CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 20
Photo de PAPAPOUSS
à M. Hennin.
A Ferney, 13 Septembre 1772.
Je vous renvoie, monsieur, avec mille remerciements, la Relation de Stockholm (1). On m’en a envoyé de Versailles un exemplaire que je conserverai toute ma vie, comme un monument de la plus noble fermeté et de la plus haute sagesse.
Il n’en sera pas de même de la Lettre de cet abbé Pinzo. Je ne sais si cet extravagant est à Paris. Il n’est pas vraisemblable qu’un Italien ait écrit une telle lettre en français. Ce qui est bien sûr, c’est qu’une telle lettre est l’abominable production d’un fou furieux qui doit être enchaîné ; c’est d’ailleurs une plate imitation des Vous et des Tu (2).
J’ignore s’il y a en Savoie quelque barbare assez sot pour avoir envoyé cette lettre au pape, et assez dépourvu de sens et de goût pour me l’imputer ; mais je suis sûr que le pape a trop d’esprit pour me croire capable d’une si horrible platitude. Il y a des calomnies qui sont dangereuses quand elles sont faites avec art ; mais les impostures absurdes ne réussissent jamais. Il faut en tout pays laisser parler la canaille ; il vaudrait mieux qu’elle ne parlât pas, mais on ne peut lui arracher la langue.
On débite à Paris des sottises plus étranges. J’en ai reçu par la poste. Il en faut toujours revenir au mot du cardinal Mazarin Laissons-les dire, et qu’ils nous laissent faire. Mes très humbles respects.
1 – Relation de ce qui est arrivé à Stockholm du 19 août au 31 inclusivement, etc. Le ministère des affaires étrangères à Versailles fit une édition de cette relation. (G.A.)
2 – Voyez aux EPÎTRES. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 16 Septembre 1772.
Mon héros est très bienfaisant, quoiqu’il se moque de la bienfaisance. Ce qu’il daigne me dire sur les mariages des protestants me touche d’autant plus, qu’il n’y a point de semaine où je ne voie des suites funestes de la proscription de ces alliances. Je suis assurément intéressé plus que personne à voir finir cette horrible contradiction dans nos lois, puisque j’ai peuplé mon petit séjour de protestants. Certainement l’ancien commandant du Languedoc, le gouverneur de la Guyenne, est l’homme de France le plus instruit des inconvénients attachés à cette loi, dont les catholiques se plaignent aujourd’hui aussi hautement que les huguenots ; et monseigneur le maréchal de Richelieu, qui a rendu de si grands services à l’Etat, est peut-être aujourd’hui le seul homme capable de fermer les plaies de la révocation de l’édit de Nantes. Il sent bien que la faute de Louis XIV est de s’être cru assez puissant pour convertir les calvinistes, et de n’avoir pas vu qu’il était assez puissant pour les contenir.
Moustapha, tout borné qu’il est, fait trembler cent mille chrétiens dans Constantinople, pendant que les Russes brûlent ses flottes et font fuir ses armées.
Vous connaissez très bien nos ridicules mais jugez s’il y en a un plus grand que celui de refuser un état à des familles que l’on veut conserver en France. Voyez à quoi on est réduit tous les jours. M. de Florian, ancien capitaine de cavalerie, a l’honneur d’être connu de vous ; il avait épousé une de mes nièces, qui est morte. Il vient à Ferney pour se dissiper ; il y trouve une huguenote fort aimable, il l’épouse ; mais comment l’épouse-t-il ? c’est un prêtre luthérien qui le marie avec une calviniste dans un pays étranger.
Vous voyez quels troubles et quels procès peuvent en naître dans les deux familles.
Je suis persuadé que vous avez été témoin de cent aventures aussi bizarres.
Puisque vous poussez la bonté et la condescendance jusqu’à vouloir qu’un homme aussi obscur que moi vous dise ce qu’il pense sur un objet si important et si délicat, permettez-moi de vous demander s’il ne serait pas possible de remettre en vigueur et même détendre l’arrêt du conseil signé par Louis XIV lui-même, le 15 de septembre 1685, par lequel les protestants pouvaient se marier devant un officier de justice ? Leurs mariages n’avaient pas la dignité d’un sacrement comme les nôtres, mais ils étaient valides ; les enfants étaient légitimes, les familles n’étaient point troublées. On crut, en révoquant cet arrêt, forcer les huguenots à rentrer dans le sein de la religion dominante, on se trompa. Pourquoi ne pas revenir sur ses pas lorsqu’on s’est trompé ? Pourquoi ne pas rétablir l’ordre, lorsque le désordre est si pernicieux, et lorsqu’il est si aisé de donner un état à cent mille familles, sans le moindre risque, sans le moindre embarras, sans exciter le plus léger murmure ? J’ose croire que, si vous êtes l’ami de M. le chancelier, vous lui proposerez un moyen qui paraît si facile.
à M. le comte d’Argental.
21 Septembre 1772.
Mon cher ange, je suis dans l’extase de Lekain. Il m’a fait connaître Sémiramis, que je ne connaissais point du tout. Tous nos Génevois ont crié de douleur et de plaisir ; des femmes se sont trouvées mal, et en ont été fort aises.
Je n’avais point d’idée de la véritable tragédie avant Lekain ; il a répandu son esprit sur les acteurs. Je ne savais pas quel honneur il faisait à mes faibles ouvrages, et comme il les créait ; je l’ai appris à six-vingts lieues de Paris. Il est bien fatigué ; il demande en grâce à M. le duc de Duras, et à M. le maréchal de Richelieu, la permission de ne se rendre à Fontainebleau que le 12. Il mérite cette indulgence. Je vous supplie d’en parler ; j’écris de mon côté et en son nom ; un mot de votre bouche fera plus que toutes nos lettres. Vous n’aurez donc que le 12 le code Minos ; vous le trouverez un peu changé, mais non pas autant que je le voudrais.
Je ne suis plus si pressé que je l’étais. J’ai dompté la fougue impétueuse de ma jeunesse ; mais je crois qu’on pourra fort bien publier ce code au retour de Fontainebleau.
On parle d’une pièce de M. le chevalier de Chastellux, qu’on répète (1) ; je lui cède le pas sans difficulté. Son livre de la Félicité publique m’a rendu heureux, du moins pour le temps que je l’ai lu ; il est juste que j’en aie de la reconnaissance. De plus, il faut laisser les Welches dégorger leur Roméo et leur Juliette. Je me mets toujours sous les ailes de mes divins anges.
1 - Chastellux ne fit représenter de pièces que sur les théâtres de société. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 21 Septembre 1772.
Il ne s’agit pas aujourd’hui, monseigneur, des mariages des protestants. Lekain est chez moi, et il me fait oublier toutes les religions du monde, excepté celle des musulmans, quand il joue Mahomet. Il m’a fait connaître Sémiramis, que je n’avais point vue depuis vingt-quatre ans. Cela m’a fait frémir, tant cela ressemble (1) !…. J’en ai été honteux et hors de moi-même. Tous les étrangers ont éprouvé le même sentiment.
Lekain a fait des efforts qui font craindre pour sa santé. Nous vous demandons en grâce, lui et moi, de permettre qu’il ne vienne à Fontainebleau que le 12. Ayez cette bonté pour nous deux ; je vous en aurai la plus grande obligation. Agréez le tendre et profond respect du vieux malade de Ferney.
1 – A la révolution de palais qui mit Catherine sur le trône en 1762. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
A Ferney, 21 Septembre 1772.
Vous passez donc votre vie, madame, à tuer des perdrix et à rendre de bons offices ? Vous êtes essentielle et discrète. Ce n’est pas pour rien que vous vous habillez si souvent en homme : vous avez toutes les bonnes qualités des deux sexes. Je vous appelais papillon philosophe ; je ne vous appellerai plus que papillon bienfaisant.
Je vous suis infiniment obligé d’avoir parlé à M. d’Ogny ; ma colonie devient tous les jours plus considérable, et, si elle n’est pas protégée, elle tombera. J’aurai fait en vain des efforts au-dessus de mon état et de ma fortune ; j’aurai en vain défriché des terres et bâti des maisons, établi quarante familles d’étrangers et une assez grande quantité de manufactures : ma destinée aura été de travailler pour des ingrats de plus d’un genre. M. le contrôleur général m’a fait un tort irréparable ; mais je ne lui ai pas demandé la moindre grâce. Je suis consolé par vos bontés ; vous m’encouragez, et je continue hardiment ce que j’ai commencé.
Racle vous doit tout : il est vrai qu’il n’a encore rien, mais il aura ; il faut savoir attendre. Vous êtes la divinité de notre petit canton. Je vous brûle des grains d’encens tous les jours sans vous le dire. Soyez bien persuadée, madame, de mon tendre et respectueux attachement. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
à M. le comte de Lewenhaupt.
A Ferney, 21 Septembre 1772.
Monsieur, il y avait longtemps que j’étais chapeau (1) ; mais la tête m’a tourné de joie et d’admiration. Elle est tellement tournée, que je vous envoie les mauvais vers qui m’échappèrent au premier bruit qui me vint de la révolution. Je vous prie de me les pardonner. Le zèle n’est pas toujours éloquent ; mais, ce qui part du cœur a des droits à l’indulgence. Agréez mes compliments sur les Trois Gustaves, et les assurances du tendre respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, etc.
1 – C’est-à-dire adversaire des bonnets, nom du parti qui avait décapité le père de Lewenhaupt et à qui Gustave III venait d’enlever toute puissance. (G.A.)
à Madame Necker.
Ferney, 27 Septembre 1772.
Madame, à propos de mademoiselle Camp (1), dont vous me faites l’honneur de me parler, peut-être ne serait-il pas impossible de mettre à profit l’attendrissement universel qu’elle a excité ; peut-être des hommes principaux ne s’éloigneraient-ils pas de proposer le renouvellement de l’arrêt du conseil du 15 septembre 1685, qui permet de se marier légalement devant le juge du lieu. Des personnes de la plus grande considération ont approuvé cette idée. Peut-être enfin serez-vous plus capable que personne de la faire réussir. Je ne vois les choses qu’à travers des lunettes de cent lieues. Vous les voyez de près, et avec des yeux excellents, et qui sont aussi beaux que bons. Les miens sont bien vieux, et sont privés de la vue tous les hivers. Il me reste à peine des oreilles pour vous entendre. Voilà mon état ; jugez si je ne dois pas dire, comme le bon homme Lusignan :
Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre.
Vous voyez qu’au tombeau je suis prêt à descendre.
Zaïre, act. II, sc. III.
Je vous demande pardon de citer de mes vers. Mais Lekain qui les joue, et qui les fait trop valoir, me servira d’excuse. Je l’ai trouvé supérieur à lui-même. Ce n’est pas moi assurément qui ai fait mes tragédies, c’est lui. Nous avons, grâce à ses soins, une troupe à Châtelaine qui égale celle de Paris, et qui nous a fait sentir des choses dont on ne se doutait pas à Genève.
Hélas ! madame, que ferais-je à Paris ? L’abbé de Caveyrac y est : cela ne suffit-il pas ? Il a fait un si beau panégyrique de la révocation de l’édit de Nantes !!! La Beaumelle y est aussi : ces grands hommes sont la gloire de la France. Il n’en faut pas trop ; la multitude se nuirait. Je défriche des terrains qui étaient incultes depuis cette révocation si heureuse. Je bâtis des maisons ; j’établis des colonies et des manufactures ; je tâche d’être utile dans mon obscurité. Je me tiens trop récompensé, madame, par tout ce que vous avez la bonté de me dire, et par le petit secret que vous daignez me confier sur la statue. Je n’en abuserai pas ; mais comptez que je sens jusqu’au fond de mon cœur tout ce que je vous dois. Je vous assure que je suis très fâché de mourir sans vous revoir. Mais je vous aime comme si j’avais le bonheur de vous voir tous les jours. J’en dis autant à M. Necker. Conservez tous deux vos bontés pour le vieux malade de Ferney.
1 – Voyez cette affaire. (G.A.)
à M. de La Harpe.
29 Septembre 1772.
Mon cher successeur, on a donc essuyé sur mon image ce qu’on fera un jour pour votre personne ? La maison de mademoiselle Clairon est donc devenue le temple de la Gloire (1) ? c’est à elle de donner des lauriers, puisqu’elle en est toute couverte. Je ne pourrai pas la remercier dignement ; je suis un peu entouré de cyprès. On ne peut plus mal prendre son temps pour être malade.
M. Lekain est chez moi. Il a joué six de mes pièces, et l’auteur est actuellement dans son lit. Je vais pourtant me secouer, et écrire au grand-prêtre et à la grande-prêtresse (2).
Je n’ai point lu Roméo. On m’a mandé que cela était un peu bizarre ; mais j’attends les Barmécides (3), comme on attend du vin de Champagne dans un pays où l’on ne boit que du vin de Brie. Je vous avais envoyé les Cabales et les Systèmes, mais vous étiez à la campagne.
Je suis fâché, mon cher successeur, de mourir sans vous revoir. Nous avons actuellement M. de Florian, que vous connaissez ; il s’est remarié avec une jolie huguenote, et devient un habitant de Ferney, où nous lui bâtissons une jolie maison. Ce séjour est bien changé. Il est vrai que nous n’avons plus de théâtre, mais en récompense notre village est devenu une petite ville assez jolie, toute pleine de manufactures florissantes. C’est dommage que je m’y sois pris si tard ; et j’avoue encore qu’un souper avec vous chez mademoiselle Clairon vaut mieux que tout cela.
Vous avez donc changé d’habitation : je vous souhaite, quelque part que vous soyez, autant de bonheur que vous avez de talent. Madame Denis ne vous oublie point, mais elle n’écrit à personne. Sa paresse d’écrire est invincible, et par conséquent pardonnable. Elle est uniquement occupée de l’éducation de la fille de M. Dupuits, qui a de singuliers talents. M. de Boufflers ne dirait pas d’elle qu’elle tient plus d’une corneille que du grand Corneille.
Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur, et je me recommande au souvenir de madame de La Harpe.
1 – On avait solennellement inauguré le buste de Voltaire chez mademoiselle Clairon, rue du Bac. (G.A.)
2 – Marmontel et mademoiselle Clairon. (G.A.)
3 – Par La Harpe. (G.A.)