CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 19
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à M. de La Harpe.
2 Septembre 1773.
Je suis plus heureux, mon cher ami, en odes qu’en ombres. Jamais l’Ombre de Duclos (1) ne m’a apparu ; mais j’ai vu avec grand plaisir le fantôme du cap de Bonne-Espérance (2) plus majestueux et plus terrible dans vous que dans Camoëns. Vous faites frémir le lecteur sur les dangers de la navigation, et le moment d’après vous lui donnez envie de s’embarquer.
Pectus inaniter angis.
HOR., liv. II, ep. I.
Le grand point est de remuer l’âme en l’étonnant. Rien n’est plus difficile aujourd’hui que le public ; fatigué des arts véritables, il court à l’Opéra-Comique et aux marionnettes.
J’ai vu M. de Schomberg ; il vous aime, il connaît votre mérite.
Quel est donc ce M. André (3) qui embrasse et qui félicite son vainqueur avec un si grand air de vérité ? Si tous ceux que vous surpassez vous embrassaient, vous seriez las de baisers. Je ne sais si M. André est l’Homme aux quarante écus : il m’a envoyé son ouvrage : je vais le remercier et l’embrasser de tout mon cœur, quoique ma misérable santé et mon âge ne me permettent guère d’écrire.
Qui vous a donc parlé du Taureau blanc (4) de M. Necker. S’il blâme les économistes d’avoir dit du mal du grand Colbert, il me paraît qu’il a grande raison. A l’égard des autres messieurs, il serait fort aisé de s’accorder, si on voulait s’entendre. Baruch Spinosa admet une Intelligence suprême ; et Virgile a dit :
Mens agitat molem.
Æneid, lib. VI.
J’aurais voulu que le parlement eût commencé par faire sortir de prison M. de Morangiés. Le fond du procès est aussi ridicule que révoltant. On sera un jour étonné d’avoir pu croire une fable aussi absurde que celle des Verron. C’est le sort de notre nation de traiter sérieusement des extravagances, et légèrement les plus sérieuses affaires.
Adieu, mon cher successeur, qui vaudrez mieux que moi. Faites bien mes compliments au digne secrétaire d’une Académie dont vous devriez être, et à ceux de mes confrères que vous voyez.
Madame Denis est comme moi, son amitié et son estime pour vous augmentent tous les jours.
1 – Satire de La Harpe. (G.A.)
2 – Dans l’Ode sur la navigation, de La Harpe. (G.A.)
3 – Plus connu sous le nom de Murville ; auteur d’une Epître d’un jeune poète à un jeune guerrier, qu’il avait envoyée au concours de l’Académie. (G.A.)
4 – Voyez aux ROMANS. (G.A.)
à Madame Necker.
3 Septembre 1773 (1).
Madame, je ne connais pas plus l’auteur (2) modeste et couronné de l’éloge de Colbert que je ne connais l’auteur (3) téméraire et honni des Fragments sur l’Inde. Je me doute seulement que le sage qui a remporté le prix de l’Académie mériterait peut-être de succéder au grand homme qu’il a si bien loué. Son principal mérite à mes yeux, jusqu’à présent, était d’avoir rendu justice au vôtre. Je ne connaissais pas ses grands talents, et la raison en est que je n’avais eu presque jamais l’honneur de le voir.
Je lui sais bien bon gré d’avoir un peu prêché les économistes et les athées. Il y a, sous le gouvernement de Dieu, du bien et du mal, comme il y en avait en France sous l’administration de J.-B. Colbert ; mais cela n’empêche pas qu’on ne doive adorer Dieu et estimer beaucoup J.-B. Colbert.
Nous autres, qui connaissons le prix du blé, et qui le payons encore trente francs le setier, après la récolte la plus abondante, nous savons que Jean-Baptiste était très avisé de tenir continuellement la main à l’exportation, et nous ne l’appelons point un esprit mercantile comme MM. les économistes l’ont nommé.
Quant à feu la compagnie des Indes, je vois, madame, que je me suis mépris ; nous avons, quelques Génevois et moi, envoyé un vaisseau au Bengale. Vous me faites trembler pour notre entreprise. Mais, dans les derniers temps de la Compagnie, on ne tremblait pas, on pleurait. Pour moi, je rirai encore, si les cinquante-neuf personnes qui sont sur notre vaisseau mangent tout notre argent et se moquent de nous, comme il y a très grande apparence. Plus on est vieux et malade, plus il faut vivre ; la décrépitude est trop triste.
Nous présentons, madame Denis et moi, nos très humbles respects à M. et madame Necker, et c’est du fond de notre cœur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Necker. (G.A.)
3 – Voltaire lui-même. (G.A.)
à M. Bordes.
3 Septembre 1773.
Mon cher confrère, je ne doute pas que vous n’ayez instruit M. de Saint-Lambert de l’empressement de MM. les commis de la douane à vous remettre votre paquet au bout de trois mois. Le proverbe : Il vaut mieux tard que jamais, n’a pas encore été mieux appliqué.
Je ne connais point cette Histoire des Deux-Indes (1), dans laquelle vous dites qu’on a tant prodigué l’enthousiasme. Y a-t-il un livre nouveau intitulé l’Histoire des Deux-Indes ? ou entendez-vous par là le fatras du jésuite Catrou sur l’Indoustan, et les impertinences du jésuite Lafiteau sur l’Amérique ?
Lally était un grand étourdi, j’en conviens ; et il se peut fort bien faire qu’il ait eu tort avec votre officier, qui se met assez mal à propos à pleurer pour si peu de chose. Il ne faut pleurer que sur Lally, sur le chevalier de La Barre, sur d’Etallonde son camarade, et sur tous ceux dont l’ancien parlement de Paris a été l’assassin, pour faire croire qu’il était bon chrétien. Nous pleurerons encore, si vous voulez, sur la compagnie des Indes et sur l’Etat mais mes yeux sont si vieux et si secs, qu’ils n’ont plus de larmes à fournir. J’aime mieux rire tout malade que je suis quoi qu’en dise M. Tessier, qui me suppose de la santé, parce qu’il est jeune et qu’il se porte bien. Il ne lui reste plus qu’à dire que je suis très amusant, parce que sa société m’a très amusé et très consolé à Ferney ; mais je lui pardonne son injustice. Adieu, mon cher confrère ; jouissez de la vie, moi je la supporte.
1 – Par Raynal, il avait eu l’intention de la faire venir en 1772. Voyez la lettre à Condorcet du 11 mai de cette année-là. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
A Ferney, 9 Septembre 1773.
Je dérobe un moment, madame, à mes souffrances continuelles, et à mille affaires qui m’accablent, pour me jeter à vos pieds, pour vous remercier de vos bontés, dont mon cœur est pénétré.
Je commence par vous dire que l’innocence de M. de Lally m’est aussi démontrée que celle de M. de Morangiés la seule différence que je trouve entre eux, c’est que l’un était le plus brutal des hommes, et que l’autre est le plus doux. J’ai entrepris d’écrire sur ces deux affaires, par des motifs qu’une âme comme la vôtre approuve. J’avais passé une partie de ma jeunesse avec la mère de M. de Morangiés, le lieutenant-général, qui voulait bien m’honorer de sa bienveillance. J’avais été lié avec M. de Lally, par un hasard singulier, dans l’affaire du monde la plus importante ; et, en dernier lieu, sa famille m’avait demandé le faible service que je lui ai rendu.
Puisque vous voulez, madame, vous occuper un moment des Fragments sur l’Inde, qui contiennent la justification de M. de Lally, donnez-moi vos ordres sur la manière de vous les faire parvenir. M. d’Ogny, qui a la générosité de se charger des ouvrages de nos manufactures, ne peut faire passer par la poste rien qui sorte de la manufacture des libraires : cela est expressément défendu.
Vous faites assurément une bien bonne action, madame, en déterminant M. le maréchal de Richelieu à faire représenter à la cour une pièce qui lui est dédiée, et qui a été faite pour cette cour même. Vous croyez bien que je sens toutes les conséquences de cette indulgence que M. le maréchal aurait pour moi, et dont j’aurais l’obligation à votre belle âme. Elle ne se lasse pas plus de rendre de bons offices et de faire du bien que votre légère figure de nymphe ne se lasse de tuer des perdrix.
Ce n’est point moi, assurément, madame, qui ai donné des copies de ce petit billet que j’écrivis par M. de La Borde ; il sait que je n’en avais pas de copie moi-même. Je ne devinais pas que cette petite galanterie pût jamais être publique (1).
Quant aux plaisanteries entre M. le maréchal de Richelieu et M. d’Argental, comme je ne suis pas absolument au fait, je ne sais qu’en dire ; je dois me borner à leur être tendrement attaché à tous les deux ; et, si j’avais encore quelques talents, je ne les emploierais qu’en m’efforçant de mériter les suffrages de l’un et de l’autre. J’ai su tout ce qui s’était passé au sujet d’un de vos amis, dont je respecte le mérite ; j’en ai été bien affligé. Je m’intéresserai, jusqu’au dernier moment de ma vie, à tout ce qui pourra vous toucher. M. Dupuits, qui viendra vous faire sa cour incessamment, vous en dira davantage ; il vous dira surtout combien vos sujets de Ferney vous adorent. Ma reconnaissance n’a point de bornes, et mon cœur n’a point d’âge. Agréez, madame, mon tendre respect.
1 – La lettre à madame du Barry du 20 juin avait été imprimée dans le Mercure. (G.A.)
à M. le conseiller Tronchin.
9 Septembre 1773 (1).
Le vieux malade est bien sensible aux bontés de M. et de madame Tronchin. Il est assez mal aujourd’hui ; il ne peut répondre d’un quart d’heure. Madame Denis dort, elle se porte bien, je crois qu’on peut compter sur elle. Sans la santé, il n’y a rien dans le monde. Mille tendres remerciements.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le conseiller Tronchin.
Le vieux malade de Ferney n’est pas infiniment exact. Il est l’avocat des causes perdues ; occupé jour et nuit des Lally et des Morangiés, il n’a pas répondu à M. Tronchin ; mais il ne l’a pas oublié. Il lui est tendrement attaché, ainsi qu’à toute sa famille, avec les sentiments les plus inviolables.
à Madame la marquise du Deffand.
A Ferney, 10 Septembre 1773.
Eh bien ! madame, que dites-vous à présent de la cabale abominable qui poursuivait M. de Morangiés ? Que dites-vous en tout genre de ce monstre énorme qu’on appelle le public, et qui a tant d’oreilles et de langues, étant privé des yeux ? Si vous avez perdu la vue du corps, et si je suis à peu près dans le même état quand l’hiver approche, il me semble que nous avons conservé du moins les yeux de l’entendement. Avouez que le parlement d’aujourd’hui répare les crimes que l’ancien a commis en assassinant juridiquement Lally et le chevalier de La Barre.
J’ignore si M. D… vous a fait tenir les Fragment sur l’Inde et sur le malheureux Lally. Ce petit ouvrage a quelque succès : il est fondé du moins sur la vérité. Mais il vous faut des vérités intéressantes, et je voudrais que celles-là pussent vous occuper quelques moments.
Je voudrais surtout qu’une bonne santé vous rendît la vie supportable, si mes ouvrages ne le sont pas. Ma santé est horrible ; et, quand j’écris, ce n’est qu’au milieu des souffrances. Soyez bien sûre, madame, que mes maux ne dérobent rien aux sentiments qui m’attachent à vous jusqu’au dernier moment de ma vie.
à M. d’Oigny du Ponceau.
12 Septembre 1773.
L’octogénaire de Ferney, monsieur, tout malade et tout languissant qu’il est, n’en est pas moins sensible à vos beaux vers, à votre jolie lettre, et à toutes les choses flatteuses que vous voulez bien me dire. Je vois que vous joignez la philosophie aux grâces ; vous êtes du petit nombre des élus, et il faut laisser crier ceux qui ne sont ni philosophes ni aimables ; ce sont là les véritables damnés. Si mon triste état me le permettait, je vous en dirais davantage. Prêt à quitter la vie, je ne puis que vous exhorter à cultiver les arts qui la rendent agréable.
J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, etc.
à M. le comte d’Argental.
14 Septembre 1773.
Voici le fait, mon cher ange. Il y a longtemps que je donnai à M. de Garville un petit paquet pour vous, dans lequel il y avait aussi quelque chose pour M. de Thibouville, et principalement des exemplaires de ces Lettres pour M. de Morangiés, lesquelles sont devenues très inutiles. M. de Garville m’avait dit qu’il partait pour Paris, et en effet il monta dans son carrosse en sortant de souper à Ferney. Mais j’apprends aujourd’hui qu’au lieu de retourner à Paris, il est allé se réjouir dans une maison de campagne, avec mes inutiles paquets. Il y avait, autant qu’il m’en souvient, du Lally et du Minos. Cela vous parviendra peut-être à Noël. Ce M. de Garville est un philosophe instruit et aimable, qui est fort bien avec M. le duc d’Aiguillon, votre grand correspondant en affaires étrangères.
J’ai voulu être fidèle au serment qu’on a exigé de moi. Je n’ai envoyé de Sophonisbe à personne, par même à vous. Nous verrons si les dieux de théâtre me récompenseront de ma piété et de ma résignation, ou s’ils me persécuteront malgré mon innocence. Au reste, tous ces petits dégoûts que j’essuie tous les jours depuis la belle aventure de M. Valade (1) ont servi beaucoup à m’instruire ; ils ont amorti le feu de ma jeunesse, et j’ai senti le néant des vanités du monde.
J’avoue que j’avais un peu de passion pour la scène française ; mais les choses sont tellement changées qu’il faut y renoncer. Je veux avoir au moins le mérite de dompter une passion si dangereuse, qui pourrait bien m’empêcher de prendre un parti honnête dans le monde, quand il faudra m’établir. Les affaires sérieuses ne s’accommodent pas trop de la poésie. Je commençais à bâtir une petite ville assez propre, j’allais même y élever un petit obélisque ; mais je me suis aperçu à la fin que les pierres de taille ne venaient pas s’arranger d’elles-mêmes au son de la lyre, comme du temps d’Amphion.
Mon cher ange, je n’ai plus de parti à prendre que celui de finir mes jours en philosophe obscur, et d’attendre la mort tout doucement, au milieu des souffrances du corps et des chagrins de ce petit être fantasque, et probablement très fantastique, qu’on appelle âme.
L’affaire de ce marquis génois (2) n’est pas la seule qui ait dérangé ma colonie. Je vois qu’il faut être prince ou fermier-général pour entreprendre de tels établissements. J’aurais pu réussir si M. l’abbé Terray ne m’avait pas pris mes rescriptions entre les mains de M. Magon. Il n’a point voulu réparer cette cruauté. Je n’ai point trouvé de Mécène qui m’ait fait rendre mon bien. Je ne sais enfin si on pourra me dire :
Fortunate senex ! ergo tua rura manebunt !
VIRG., ecl. I.
Je ne vous envoie point de mes autres misères. Il ne faut pas appesantir son fardeau sur les épaules de l’amitié, mais savoir le porter avec un peu de courage.
Je vois que tous les honnêtes gens auraient souhaité que l’infâme cabale des Verron eût été plus rigoureusement punie ; mais nous avons été encore bien heureux d’obtenir ce que nous avons obtenu. Vous savez qu’il y avait deux partis dans le parlement ; car où n’y a-t-il pas deux partis ? Nous avons eu plusieurs voix absolument contre nous ; et ce qui est bien étrange, c’est que l’avocat de M. de Morangiés avait indisposé une partie du parlement contre sa partie. M. de Moragiés lui-même ne sait pas ce que cette affaire m’a coûté de peine. Ma situation est singulière ; je sers les autres, et je ne me sers pas moi-même.
Adieu, mon cher ange ; votre amitié me console. Que madame d’Argental se porte mieux, et je me porterai moins mal.
1 – Qui avait empêché la représentation des Lois de Minos, en publiant à l’avance cette tragédie. (G.A.)
2 – Viale. (G.A.)