CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 5
Photo de PAPAPOUSS
à M. Lekain.
A Ferney, 15 Février 1773.
Mon cher ami, voilà mon rêve fini. J’avais imaginé que vos belles décorations, mais surtout vos talents inimitables, procureraient quelque succès aux Lois de Minos ; je voulais même que le profit des représentations et de l’impression allât à l’Hôtel-Dieu, et je vous destinais un émolument qui eût été bien plus considérable : tout a été dérangé par cette détestable édition de Valade, dans laquelle on a inséré des vers dignes de l’abbé Pellegrin. Il ne faut plus penser à tout cela : je retire absolument la pièce ; je vous prie très instamment de le dire à vos camarades. J’attendrai un temps plus favorable. D’ailleurs le rôle de Datame était trop petit pour vous. Mon grand malheur est que ma faiblesse et mes maladies me mettent hors d’état de joindre mes faibles talents aux vôtres ma consolation est d’espérer de vous revoir quand vous irez à Marseille. Portez-vous bien, faites longtemps les délices de Paris ; tâchez de former des élèves qui ne vous égaleront jamais. Je vous embrasse de tout mon cœur.
à M. Marmontel.
15 Février 1773.
Mon cher confrère, mon cher successeur, vous voilà donc le protecteur de l’Hôtel-Dieu, en très beaux vers et en très bonne prose (1) ; mais je suis encore plus content des vers, par la raison qu’ils sont cent fois plus difficiles à faire, et qu’il est beaucoup plus malaisé de bien danser que de bien marcher. Vous avez raison dans tout ce que vous dites, et il est encore bien rare d’avoir raison, soit en vers, soit en prose.
Ce M. Valade n’avait pas raison quand il disait qu’il lui était permis d’imprimer à Paris ce qui avait été imprimé à Genève, et ce qui s’y débitait publiquement ; car la véritable édition des Lois de Minos n’est point encore achevée d’imprimer dans cette ville. Valade a imprimé la pièce sur un mauvais manuscrit de gens de beaucoup d’esprit (2), mais qui font des vers à la Pellegrin, et qui en ont farci mon ouvrage. J’ose dire que ma pièce est un peu différente. Le principal objet, surtout, est une assez grande quantité de notes instructives sur les sacrifices de sang humain, à commencer par celui de Lycaon, et à finir par le meurtre abominable du chevalier de La Barre. Vous verrez tout cela en son temps, et la bonne cause n’y perdra rien. Ces rapsodies seront jointes à des pièces détachées assez curieuses de plusieurs auteurs, parmi lesquels il y a deux têtes couronnées. Voilà tout ce que peut vous mander, pour le présent, un pauvre diable attaqué d’une strangurie impitoyable, à l’âge de près de quatre-vingts-ans, lequel se moque de la strangurie, et de Valade, et des sots, et de tous les libellistes du monde.
On nous avait mandé que Fréron était mort bien ivre et bien confessé. Je suis bien aise que la nouvelle ne se confirme pas, car il aurait pour successeur Clément, l’ex-procureur, ou Savatier ou Sabatier, l’ex-jésuite. Il est plaisant que dans votre France, l’emploi de gredin folliculaire soit devenu une charge de l’Etat. Bonsoir, je souffre beaucoup je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – La Voix du pauvre, épître sur l’incendie de l’Hôtel-Dieu, avec préface. (G.A.)
2 – Thibouille et d’Argental. (G.A.)
à M. le marquis de Thibouville.
A Ferney, 22 Février 1773.
Vous me prenez à votre avantage Je suis dans les horreurs d’une maladie qui pourrait bien être la dernière. On se réconcilie à la mort avec ses ennemis, à plus forte raison avec ses amis. Je vous demande donc pardon très sérieusement de vous avoir soupçonné d’avoir fait les vers à la Pellegrin qui ont déshonoré mon ouvrage. Il y en a un entre autres qui est d’un ridicule extrême ; c’est à la seconde scène du second acte :
Ah ! tu vois ce pontife ardent à m’outrager.
Il faut avouer que voilà un ah ! bien placé, et que cela fait un bon effet. Je répète que mes plus cruels ennemis n’auraient jamais pu me jouer un pareil tour.
Quant à celui qui a fait vendre sous main à Valade ce malheureux exemplaire, je sais qui c’est ; vous le savez aussi, et je n’en parle pas.
Croyez-moi, jouissez des talents des acteurs, s’ils en ont, et renoncez au tripot.
Quant à la proposition de faire parler d’amour une sauvage dont l’amour n’est pas le sujet de la pièce, cette proposition est beaucoup plus déplacée que les compliments qu’on mettait dans la touche de Datame, à la fin du cinquième acte. La fade galanterie n’a certainement rien à voir dans cette pièce. Elle était faite pour plaire au roi de Suède, au roi de Pologne, et au roi de Prusse ; elle était faite pour fournir des notes sur les sacrifices de sang humain, et sur toutes les horreurs religieuses mais n’en parlons, plus, c’est trop bavarder pour un homme qui se meurt.
J’allais écrire à M. d’Argental ; mes maux, qui augmentent, m’en empêchent. Pardonnez-moi le crime de vous avoir soupçonné d’une vingtaine de vers détestables, et soyez sûr que, si je meurs, ce sera en vous aimant.
à M. le comte d’Argental.
27 Février 1773 (1).
De profundis.. Avec la fièvre double tierce, une toux convulsive, la goutte et une strangurie, je ne perdrai pas des moments précieux avec ce polisson de Valade ; je les emploierai à dire à mon cher ange que je l’aimerai jusqu’au tombeau, dont je suis assez près.
Je lui envoie ma déclaration sur le procès de M. de Morangiés, et ma réponse à cet avocat Lacroix, qui fait je ne sais quel Spectateur. Je suis devenu par une singulière fatalité partie dans cette affaire. Je me défends, et je crois me défendre en honnête homme et en homme modéré. Ce travail a pu augmenter ma maladie ; mais il valait mieux mourir que de ne se pas justifier. J’embrasse mes anges, mort ou vif.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le marquis de Condorcet.
1erMars 1773 (1).
J’ai reçu, monsieur, un petit ouvrage d’or (2) à mon vingt-deuxième accès de fièvre ; je l’ai lu tout de suite. Je ne suis pas guéri ; mais je suis en vie, et je crois que c’est à vous que je le dois.
Cet ouvrage est un monument bien précieux ; vous paraissez partout le maître de ceux dont vous parlez, mais un maître doux et modeste ; c’est un roi qui fait l’histoire de ses sujets. Je parle des Français, car pour Huygens et Roëmer, je les mets à part. Je n’ose vous remercier, parce que je n’ose me reconnaître dans un de vos portraits.
Si vous voyez M. de La Lande, je vous supplie de lui dire que mon triste état m’a empêché jusqu’à présent de lui faire réponse sur Cogepecus, mais que, si j’en réchappe, il aura bientôt de mes nouvelles (3).
Il est bien étrange que je sois obligé, la mort sur les lèvres, de répondre à un avocat, et que je sois en quelque façon partie dans le procès de M. de Morangiés. Je soumets mes raisons à vos lumières. Il me semble que la cause de M. de Morangiés ne devrait être jugée que par des philosophes qui savent peser les probabilités.
Regardez, je vous prie, monsieur, comme une démonstration, les assurances de ma respectueuse estime et de mon tendre attachement. Le vieux malade de Ferney.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Eloge des académiciens morts avant 1699. (G.A.)
3 – Voyez la Lettre sur la prétendue comète. (G.A.)
à M. le comte de Rochefort.
A Ferney, 3 Mars 1773 (1).
Il est bien étrange qu’à mon vingt-huitième accès de fièvre, entre les bras de la mort, je vous envoie deux apologies, l’une sur l’infâme édition de ce malheureux Valade, l’autre sur M. de Morangiés ; ces deux objets vous ont trop intéressé, pour que je ne fasse pas un effort sur les douleurs qui m’accablent.
Vous m’écrivez, le 23 février : « M. le maréchal de Richelieu assure que les Lois de Minos ont été imprimées sur un exemplaire arrivé de Lausanne, et M. de Sartines proteste avoir vu l’exemplaire et plusieurs autres. »
Je vous dirai d’abord que M. de Sartines me dit tout le contraire, dans sa lettre du 19 février. A l’égard de M. le maréchal, j’ignore si ses occupations lui ont permis d’examiner l’affaire ; mais pour peu qu’il y eût apporté la moindre attention, il eût vu qu’il est impossible que ce Valade ait eu un exemplaire de Lausanne : 1° parce que la pièce n’a jamais encore été imprimée, ni à Lausanne ni à Genève ; 2° parce que j’ai envoyé à M. de Sartines une attestation en forme du libraire de Lausanne, qui donne un démenti à ce malheureux Valade ; 3° parce que l’édition de Valade n’est conforme qu’à un manuscrit de Lekain donné à Lekain par MM. d’Argental et de Thibouville, manuscrit dans lequel on a inséré plusieurs vers qui ne sont point de moi et que je n’ai jamais vus que dans cette misérable édition. Ces vers étrangers peuvent me faire beaucoup d’honneur ; mais je ne suis point un geai qui se pare des plumes du paon ; 4° si Valade avait reçu un exemplaire de Lausanne ou de Genève, il le montrerait ; mais il n’en a jamais eu d’autres que ceux de son édition détestable. Le fripon alla porter un de ses exemplaires, furtivement imprimés chez lui, à un censeur royal, obtint une permission tacite de s’emparer du bien d’autrui, et dit ensuite que son édition était conforme à cet exemplaire qu’il avait montré : voilà comme il a trompé M. de Sartines et Lekain lui-même ; 5° vous devez plus que personne savoir que l’édition de Valade n’est point conforme à ma pièce, puisque je vous en confiai les premières épreuves que je faisais imprimer à Genève, lorsque vous partîtes de Ferney. Depuis votre départ, je fis changer ces épreuves, et je retravaillai l’ouvrage avec d’autant plus de soin que je comptais le dédier à M. le maréchal de Richelieu. J’avais fait la pièce en huit jours, je mis un mois à la corriger. Elle n’est point encore imprimée ; ainsi il est impossible que ni Valade ni personne au monde ait eu cette édition, qui n’est pas faite.
Etant donc démontré qu’il n’y a jamais eu encore d’édition des Lois de Minos, ni à Lausanne ni à Genève, il est démontré que Valade a imprimé sur le manuscrit de Lekain, ou sur une copie de ce manuscrit qu’on lui a vendue.
Valade m’a écrit pour me demander pardon ; il m’a mandé qu’il était pauvre et père de famille. Je lui ai fait écrire que je le récompenserais s’il me disait la vérité, il ne me la dira pas. Au reste, je souhaite que mon véritable ouvrage soit digne de M. le maréchal de Richelieu, à qui je le dédie, et du roi de Suède et du roi de Pologne, pour qui je l’ai composé. Si je meurs de ma maladie, je mourrai du moins avec cette consolation.
Quant à M. de Morangiés, l’affaire est plus sérieuse, et vous y êtes intéressé de même. C’est vous qui, par amitié pour M. le marquis de Morangiés, le lieutenant-général son père, me pressâtes d’écrire en faveur de son fils. Un avocat nommé Lacroix, auteur d’une feuille périodique intitulée le Spectateur, a fait un libelle infâme contre M. de Morangiés et contre moi (2) ; voici ma réponse. Je l’ai envoyée à M. le chancelier, et j’espère qu’on en permettra l’impression dans Paris. Je crois apprendre un peu à M. Lacroix son devoir. Je crois que M. le comte de Morangiés doit paraître très innocent et très imprudent à quiconque n’a pas renoncé aux lumières du sens commun, et j’attends respectueusement la décision des juges.
En voilà trop pour un mourant, mais non pour l’intérêt de la vérité, et il n’y en aura jamais assez pour les sentiments avec lesquels je vous suis dévoué.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à Lacroix du 22 mars. (G.A.)
à M. de Sartines.
A Ferney, 14 Mars 1773 (1).
Monsieur, quoique je sois accablé d’une maladie dont il est difficile que je réchappe, je ne peux m’empêcher de vous supplier de lire la copie de la lettre que mon secrétaire écrit au libraire Valade. Elle vous fera connaître la vérité ; c’est ma plus chère ambition ; elle se joint nécessairement à celle de mériter vos bonnes grâces. J’ai l’honneur d’être, etc.
COPIE DE LA LETTRE DE WAGNIÈRE A M. VALADE.
A Ferney, 14 Mars 1773.
J’avais répondu, monsieur, à une de vos lettres dans laquelle vous paraissiez vous repentir de votre faute. Je vous avais mandé que M. de Voltaire vous récompenserait si vous lui avouiez la vérité. Mais, au lieu d’avouer cette vérité, vous avez persisté à vouloir tromper M. de Sartines, et à soutenir que vous aviez travaillé à votre détestable édition sur l’édition publiée à Genève. Ensuite vous avez dit que c’était sur une édition de Lausanne. Or, je vous déclare une seconde fois que les Lois de Minos n’ont jamais été encore imprimées ni à Lausanne ni à Genève, et que toutes les provinces voisines, au nombre de plus de trois millions d’âmes, peuvent vous démentir. Comment avez-vous pu affirmer une fausseté si évidente ?
Vous avez imprimé les Lois de Minos sur une copie manuscrite de l’exemplaire de M. Lekain, dans lequel il y a plus de quarante vers qui ne sont pas de M. de Voltaire, et qui ne se trouveront pas assurément dans l’édition qu’on fait actuellement à Genève, et qui paraîtra bientôt. Votre procédé n’est pas excusable ; mais M. de Sartines ne pouvait pas supposer que vous osassiez abuser à ce point de sa bonté.
Montrez l’exemplaire que vous dites avoir reçu de Lausanne ; on vous en défie. Vous ne montrerez que l’exemplaire que vous aviez imprimé clandestinement sous le nom de Lausanne, avant d’avoir obtenu une permission tacite.
M. de Voltaire ne veut point vous perdre ; il en est bien éloigné ; et, si vous aviez eu la bonne foi de lui avouer votre délit, vous vous en seriez bien trouvé. C’est tout ce que peut vous dire votre serviteur. WAGNIÈRE, secrétaire de M. de Voltaire.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)