CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 6
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à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 17 Mars 1773.
Je ne sais pas, mon cher ange, si je suis encore en vie ; mais si j’existe, c’est bien tristement. J’ai la sottise d’être profondément affligé de l’insolence avec laquelle ce fripon de Valade a fait accroire à M. le chancelier et à M. de Sartines qu’il n’avait fait sa détestable édition que sur celle qui lui avait été envoyée de Genève, tandis que ma véritable édition de Genève n’est pas encore tout à fait achevée d’imprimer, à l’heure que je vous écris.
Vous pouviez confondre d’un mot l’imposture de ce misérable, puisque son édition contient des vers que je n’ai point faits, et dont la pièce a été remplie sans m’en donner le moindre avis. Vous savez ce que je vous ai mandé sur ces vers, et vous pouvez juger de la peine extrême que j’en ai ressentie. Il faut peu de chose pour accabler un malade : et souvent qui a résisté à cinquante accès de fièvre consécutifs ne résiste pas à un chagrin.
Pendant ma maladie, il m’est arrivé des revers bien funestes dans ma fortune, et j’ai craint de mourir sans pouvoir remplir mes engagements avec ma famille. La vie et la mort des hommes sont souvent bien malheureuses ; mais l’amitié que vous avez pour moi, depuis plus de soixante ans, rend la fin de ma carrière moins affreuse.
Pardonnez les expressions que la douleur m’arrache ; elles sont bien excusables dans un vieillard octogénaire qui sort de la mort pour se voir enseveli sous quatre pieds de neige, et pour être, comme il est d’usage, abandonné de tout le monde. J’espère que je ne le serai pas par vous, que je ne mourrai pas de chagrin, n’étant pas mort de cinquante accès de fièvre, et que je reprendrai ma gaieté pour les minutes que j’ai à ramper sur ce misérable globule.
à M. Tabareau.
17 Mars 1773 (1).
Mon cher ami, je crois, Dieu me pardonne, que je suis encore en vie ; en ce cas, je vous prie d’envoyer un exemplaire de mon petit factum à M. de La Harpe.
Je persiste à vous dire que M. de Morangiés s’est bien mal conduit dans toute cette affaire, depuis le premier pas jusqu’au dernier, et je serai bien étonné s’il ne succombe pas. Votre lettre de change sur lui est-elle considérable ?
Plusieurs personnes me mandent que mon mémoire les a convaincues de l’innocence de M. de Morangiés, et qu’il perdra son procès. Je crois avoir gagné le mien contre l’avocat Lacroix ; mais je voudrais l’avoir perdu et que M. de Morangiés gagnât le sien.
A l’égard de l’édition des Lois de Minos, le maraud de Valade soutient toujours qu’il a imprimé sa détestable rapsodie sur l’édition de Genève ne soit point encore achevé, et qu’elle soit absolument différente. Rien ne réussit aux gens qui sont loin.
Voulez-vous bien avoir la bonté de faire parvenir l’incluse à son adresse ?
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Lejeune de Lacroix.
A Ferney, ce 22 Mars 1773.
J’ai reçu, monsieur, votre lettre, lorsque j’échappais à peine, et pour très peu de temps, d’une maladie qui n’épargnent guère les gens de mon âge. Ainsi votre confrère M. Marchand est plus en droit que jamais de faire mon testament mais vous êtes bien plus en droit de réfuter la calomnie qui vous a imputé un libelle contre M. de Morangiés et contre moi (1). Je connais trop votre style, monsieur, pour m’y être mépris un moment. Il est vrai qu’on a voulu l’imiter, mais on n’en est pas venu à bout. Je vous ai toujours rendu justice ; et, quoique nous soyons d’avis très différent sur le singulier procès de M. de Morangiés, mon estime pour vous n’en a jamais été altérée. Je me hâte de vous témoigner mes véritables sentiments, malgré la faiblesse extrême où je suis ; je serais trop fâché de mourir sans compter sur votre amitié, et sans vous assurer de la mienne. C’est avec ces sentiments, monsieur, que j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Preuves démonstratives en fait de justice, par Falconnet. (G.A.)
à M. Marin.
27 Mars 1773.
J’ai reçu, mon cher monsieur, ma Déclaration imprimée à Paris. J’ai été fâché de voir, Réponse d’un avocat à l’écrit intitulé, au lieu de Réponse à l’écrit d’un avocat, intitulé, etc. Cela fait un contre-sens assez ridicule ; mais il faut souffrir ce ridicule, auquel on ne peut remédier.
L’affaire de M. de Morangiés est d’un ridicule bien triste et bien cruel. Il la perdra quoiqu’il soit démontré qu’il n’a jamais reçu les cent mille écus. Dieu veuille que je me trompe !
à Madame la marquise du Deffand.
29 Mars 1773.
Savez-vous bien, madame, pourquoi j’ai été si longtemps sans vous écrire ? c’est que j’ai été mort pendant près de trois mois, grâce à une complication de maladies qui me persécutent encore. Non seulement j’ai été mort, mais j’ai eu des chagrins et des embarras ; ce qui est bien pire.
Puisque vous avez lu les Lois de Minos, il est juste que je vous envoie les notes qu’une bonne âme a mises à la fin de cette pièce. Je pourrais même vous dire que cette tragédie n’a été faite que pour amener ces notes, qui paraîtront peut-être trop hardies à quelques fanatiques, mais qui sont toutes d’une vérité incontestable. Faites-vous les lire elles vous amuseront au moins autant qu’une feuille de Fréron.
Quelques personnes seront peut-être étonnées qu’on parle dans ces notes du chevalier de La Barre, et de ses exécrables assassins ; mais je tiens qu’il en faut parler cent fois, et faire détester, si l’on peut, la mémoire de ces monstres appelés juges, à la dernière postérité.
Je sais bien que l’intérêt personnel d’un très grand nombre de familles, l’esprit de parti, la crainte des impôts et du pouvoir arbitraire, ont fait regretter dans Paris l’ancien parlement ; mais, pour moi, madame, j’avoue que je ne pouvais qu’avoir en horreur des bourgeois, tyrans de tous les citoyens, qui étaient à la fois ridicules et sanguinaires. Je me suis déclaré hautement contre eux, avant que leur insolence ait forcé le roi à nous défaire de cette cohue. Je regardais la vénalité des charges comme l’opprobre de la France, et j’ai béni le jour où nous avons été délivrés de cette infamie. Je n’ai pas cru assurément m’écarter de la reconnaissance que je dois et que je conserve à un bienfaiteur, en m’élevant contre des persécuteurs qui n’ont rien de commun avec lui. Je n’ai fait ma cour à personne ; je n’ai demandé aucune grâce à personne. La satisfaction de manifester mes sentiments et de dire la vérité m’a tenu lieu de tout. Un temps viendra où les haines et les factions seront éteintes, et alors la vérité restera seule.
à M. de La Harpe.
29 Mars 1773.
Oui, j’ai vu les vers sur la statue : ils me font trop d’honneur, mais ils sont excellents. En voici (1) sur cette statue, qui ne valent pas les vôtres. Ce sont levia carmina et faciles versus qu’on fait currente calamo, et qui ne prétendent à rien. Cependant, si vous pouvez les glisser dans le Mercure, ce sera toujours un petit service rendu à Aliboron et à sa séquelle.
Je fais partir un ballot de livres de contrebande. Vous croyez bien qu’il y en a quelques exemplaires pour vous, qui êtes un peu de contrebande aussi, puisque vous êtes rempli de goût et de génie.
Le Discours de l’avocat Belleguier, en l’honneur de l’université, se trouve dans ce recueil. Il y a des pièces curieuses, et mêmes importantes. Ce qu’il contient de moins bon, c’est la tragédie des Lois de Minos ; mais du moins les vers dont Valade l’avait honorée n’y sont pas. Cette pièce n’avait été faite que pour amener des notes sur les sacrifices du temps passé et du temps présent. Ces notes ne seront approuvées ni par Riballier ni par Coge pecus, mais elles sont toutes dans la plus exacte vérité ; ainsi elles peuvent faire du bien.
Le vrai seul est aimable :
Il doit régner partout.
BOIL., ép. IX.
Il y a une épître dédicatoire à M. le maréchal de Richelieu, bien longue et assez singulière. Il me semble que je vous ai assez bien désigné à la page 10. Puissent les alguazils de la littérature, et les commis à la douane des pensées, laisser arriver mon petit ballot en sûreté !
1 – Voyez l’Epître à Pigalle. (G.A.)
à M. Marmontel.
29 Mars 1773.
Votre ancien ami est revenu au monde, mais ce n’est pas pour longtemps. Ce qui est bien sûr, c’est qu’il vous sera tendrement attaché dans le petit nombre de minutes qu’il peut avoir encore à végéter sur ce globule.
Je vous plains, je plains le théâtre et le bon goût, puisque mademoiselle Clairon va en Allemagne (1) ; mais je ne puis la blâmer de quitter le pays de la frivolité et de l’ingratitude.
J’ai mis au coche un petit ballot de rogatons qu’on vient enfin d’imprimer à Genève. On y trouve des pièces assez curieuses, et entre autres le Discours de l’avocat Belleguier, qui n’aura point le prix de l’université. Vous y verrez aussi les Lois de Minos, qui n’ont été faites que pour amener des notes très vraies et très insolentes, très dignes de l’avocat Belleguier, très dignes d’être lues par vous, et qui ne seront point du tout du goût de Coge pecus et de Ribaudier.
Vous voyez bien que Valade est un fripon, et un sot fripon, puisqu’il ose dire qu’il imprima son infâme rapsodie sur une édition de Genève, et que cette édition de Genève ne paraît que depuis huit jours.
Voici une lettre à M Pigalle ; elle se sent un peu de ma maladie, mais aussi elle n’a point de prétention.
Adieu, mon très cher confrère ; ma grande prétention est à votre amitié. Présentez, je vous prie, mes regrets à mademoiselle Clairon.
1 – A la cour du margrave d’Anspach. (G.A.)
à M. le chevalier du Coudray.
Pardonnez, monsieur, à un vieillard décrépit et malade, si du fond de ses abîmes de neiges il ne vous a pas remercié plus tôt de l’honneur que vous lui avez fait. J’ai de bien plus grandes grâces à vous rendre ; c’est de mon plaisir. Tout ce que vous dites est naturel et vrai. Je suis de l’avis de Boileau :
Le vrai seul est aimable.
Peut-être quelques gens d’un goût difficile vous reprocheront quelquefois de ne vous être pas assez servi de la lime ; mais je trouve que cette aisance sied très bien à un mousquetaire.
Quant au luxe dont vous parlez (1), vous faites très bien de déclamer contre lui et d’en avoir un peu chez vous ; le luxe est une fort bonne chose quand il ne va pas jusqu’au ridicule. Il est comme tous les autres plaisirs, il faut les goûter avec quelque sobriété pour en bien jouir. Vous savez tout cela mieux que moi, et vous en faites un bien meilleur usage. Je suis sur le bord de mon tombeau ; c’est de là que je vous souhaite des jours remplis de gaieté. J’ai l’honneur d’être, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Le Luxe, poème en six chants. (G.A.)
au Prince Henri de Prusse.
Mars 1773.
Monseigneur, une des plus douces consolations que j’aie reçues depuis plus de vingt ans a été la lettre (1) dont votre altesse royale m’a honoré ; je vois que vous daignez toujours protéger les lettres, et que vous favorisez les Français après vous être amusé à les battre ; ils sont dignes en effet de vos bontés. Cette nation, qui passe pour être un peu légère, ne l’a jamais été pour vous ; elle vous a toujours aimé, et les gens sensés de chez nous ont rendu unanimement justice à vos grands talents militaires comme à vos grâces.
Le jeune M. Mainissier, secrétaire du général de Brux, Ecossais au service de l’impératrice de Russie, m’apporta hier dans mon lit, où mes maladies me retiennent, la lettre dont je remercie votre altesse royale ; mon triste état, et la perte presque entière de mes yeux, ne me permettront guère de lire trois gros volumes de la Politique morale, dont ce jeune homme est l’auteur ; mais je lui rendrai tous les services qui dépendront de moi, quoiqu’il soit très difficile de dire des choses neuves en morale, et peut-être dangereux d’en dire de vieilles en politique.
Il est vrai qu’il y a eu de grands politiques à l’âge de vingt-cinq ans ; mais ils n’imprimaient rien à cet âge sur le gouvernement.
Quoi qu’il en soit, si le jeune M. Mainissier est assez heureux pour penser et s’exprimer comme vous, il réussira. Je le trouve bien heureux d’avoir pu vous faire sa cour ; mon âge et ma fin prochaine ne me laissent pas espérer un tel bonheur. Je suis avec le plus profond respect, monseigneur, de votre altesse royal, etc.
1 – Le 13 Février. (G.A.)