pensée. Vos lettres sont assurément plus instructives et plus agréables que toutes les lettres de cachet. Conservez toujours, monsieur, un peu de bonté pour le vieux malade.

 

 

1 – La Tactique. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

A Ferney, 27 Novembre 1773 (1).

 

 

          On m’a encore assuré, mon cher monsieur, que l’affaire dont il est question n’a et n’aura aucun rapport aux horloges et aux cadrans. Au reste, on mande de Paris des choses si singulières que je n’en crois aucune. Je ne croirai que ce que vous me manderez.

 

          Voulez-vous bien avoir la bonté de faire parvenir ce petit paquet à madame du Deffand ?

 

          Je cherche pour vous ce Taureau (2) qui ne mérite pas d’être cherché ; je suis retombé si malade à l’entrée de l’hiver que je ne retrouve rien ; mais je retrouve bien aisément tous les sentiments qui m’attachent à vous.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le Taureau blanc, roman. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé de Voisenon.

 

A Ferney, 19 Novembre 1773.

 

 

          Vous étiez autrefois mon grand-vicaire de Montrouge, mon très aimable et très cher confrère : vous êtes actuellement ministre. Vous m’avez envoyé une fort jolie patente qui me flattait de l’honneur de recevoir madame Darnay et madame de Chanorier. Elles ont eu la bonté de venir à Ferney, mais, malheureusement pour moi, dans le temps que j’avais une fièvre très violente. Madame Denis leur a fait les honneurs de la chaumière le mieux qu’elle a pu. Je suis inconsolable de n’avoir pu faire ma cour à ces deux dames, qui méritent tous mes hommages, puisque vous êtes leur ami.

 

          Il y avait dans votre lettre de très jolis vers pour M. le contrôleur général ; mais ils étaient en trop petit nombre. Je vous envoie en revanche une longue rapsodie (1) qui ne regarde que le ministre de la guerre. Je fis cette sottise il y a environ quinze jours, après avoir eu chez moi M. de Guilbert et le Connétable de Bourbon. J’étais dans un des intervalles que me laissent quelquefois mes souffrances habituelles. Vous savez ce que c’est, mon cher confrère, que de faire des vers en sortant de l’agonie ; mais vous étiez jeune, et votre muse aussi ; les Grâces vous accompagnaient avant et après l’extrême-onction. Vous ferez de meilleurs vers que moi quand vous aurez quatre-vingt ans. En attendant, voici les miens : vous y trouverez de la vérité, si vous n’y trouvez pas de poésie.

 

          Madame votre sœur m’avait flatté que j’aurais l’honneur de voir chez moi M. votre neveu ; mes espérances ont été trompées : j’en suis encore plus fâché que de ma triste aventure avec madame Darnay et son amie. Adieu, mon illustre confrère ; portez-vous mieux que moi, et vivez encore plus longtemps. LE VIEUX MALADE.

 

 

1 – La Tactique. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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