CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 18
Photo de PAPAPOUSS
à M. le conseiller Tronchin.
Ferney, 16 Auguste 1773 (1).
Si le vieux malade de Ferney pouvait avoir un rayon de santé, il ne répondrait pas aux vers flatteurs de M. Soufflot (2) en simple prose ; s’il pouvait sortir, il irait aux Délices rendre ses devoirs à M. et à madame Tronchin, et à M. Soufflot ; s’il s’avisait jamais de vivre l’âge de M. Jean Causeur (3), il prierait alors M. Soufflot ou madame Tronchin de vouloir bien lui faire son épitaphe.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Soufflot, intendant des bâtiments du roi, architecte du Panthéon, étant venu voir le conseiller Tronchin aux Délices, y coucha dans le lit qu’avait occupé Voltaire. Il fit à cette occasion les vers suivants :
Dans ton lit, en rêvant, je me suis cru poète ;
J’ai cru sentir du ciel l’influence secrète ;
Mais, prêt à te chanter, s’éveillant en sursaut,
Le pauvre chantre est tombé de son haut.
De rien faire éveillé j’ai perdu l’espérance ;
Et cependant en vers, contre toute apparence,
Mon cœur m’a dicté ce souhait
Pour mettre au bas de ton portrait :
Il parut, nouvel astre, au siècle du génie,
Il éclaira celui de la philosophie ;
Parques, filez pour lui les jours de Jean Causeur ;
A trois siècles pour vous, il aura fait honneur. (A. François.)
3 – Boucheraux environs de Brest, âgé de plus de cent ans. (A. François.)
à M. Villemain d’Abancourt (1)
19 Auguste 1773.
Le vieux malade de Ferney vous remercie, monsieur, avec la plus grande sensibilité. Il ressemble à ces vieux chevaliers qui ne pouvaient plus combattre en champ clos ; ils étaient exoines, comme dit la chronique ; et un jeune chevalier plein de courage prenait leur défense.
Je n’aurais jamais si bien combattu que vous, monsieur ; je rends grâces à ma vieillesse, qui m’a valu un si brave champion. Vous êtes entré dans la lice accompagné des Grâces. Le bon roi René dit que, quand « li preux chevalier se desmene si gentiment, il rengrege l’amitié de sa dame. » Je ne doute pas que vous ne plaisiez fort à la vôtre. Pour moi, je ne sais si les agréments de votre style ne m’ont pas faire encore plus de plaisir que votre combat ne m’a fait d’honneur.
Agréez, monsieur, la reconnaissance très sincère de votre, etc.
1 – Sur sa fable intitulée le Cygne et les Hiboux, qui n’est qu’une allusion à M. de Voltaire et à ses ennemis. (K.)
à M. de Gamerra.
A Ferney, 20 Auguste 1773.
Un vieillard de quatre-vingts ans, bien malade, vous remercie de votre Cornéide (1) : il vous doit le seul plaisir dont il soit capable, celui d’une lecture agréable. L’histoire des cornes n’est pas de son âge, il ne peut ni en donner ni en porter, n’étant point marié ; mais on doit toujours aimer les jolis vers et la gaieté jusqu’au tombeau. Il vous trouve bien discret de n’avoir fait qu’un volume sur un sujet qui en pouvait fournir plus de vingt. Vous auriez pu surtout apaiser les dévots, en plaçant dans le royaume de Cornouilla les infidèles musulmans, et surtout Mahomet à leur tête. Vous savez que la belle Aïshé orna la tête du grand prophète de la plus belle paire de cornes qu’on eût jamais vue en Asie, et Mahomet au lieu de s’en plaindre, comme aurait fait quelque sot prince chrétien, fit descendre du ciel un chapitre de l’Alcoran, pour apprendre aux vrais croyants que les favoris du Très-Haut ne peuvent jamais être cocus.
Au reste, monsieur, votre ouvrage montre une parfaite connaissance de l’antiquité et des mœurs modernes. Je ne sais pas ce que pensent les cocus d’Italie ; mais je crois que tous ceux qui en font, depuis Rome jusqu’à Paris, vous ont une grande obligation. J’ai l’honneur d’être avec une estime infinie, etc.
1 – Poème. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 26 Auguste 1773.
Je mets aux pieds de mon héros une troisième lettre à la noblesse de son ancien gouvernement (1). Quand le parlement condamnerait M. de Morangiés par les formes, je le croirais toujours innocent dans le fond. Vous êtes maréchal de France et juge de l’honneur ; vous êtes pair du royaume et juge de tous les citoyens, prononcez.
Si j’osais demander une autre grâce à notre doyen, je le conjurerais de ne pas flétrir une Electre (2) composée avec quelque soin d’après celle de Sophocle, sans épisode, sans un ridicule amour, écrite avec une pureté qu’un doyen de l’Académie, un Richelieu doit protéger, représentée avec tant de succès par mademoiselle Clairon, et qu’enfin mademoiselle Raucourt pourrait encore embellir ; je vous conjurerais de me raccommoder avec elle, puisque vous m’avez attiré sa colère.
Je vous supplierais de ne me point donner le dégoût de préférer une partie carrée (3) d’amours insipides en vers allobroges, une Electre qui s’écrie :
Je ne puis y souscrire ; allons trouver le roi ;
Faisons tout pour l’amour, s’il ne fait rien pour moi (4).
Une Iphianasse qui dit :
J’ignore quel dessein vous a fait révéler
Un amour que l’espoir semble avoir fait parler.
Act. II, sc. II.
Un Itys qui fait ce compliment à Electre :
Pénétré du malheur où mon cœur s’intéresse,
M’est-il enfin permis de revoir ma princesse ?...
Je ne suis point haï. Comblez donc tous les vœux
Du cœur le plus fidèle et le plus amoureux, etc., etc.
Act. V, sc. II.
Enfin j’espérerais que vous ne donneriez point cette préférence humiliante à un mort sur un mourant qui vous a été attaché pendant plus de cinquante ans.
Vous savez que mon unique ressource, dans la situation où je suis, serait d’adoucir des personnes prévenues contre moi, en leur inspirant quelque indulgence pour mes faibles talents.
Je suis désespéré de vous importuner de mes plaintes. Je n’ai de consolation qu’en vous parlant de mon respect et de mon attachement inviolable.
1 – Voyez l’Affaire Morangiés, page 547 et suivantes. (G.A.)
2 – La tragédie d’Oreste. (G.A.)
3 – C’est Iphianasse qui prononce ces vers, à la fin du premier acte. (G.A.)
à M. Keate. (1)
A Ferney, 27 Auguste 1773.
Et in Arcadia ego !
He was dead, and I am a dying ; and what is worse, I am a suffering. But my torments are allayed by your Arcadian musick.
Tale tuum carmen nobis, divine poeta,
Quale spoor fessis in gramine ; quale per æstum
Dulcis aquæ saliente sitim restinguere rive.
VIRG., ecl. V.
My stormy life at last sinks to a calm. Come death when it will, l’il mect it smiling. Dear sir, enjoy the happiness you deserve (2).
1 – Il avait envoyé à Voltaire le Tombeau de l’Arcadie, poème dramatique. (G.A.)
2 – « Il était mort, et je suis mourant ; et ce qui est pire, je suis souffrant ; mais mes douleurs sont allégées par votre musique d’Arcadie… Ma vie orageuse à la fin devient calme. Vienne la mort quand elle voudra, je la recevrai en souriant. Cher monsieur, jouissez du bonheur que vous méritez. » (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
27 Auguste 1773.
Mon cher ange, les côtes de Malabar et de Coromandel, l’Indus et le Gange, la mauvaise tête et le triste cou du pauvre Lally, le procès pitoyable de M. de Morangiés, l’absurdité de M. Pigeon, mes craintes qu’il n’y ait quelques Pigeons dans le parlement, les embarras multipliés que me donne ma colonie, les cruautés de M. l’abbé Terray, ma détestable santé, etc., etc., etc., etc., tout cela m’a empêché de vous écrire. Je ne vous parle point des caprices du maître des jeux (1) : il y a de petites malices qui me confondent.
Je vous envoie par M. Sabatier, qui n’est point l’abbé Sabatier, la première partie des affaires des brachmanes et de Lally, en attendant la seconde, en attendant tout le reste.
Si vous voulez que, pour ranimer vos bontés, je vous parle de comédie, je vous dirai que j’ai vu trois comédiens auxquels il manque peu de chose pour devenir excellents ; mais les maîtres des jeux ne les prendront pas.
Adieu, mon cher ange ; croirait-on que, dans ma profonde retraite, je n’ai pas un seul moment à moi ? mais vous savez, mes deux anges, si mon cœur est à vous.
1 – Richelieu. (G.A.)
à M. l’abbé Mignot.
29 Auguste 1773.
Vous sentez, mon cher ami, que le déchainement d’une faction nombreuse en faveur des du Jonquay a été produit principalement par l’horreur que l’administration nécessaire de la police inspire à la basse bourgeoisie de Paris. Les ennemis du gouvernement et les vôtres se sont joints à cette multitude. On s’est imaginé que M. de Morangiés était protégé par la cour, et, sur cela seul, bien des gens l’ont jugé coupable. On revient enfin de cette monstrueuse idée. Toute la noblesse de France, qui avait été longtemps en suspens, commence à prendre fait et cause pour M. de Morangiés.
Si les faits allégués par Linguet sont vrais, comme il n’est guère permis d’en douter, il est démontré que M. de Morangiés est innocent, et qu’il est opprimé par la plus insolente et la plus artificieuse canaille qu’on ait vue depuis les convulsions.
Le roi a senti tout le ridicule et toute l’horreur du roman des cent mille écus portés à pied en treize voyages. M. Pigeon n’a pas eu autant de bon sens que le roi.
Si quelques esprits du parlement sont encore préoccupés, quel homme est plus capable que vous de les éclairez ? Je suis attaché dès mon enfance à la maison de Morangiés ; mais je ne prends son parti que parce que je suis attaché mille fois davantage à la vérité. Je ne vous sollicite point ; je vous dis seulement : Voyez, je m’en rapporte à vous.
Si on pouvait espérer de ramener d’Hornoy (1) à ses vrais intérêts, je me joindrais à vous ; je ferais le voyage, tout mourant que je suis. On pourrait lui procurer un établissement bien honorable ; mais je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Il était toujours opposant. (G.A.)
à M. de Saint-Lambert.
A Ferney, 1er Septembre 1773.
Je reçois de vous, monsieur, deux beaux présents à la fois ; il est vrai que je les reçois tard. C’est la cinquième édition du très beau poème des Saisons, avec une de vos lettres ; elle est du 12 de mai, et nous sommes au mois de septembre. Le paquet est resté environ quatre mois à Lyon dans les mains des commis. Le poème des Saisons ne restera jamais si longtemps chez les libraires.
Je trouve à l’ouverture du livre, page 104 :
J’entends de loin les cris d’un peuple infortuné
Qui court le thyrse en main, de pampre couronné, etc.
Les premières éditions portaient d’un peuple fortuné. Vous seriez-vous ravisé cette fois-ci ? voudriez-vous dire qu’un peuple infortuné, chargé de corvées et d’impôts, ne laisse pas pourtant de s’enivrer, de danser, et de rire ? Cette seconde leçon vaudrait bien la première ; mais, en ce cas, il eût fallu exprimer que la vendange fait oublier la misère, et addit cornua pauperi : j’aime mieux croire que c’est une faute d’impression (1).
J’ignore si vous avez reçu les Lois de Minos. Vous vous doutez bien dans quel esprit j’ai fait cette rapsodie : il ne faut jamais perdre de vue le grand objet de rendre la superstition exécrable. J’aurais dû y mettre un peu plus de vim tragicara ; mais un malade de quatre-vingts ans ne peut rien faire de ce qu’il voudrait en aucun genre.
Si j’ai rendu à une belle dame (2) deux baisers qu’elle m’avait envoyés par la poste, personne ne doit m’en blâmer : la poésie a cela de bon qu’elle permet d’être insolent en vers, quoiqu’on soit fort misérable en prose. Je suis un vieillard très galant avec les dames, mais plein de reconnaissance pour les hommes éternellement respectables qui m’ont accablé de bontés.
Voici deux petites lettres (3) sur l’affaire de M. de Morangiés qui vous sont probablement inconnues. Comment pourrais-je vous faire tenir les Fragments sur l’Inde, dans lesquels je crois avoir démontré l’injustice et l’absurdité de l’arrêt de mort contre Lally ? Il me semble que j’ai combattu toute ma vie pour la vérité. Ma destinée serait-elle de n’être que l’avocat des causes perdues ? Je fus certainement l’avocat d’une cause gagnée, quand je fus si charmé du poème des Saisons ; soyez sûr que cet ouvrage restera à la postérité comme un beau monument du siècle. Les polissons qui l’ont voulu décrier sont retombés bien vite dans le bourbier dont ils voulaient sortir. Que dites-vous de ce malheureux abbé Sabatier qui a sauté de son bourbier dans une sacristie, et qui a obtenu un bénéfice ? J’ai en ma possession des lettres de ce coquin à Helvétius, qui ne sont pleines à la vérité que de vers du pont Neuf et d’ordures de bord… ; mais j’ai aussi un commentaire de sa main sur Spinosa, dans lequel ce drôle est plus hardi que Spinosa même. Voilà l’homme qui se fait père de l’Eglise à la cour ; voilà les gens qu’on récompense. Ce galant homme est devenu un confesseur, et mériterait assurément d’être martyr à la Grève. Ce sont là de ces choses qui font aimer la retraite. Votre poème des Saisons, que je vais relire pour la vingtième fois, la fait aimer bien davantage.
M. de Lisle, le très aimable dragon, qui est venu dans nos cantons suisses avec madame de Brionne, m’a communiqué l’Art d’aimer (4) de Bernard. Ce pauvre Bernard était bien sage de ne pas publier son poème : c’est un mélange de sable et de brins de paille avec quelques diamants très joliment taillés.
Le livre posthume d’Helvétius (5) est bien pire ; on a rendu un mauvais service à l’auteur et aux sages en le faisant imprimer ; il n’y a pas le sens commun.
Adieu, monsieur ; il faut que je vous prie, avant de mourir, d’ajouter un jour à vos Saisons, dans quelque nouvelle édition, l’image d’un vieux fou de poète mangeant, dans sa chaumière assez belle, le pain dont il a semé le blé dans des landes qui n’en avaient jamais port depuis la création, et établissant une colonie très utile et très florissante dans un hameau abominable, où il n’y avait d’autre colonie que celle de la vermine. Cela vaut mieux que les Lois de Minos : ce sont vos leçons que je mets en pratique. Je suis votre vieil écolier, votre admirateur, et votre ami hasta la muerte.
1 – C’en était une. (G.A.)
2 – La du Barry. (G.A.)
3 – Les lettres première et seconde à la noblesse du Gévaudan. (G.A.)
4 – Publié en 1775. (G.A.)
5 – De l’Homme et de son éducation. (G.A.)