CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 19

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 19

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à M. Marin.

 

A Ferney, 31 Auguste 1772 (1).

 

 

          Grand merci de la nouvelle que vous me mandez, mon cher ami, que de faux témoins qui déposaient contre M. de Morangiés ont pris la fuite.

 

          Est-ce à vous que j’ai envoyé, il y a environ quinze jours, un paquet de près de soixante pages pour M. d’Argental ? Il ne l’a point reçu, j’en suis très en peine. Il arrive souvent de ces malheurs-là aux gens qui sont à cent lieues de Paris.

 

          Je crois enfin le partage de la Pologne en bon train, quoiqu’il y ait quelques difficultés entre les copartageants.

 

          J’ignore quand on plaidera le procès de Minos, et je vous prie de ne m’en pas aimer moins si je perds ma cause avec dépens, comme cela pourra très bien arriver.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Condorcet.

 

1er Septembre 1772.

 

 

          L’abbé Pinzo (1), monsieur, écrit trop bien en français ; il n’a point le style diffus et les longues phrases des Italiens. J’ai grand’peur qu’il n’ait passé par Paris, et qu’il n’ait quelque ami encyclopédiste. Malheureusement sa position est celle de Pourceaugnac : « Il me donna un soufflet, mais je lui dis bien son fait. »

 

          A l’égard des Systèmes, il faut s’en prendre un peu à M. le Roi (2), dont l’équipée est un peu ridicule.

 

          A l’égard des athées, vous savez qu’il y a athée et athée, comme il y a fagots et fagots. Spinosa était trop intelligent pour ne pas admettre une intelligence dans la nature. L’auteur du Système (3) ne raisonne pas si bien que Spinosa, et déclame beaucoup trop.

 

          Je suis fâché pour Leibnitz, qui sûrement était un grand génie, qu’il ait été un peu charlatan, ni Newton ni Locke ne l’étaient. Ajoutez à sa charlatanerie que ses idées sont presque toujours confuses. Puisque ces messieurs veulent toujours imiter Dieu, qui créa, dit-on, le monde avec la parole, qu’ils disent donc comme lui : Fiat lux.

 

          Ce que j’aime passionnément de M. d’Alembert, c’est qu’il est clair dans ses écrits comme dans sa conversation, et qu’il a toujours le style de la chose. Il y a des gens de beaucoup d’esprit (4) dont je ne pourrais en dire autant.

 

          Adieu, monsieur  faites provigner la vigne tant que vous pourrez ; mais il me semble qu’on nous fait manger à présent des raisins un peu amers.

 

 

1 – Lettre de l’abbé Pinzo au surnommé Clément XIV, son ancien camarade de collège, qui l’a condamné à une prison perpétuelle, etc. (G.A.)

2 – L’auteur des Réflexions sur la jalousie. (G.A.)

3 – D’Holbach. (G.A.)

4 – Il veut parler de Diderot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

5 Septembre 1772.

 

 

          Eh bien ! mon cher ange, tout est-il déchaîné contre les Lois de Minos, jusqu’à la poste ? Il est certain, de certitude physique, que je fis partir le paquet, il y a plus de trois semaines, à l’adresse de M. le procureur général du parlement, et sous cette enveloppe à son substitut M. Bacon, à qui j’envoie d’autres paquets toutes les semaines, et qui, jusqu’à présent, n’a pas été négligent à les rendre. Au nom de Rhadamante, envoyez chez ce Bacon. Il se peut que la multiplicité prodigieuse des affaires, sur la fin de l’année de robe, lui ait fait oublier mon paquet cette fois-ci. Il se peut encore que messieurs des postes, qui ont taxé un autre envoi vingt-cinq pistoles, aient retenu ce dernier ; peut-être quelque commis aime les vers : enfin je suis très en peine, et je suis émerveillé de votre tranquillité. Ce n’est point, encore une fois à Marin, c’est à Bacon que j’avais envoyé Minos ; et ce qu’il y a de pis, c’est que je n’ai plus que des brouillons informes auxquels on ne connaît rien.

 

          Je me console par le succès de Roméo (1), et par le succès de tous ces ouvrages absurdes écrits en style barbare, dont nos Welches ont été si souvent les dupes. Il faut qu’une pièce passablement écrite soit ignorée, quand les pièces visigothes sont courues ; mais faut-il qu’elle soit égarée, et qu’elle devienne la proie de Fréron avant terme ! Il faut avouer qu’il y a des choses bien fatales dans ce monde, sans compter ce qui est arrivé en Pologne, en Danemark, à Parme, et même en France.

 

          On s’est avisé de jouer à Lyon le Dépositaire, on y a ri de tout son cœur, et il a fort réussi. Les Lyonnais apparemment ne sont point gâtés par La Chaussée ; ils vont à la comédie pour rire. O Molière ! Molière ! le bon temps est passé. Qui vous eût dit qu’on rirait un jour au théâtre de Racine, et qu’on pleurerait au vôtre, vous eût bien étonné.

 

Comment en un plomb lourd votre or s’est-il changé ?

 

Athal., act. III, sc. VII.

 

          Il nous manquait une tragédie en prose (2), nous allons l’avoir. C’en est fait, le monde va finir, l’Antéchrist est venu.

 

          J’ai écrit à M. le duc de Duras pour le remercier de ses bontés. Hélas ! elles deviendront inutiles. Paris est devenu welche. Vous étiez ma consolation, mon cher ange ; mais vous vous êtes gâté ; vous avez je ne sais quelle inclination fatale pour la comédie larmoyante, qui abrégera mes jours. Je ne vous en aime pas moins  mais je pleure dans ma retraite, quand je songe que vous aimez à pleurer à la comédie. Tendres respects à mes anges.

 

 

1 – Roméo et Juliette, tragédie de Ducis, jouée le 27 juillet. (G.A.)

2 – Le Maillard de Sedaine. Il ne fut pas joué. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la Présidente de Meynières (1).

 

A Ferney, 9 Septembre 1772 (2).

 

 

          Un vieillard presque octogénaire, madame, tout accablé qu’il est de maladies, n’a pu recevoir des marques de confiance de M. votre fils et lire son excellent mémoire sans se ressouvenir du mérite de madame sa mère et des bontés dont elle l’a honoré autrefois.

 

          Recevez mes très sincères compliments sur votre nouvelle union, qui doit faire deux heureux, si le mot d’heureux est fait pour les pauvres mortels. Vous vivez avec l’homme du monde le plus estimable et loin des tracasseries de Paris (3). Si avec cela le bonheur n’est pas chez vous, il n’est nulle part. Il y a plus de vingt ans que j’ai trouvé dans la retraite ce bonheur après lequel tout le monde court dans les villes.

 

          Je vous souhaite surtout à M de Meynières et à vous une bonne santé, sans laquelle il n’y a rien. Je ne l’ai jamais eue, cette santé si nécessaire ; j’ai vécu pour souffrir ; ainsi, ce que j’appelle mon bonheur n’est que ma consolation.

 

          J’ai bâti une espèce de petite ville ; j’y ai fait venir une colonie ; j’y ai établi des manufactures, et puis j’ai dit : Tout est vanité. Mais ce qui n’est point vanité et ce qui pourrait nourrir en secret la mienne, c’est la lettre dont vous honorez ce pauvre malade, qui présente ses respects à monsieur et à madame.

 

 

1 – Ci-devant madame Belot. (G.A.)

2 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

3 – A Chaillot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Desbans,

 

ANCIEN CAPITAINE DE DRAGONS, A NIMES.

 

Au château de Ferney, 9 Septembre 1772.

 

 

          Un vieillard octogénaire, très malade, mais toujours sensible au mérite, a reçu depuis peu une brochure très agréable, accompagnée d’une lettre très ingénieuse, sans savoir par quelle voie ce paquet lui est parvenu. Il fait ses compliments à M. Desbans, qui se console avec les muses du chagrin de ne pouvoir plus faire la guerre. Il le remercie de l’honneur qu’il lui a fait. Le triste état où il est à présent ne lui permet pas de s’étendre autant qu’il le voudrait sur les sentiments de reconnaissance et d’estime dont il est pénétré pour M. Desbans, et dont il a l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

Ferney, le 10 Septembre 1772.

 

 

          En voici bien d’une autre, monseigneur ; il court une Lettre insolente, exécrable, abominable, d’un abbé Pinzo au pape. Je n’ai jamais assurément entendu parler de cet abbé Pinzo ; mais des gens remplis de charité m’attribuent cette belle besogne. Cette calomnie est absurde ; mais il est bon de prévenir toute sorte de calomnie.

 

          Je demande en grâce à votre éminence de vouloir bien me mander s’il y a en effet un abbé Pinzo. L’on m’assure qu’on a envoyé cette lettre au pape comme étant mon ouvrage. Je révère trop sa personne, et je l’estime trop, pour craindre un moment qu’il me soupçonne d’une telle sottise. Mais enfin, comme il se peut faire qu’une telle imposture prenne quelque crédit dans Rome, chez des gens moins éclairés que sa sainteté, vous me pardonnerez de vous en prévenir, et même de joindre à cette lettre le témoignage de M. le résident de France à Genève.

 

          Le dangereux métier d’homme de lettres expose souvent à de telles imputations. On dit qu’il faut prendre le bénéfice avec les charges ; mais ici le bénéfice est du vent, et les charges sont des épines.

 

          Mon très ancien, très tendre, et très respectueux attachement pour votre éminence, me fait espérer qu’elle voudra bien m’ôter cette épine du pied, ou plutôt de la tête : elle est bien sûre de mon cœur (1).

 

 

1 – PIÈCE JOINTE A CETTE LETTRE.

 

     Je soussigné certifie que M. de Voltaire m’a fait voir aujourd’hui une lettre datée d’une campagne près Paris, du 21 Août 1772, contenant en trois pages diverses choses particulières, et à la fin ces mots : « Le pape a fait enfermer un abbé Pinzo ; il court ici une lettre de cet abbé à sa sainteté, etc. » et que, sur une feuille séparée, de la même écriture, est la lettre dudit abbé Pinzo, telle qu’elle a été imprimée : certifie de plus que personne ne connaît à Genève cet abbé Pinzo, et que tous les Génevois que j’ai vus m’ont témoigné une indication marquée de cette lettre vraie ou supposée.

 

Fait à Genève, le 9 septembre 1772.

 

HENNIN, résident pour le roi.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

11 Septembre 1772.

 

 

          Je suis inquiet sur bien des choses, mon cher ange, quoique à mon âge on doive être tranquille. Ce n’est point la paix entre l’empire ottoman et l’empire russe, ce n’est point la révolution de Suède qui altère mon repos ; c’est le petit paquet de la Crète, dont vous ne me parlez jamais, et dont je n’ai aucune nouvelle : mais comme le malheur est bon à quelque chose, je viens de corriger encore cet ouvrage, en le faisant recopier, et j’espère qu’à la fin il méritera toute votre indulgence. Lekain est actuellement à Lyon ; s’il vient à Ferney, je le chargerai du paquet, et tout sera réparé ; mais j’aurai toujours sujet de craindre que la pièce ne soit tombée entre des mains infidèles qui en abuseront.

 

          Ce que je crains encore plus, c’est le mauvais goût, c’est la barbarie dans laquelle nous retombons, c’est l’avilissement des spectacles, comme de tant d’autres choses.

 

          Voici un autre sujet de mon étonnement et de mon trouble mortel.

 

          Avez-vous jamais entendu parler d’un abbé Pinzo, qu’on dit avoir été autrefois camarade d’école du pape ? On prétend que son camarade, ne trouvant pas ses opinions orthodoxes, l’a fait mettre en prison, et qu’il s’en est évadé. Il court une lettre très insolente, très folle, très insensée, très horrible de cet abbé Pinzo à sa sainteté.

 

          Vous vous étonnez d’abord que cette affaire m’inquiète ; mais la raison en est qu’on m’attribue la lettre, et qu’on l’a envoyée au pape en lui disant qu’elle était de moi. Voilà une tracasserie d’un genre tout nouveau.

 

          Je vous supplie, mon cher ange, de vous informer de ce que c’est que cet abbé Pinzo, et sa lettre. Je ne doute pas que quelques ex-jésuites ne fomentent cette calomnie. Ces bonnes gens sont les premiers hommes du monde quand il s’agit d’imposture. Je sais combien cette accusation est absurde ; mais l’absurdité ne rassure pas. Il faut donc toujours combattre jusqu’au dernier moment. Voilà tout ce que vaut cette malheureuse fumée de la réputation. Allons donc, combattons ; j’ai encore bec et ongles.

 

          J’écrivis l’année passée à Boileau ; je viens d’écrire à Horace tout ce que j’ai sur le cœur. Je vous l’enverrai pour vous amuser. Il y a loin d’Horace à l’abbé Pinzo. Je me mets à l’ombre des ailes de mes anges.

 

 

 

 

 

 

 

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