CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1771 - Partie 107

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CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1771 - Partie 107

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420 – DE VOLTAIRE.

 

 

Ferney, 11 Janvier 1771.

 

 

A L’AUGUSTE PROPHÈTE DE LA NOUVELLE LOI.

 

 

 

          Grand prophète, vous ressemblez à vos devanciers envoyés du Très-Haut : vous faites des miracles. Je vous dois réellement la vie. J’étais mourant au milieu de mes neiges helvétiques, lorsqu’on m’apporta votre sacrée vision. A mesure que je lisais, ma tête se débarrassait, mon sang circulait, mon âme renaissait ; dès la seconde page, je repris mes forces, et par un singulier effet de cette médecine céleste, elle me rendit l’appétit en me dégoûtant de tous les autres aliments.

 

          L’Eternel ordonna autrefois à votre prédécesseur Ezéchiel de manger un livre de parchemin ; j’aurais bien volontiers mangé votre papier, si je n’avais cent fois mieux aimé le relire. Oui, vous êtes le seul envoyé de Jéhova, puisque vous êtes le seul qui ayez dit la vérité en vous moquant de tous vos confrères ; aussi Jéhova vous a béni en affermissant votre trône, en taillant votre plume, et en illuminant votre âme.

 

          Voici comme le Seigneur a parlé :

 

          C’est lui dont j’ai prédit : Il aplanira les hauts, il comblera les bas ; le voilà qui vient : il apprend aux enfants des hommes qu’on peut être valeureux et clément, grand et simple, éloquent et poète : car c’est moi qui lui appris toutes ces choses. Je l’illuminai quand il vint au monde, afin qu’il me fît connaître tel que je suis, et non pas tel que les sots enfants des hommes m’ont peint. Car je prends tous les globes de l’univers à témoin que moi, leur formateur, je n’ai jamais été ni fessé ni pendu dans ce petit globule de la terre, que je n’ai jamais inspiré aucun Juif, ni couronné aucun pape ; mais que j’ai envoyé, dans la plénitude des temps, mon serviteur Frédéric, lequel ne s’appelle pas mon oint, car il n’est pas oint ; mais il est mon fils et mon image, et je lui ai dit : Mon fils, ce n’est pas assez d’avoir fait de tes ennemis l’escabeau de tes pieds, et d’avoir donné des lois à ton pays, il faut encore que tu chasses pour jamais la superstition de ce globe.

 

          Et le grand Frédéric a répondu à Jéhova : Je l’ai chassé de mon cœur ce monstre de la superstition, et du cœur de tout ce qui m’environne ; mais, mon père, vous avez arrangé ce monde de manière que je ne puis faire le bien que chez moi, et même encore avec un peu de peine.

 

          Comment voulez-vous que je donne du sens commun aux peuples de Rome, de Naples, et de Madrid ? Jéhova alors a dit : Tes exemples et tes leçons suffiront ; donne-s-en longtemps, mon fils, et je ferai croître ces germes qui produiront leur fruit en leur temps.

 

          Et le grand prophète a répondu : O Jéhova : vous êtes bien puissant ; mais je vous défie de rendre tous les hommes raisonnables. Croyez-moi, contentez-vous d’un petit nombre d’élus : vous n’aurez jamais que cela pour votre partage.

 

 

 

 

 

421 – DU ROI.

 

 

A Berlin, le 29 Janvier 1771.

 

 

 

 

          En lisant votre lettre, j’aurais cru que la correspondance d’Ovide avec le roi Cotys continuait encore, si je n’avais vu le nom de Voltaire au bas de cette lettre. Elle ne diffère de celle du poète latin qu’en ce qu’Ovide eut la complaisance de composer des vers en langue thrace, au lieu que vos vers sont dans votre langue naturelle.

 

          J’ai reçu en même temps ces Questions encyclopédiques, qu’on pourrait appeler à plus juste titre Instructions encyclopédiques. Cet ouvrage est plein de choses. Quelle variété ! que de connaissances, de profondeur ! et quel art pour traiter tant de sujets avec le même agrément ! Si je me servais du style précieux, je pourrais dire (1) qu’entre vos mains tout se convertit en or.

 

          Je vous dois encore des remerciements au nom des militaires, pour le détail que vous donnez des évolutions d’un bataillon. Quoique je vous connusse grand littérateur, grand philosophe, grand poète, je ne savais pas que vous joignissiez à tant de talents les connaissances d’un grand capitaine. Les règles que vous donnez de la tactique (2) sont une marque certaine que vous jugez cette fièvre intermittente des rois, la guerre, moins dangereuse que de certains auteurs ne la représentent.

 

          Mais quelle circonspection édifiante dans les articles qui regardent la foi ! Vos protégés, les pédiculosi (3) en auront été ravis  la Sorbonne vous agrégera à son corps ; le Très-Chrétien (4) (s’il lit) bénira le ciel d’avoir un gentilhomme de la chambre aussi orthodoxe ; et l’évêque d’Orléans (5) vous assignera une place auprès d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob. A coup sûr vos reliques feront des miracles, et l’inf… célébrera son triomphe.

 

          Où donc est l’esprit philosophique du dix-huitième siècle, si les philosophes, par ménagement pour leurs lecteurs, osent à peine leur laisser entrevoir la vérité ? Il faut avouer que l’auteur du Système de la nature a trop impudemment (6) cassé les vitres. Ce livre a fait beaucoup de mal : il a rendu la philosophie odieuse par de certaines conséquences qu’il tire de ses principes. Et peut-être à présent faut-il de la douceur et du ménagement, pour réconcilier avec la philosophie les esprits que cet auteur avait effarouchés et révoltés.

 

          Il est certain qu’à Pétersbourg on se scandalise moins qu’à Paris, et que la vérité n’est point rejetée du trône de votre souveraine, comme elle l’est chez le vulgaire de nos princes. Mon frère Henri se trouve actuellement à la cour de cette princesse. Il ne cesse d’admirer les grands établissements qu’elle a faits, et les soins qu’elle se donne de décrasser, d’élever, et d’éclairer ses sujets.

 

          Je ne sais ce que vos ingénieurs sans génie ont fait aux Dardanelles : ils sont peut-être cause de l’exil de Choiseul (7). A l’exception du cardinal de Fleury, Choiseul a tenu plus longtemps qu’aucun autre ministre de Louis XV. Lorsqu’il était ambassadeur à Rome, Benoît XIV le définissait un fou qui avait bien de l’esprit. On dit que les parlements et la noblesse le regrettent, et le comparent à Richelieu : en revanche, ses ennemis disent que c’était un boute-feu, qui aurait embrasé l’Europe. Pour moi, je laisse raisonner tout le monde. Choiseul n’a pu me faire ni bien ni mal : je ne l’ai point connu ; et je m’en repose sur les grandes lumières de votre monarque, pour le choix et le renvoi de ses ministres et de ses maîtresses. Je ne me mêle que de mes affaires et du carnaval, qui dure encore.

 

          Nous avons un bon opéra, et, à l’exception d’une seule actrice, mauvaise comédie. Vos histrions welches se vouent tous à l’opéra-comique ; et des platitudes mises en musique sont chantées par des voix qui hurlent et détonnent à donner des convulsions aux assistants. Durant les beaux jours du siècle de Louis XIV, ce spectacle n’aurait pas fait fortune. Il passe pour bon dans ce siècle de petitesses, où le génie est aussi rare que le bon sens, où la médiocrité en tout genre annonce le mauvais goût qui probablement replongera l’Europe dans une espèce de barbarie dont une foule de grands hommes l’avait tirée.

 

          Tant que nous conserverons Voltaire, il n’y aura rien à craindre ; lui seul est l’Atlas qui soutient par ses forces cet édifice ruineux. Son tombeau sera celui du bon goût et des lettres. Vivez donc, vivez, et rajeunissez, s’il est possible : ce sont les vœux de toutes les personnes qui s’intéressent à la belle littérature, et principalement les miens. FÉDERIC.

 

 

1 – Edition de Berlin : « En style précieux, je pourrais dire… » (1)

2 – Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article ARMES, ARMÉE. (G.A.)

3 – Les pouilleux, les capucins. (G.A.)

4 – Toujours Louis XV. (G.A.)

5 – Jarente, qui avait la feuille des bénéfices. (G.A.)

6 – Edition de Berlin : « Imprudemment. » (G.A.)

7 – Le 24 décembre 1770. (G.A.)

 

 

 

 

 

422 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, 15 Février 1771.

 

 

 

          Sire, tandis que vos bontés me donnent des louanges qui me sont si légitimement dues sur mon orthodoxie et sur mon tendre amour pour la religion catholique, apostolique, et romaine, j’ai bien peur que mon zèle ardent ne soit pas approuvé par les principaux membres de notre sanhédrin infaillible. Ils prétendent que je me mets à genoux devant eux pour leur donner des croquignoles, et que je les rends ridicules avec tout le respect possible. J’ai beau leur citer la belle préface d’un grand homme, qui est au-devant d’une histoire de l’Eglise très édifiante (1), ils ne reçoivent point mon excuse ; ils disent que ce qui est très bon dans le vainqueur de Rosbach et de Lissa n’est pas tolérable dans un pauvre diable qui n’a qu’une chaumière entre un lac et une montagne, et que, quand je serais sur la montagne du Thabor en habits blancs, je ne viendrais pas à bout de leur ôter la pourpre dont ils sont revêtus. Nous connaissons, disent-ils, vos mauvais sentiments et vos mauvaises plaisanteries. Vous ne vous êtes pas contenté de servir un hérétique, vous vous êtes attaché depuis peu à une schismatique (2), et, si on vous en croyait, le pouvoir du pape et celui du grand-turc seraient bientôt resserrés dans des bornes fort étroites.

 

          Vous ne croyez point aux miracles, mais sachez que nous en faisons. C’en est déjà un fort grand que nous ayons engagé votre héros hérétique à protéger les jésuites.

 

          C’en est un plus grand encore que notre nonce en Pologne ait déterminé les mahométans à faire la guerre à l’empire chrétien de Russie : ce nonce, en cas de besoin, aurait béni l’étendard du grand prophète Mahomet. Si les Turcs ont toujours été battus, ce n’est pas notre faute, nous avons toujours prié Dieu pour eux.

 

          On nous rendra peut-être bientôt Avignon (3), malgré tous vos quolibets ; nous rentrerons dans Bénévent, et nous aurons toujours un temporel très royal pour ressembler à Jésus-Christ notre Sauveur, qui n’avait pas où reposer sa tête. Tâchez de régler la vôtre, qui radote, et recevez notre malédiction sous l’anneau du pêcheur.

 

          Voilà, sire, comme on me traite, et je n’ai pas un mot à répliquer. Si je suis excommunié, j’en appellerai à mon héros, à Julien, à Marc-Aurèle, ses devanciers, et j’espère que leurs aigles, ou romaines ou prussiennes (c’est la même chose), me couvriront de leurs ailes. Je me mets sous leur protection dans ce monde, en attendant que je sois damné dans l’autre.

 

          J’ai envoyé un petit paquet à monseigneur le prince royal, je ne sais s’il l’a reçu (4).

 

          Je me mets aux pieds de mon héros, avec autant de respect que d’attachement.

 

 

Le vieux malade du mont Jura.

 

 

1 – Toujours la préface de l’Abrégé de l’histoire ecclésiastique. (G.A.)

2 – Catherine II. (G.A.)

3 – On rendit, en effet, Avignon au pape. Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chapitre XXXIX. (G.A.)

4 – Voyez la lettre à Frédéric-Guillaume du 11 Janvier 1771. (G.A.)

 

 

 

 

 

423 – DE VOLTAIRE.

 

 

A Ferney, 1er Mars 1771.

 

 

 

          Sire, il n’est pas juste que je vous cite comme un de nos grands auteurs, sans vous soumettre l’ouvrage dans lequel je prends cette liberté ; j’envoie donc à votre majesté l’épître contre Moustapha (1). Je suis toujours acharné contre Moustapha et Fréron. L’un, étant un infidèle, je suis sûr de faire mon salut en lui disant des injures ; et l’autre étant un sot et un très mauvais écrivain, il est de plein droit un de mes justiciables.

 

          Il n’y a rien à mon gré de si étonnant, depuis les aventures de Rosbach et de Lissa, que de voir mon impératrice envoyer du fond du nord quatre flottes aux Dardanelles. Si Annibal avait entendu parler d’une pareille entreprise, il aurait compté son voyage des Alpes pour bien peu de chose.

 

          Je haïrai toujours les Turcs oppresseurs de la Grèce, quoiqu’ils m’aient demandé depuis peu des montres de ma colonie. Quels plats barbares ! Il y a soixante ans qu’on leur envoie des montres de Genève, et ils n’ont pas su encore en faire ; ils ne savent pas même les régler.

 

          Je suis toujours très fâché que votre majesté, et l’empereur, et les Vénitiens, ne se soient pas entendus avec mon impératrice pour chasser ces vilains Turcs de l’Europe : c’eût été la besogne d’une seule campagne ; vous auriez partagé chacun également. C’est un axiome de géométrie qu’ajoutant choses égales à choses égales, les tous sont égaux ; ainsi vous seriez demeurés précisément dans la situation où vous êtes.

 

          Je persiste toujours à croire que cette guerre était bien plus raisonnable que celle de 1756, qui n’avait pas le sens commun ; mais je laisse là ma politique qui n’en a pas davantage, pour dire à votre majesté que j’espère faire ma cour après Pâques, dans mon ermitage, aux princes de Suède vos neveux (2), dont tout Paris est enchanté. On parle beaucoup plus d’eux que du parlement. Deux princes aimables font toujours plus d’effet que cent quatre-vingts pédants en robe.

 

          On m’a dit que d’Argens est mort (3) : j’en suis très fâché ; c’était un impie très utile à la bonne cause, malgré tout son bavardage.

 

          A propos de la bonne cause, je me mets toujours à vos pieds et sous votre protection. On me reprochera peut-être de n’être pas plus attaché à Ganganelli qu’à Moustapha ; je répondrai que je le suis à Frédéric-le-Grand et à Catherine-la-Surprenante.

 

          Daignez, sire, me conserver vos bontés pour le temps qui me reste encore à faire de mauvais vers en ce monde.

 

Le vieux ermite des Alpes.

 

 

1 – Epître à l’impératrice de Russie. (G.A.)

2 – Ils n’allèrent pas à Ferney. En ce moment même, la mort de leur père leur faisait quitter précipitamment Paris. (G.A.)

3 – Le 11 Janvier 1771. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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