OPUSCULE - Le tocsin des rois
Photo de PAPAPOUSS
LE TOCSIN DES ROIS.
- 1771 -
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[Cette brochure est, comme le poème de Jean Plokof, un appel aux rois d’Europe en faveur de Catherine II. Un anonyme répondit à cet écrit par un Mandement du Muphti, où Voltaire était traité de vieillard insensé, méchant et cruel.] (G.A.)
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L’Europe a frémi de l’assassinat du roi de Pologne (1) ; les coups qui l’ont frappé ont percé tous les cœurs. Mais quelle puissance se met en devoir de le venger ? Sera-ce la sainte Vierge ? devant laquelle ces assassins jurèrent sur l’Evangile, entre les mains d’un dominicain, de tuer le meilleur et le plus sage souverain qu’ait jamais eu la Pologne ? Il est vrai que Notre-Dame de Csentochova fait tous les jours des miracles, mais elle n’a pas fait celui de prévenir les desseins des conjurés ; et jusqu’ici Notre-Dame de Pétersbourg (2) est la seule qui venge l’honneur et les droits du trône. On voit encore, à la honte de tous les chrétiens, des garnisons turques dans les villes polonaises ; et, sans les véritables miracles des armées russes, les Ottomans seraient dans Varsovie.
L’empereur des Romains (3), qui sait l’histoire, et qui est né pour faire des actions dignes de l’histoire, sait assez que ces Turcs ont mis deux fois le siège devant Vienne, et qu’ils ont fait plus de trois cent mille Hongrois esclaves.
Les barbares tyrans de Constantinople, souillés si souvent du sang de leurs frères et de leurs vizirs, traitent tous les rois de l’Europe comme les Romains traitaient autrefois les petits princes de la Cappadoce et de la Judée. Ils regardent nos ambassadeurs comme des consuls de marchands.
M. Porter, ci-devant plénipotentiaire à Constantinople, nous apprend que, pour toute sûreté, nos ambassadeurs n’ont que des concessions, dont on ne leur laisse que des copies qui ne sont point authentiques, et quelques privilèges établis par l’usage, qui sont toujours contestés.
Il nous dit que le grand-vizir Jein Ali bacha voulut, il n’y a pas longtemps, les confiner tous dans l’île des Princes.
Quand un ambassadeur est admis à l’audience du grand-vizir, ce barbare, couché sur un sopha, le fait asseoir sur un petit tabouret, lui dit quatre mots, et le renvoie ; deux huissiers le prennent par les bras pour le faire pirouetter, et pour le faire incliner devant leur maître ; les valets le huent et le sifflent. Du moins il n’y a pas longtemps que cette étiquette était observée.
S’il veut paraître à l’inutile audience du sultan, on le fait attendre deux heures, et souvent à la pluie et à la neige, dans une petite cour triangulaire, sous un arbre autour duquel est un vieux banc pourri sur lequel les marmitons de sa hautesse viennent s’étendre. Il est ainsi conduit d’humiliations en humiliations. Il dissimule ces affronts, et fait accroire à ses commettants qu’il a été reçu avec toutes sortes d’honneurs.
On sait quelles indignités ont souvent souffertes les bailes de Venise. La cour de France ne doit pas avoir oublié que, dans le temps brillant de Louis XIV (en 1658), le grand-vizir Méhémet Cuprogli fit donner à l’audience un soufflet, à poing fermé, au sieur de La Haye Vantelet, fils de l’ambassadeur de France, ambassadeur lui-même, et, de plus, médiateur entre l’empire turc et Venise. On cassa une dent à ce ministre, on le mit dans un cachot. Et pourquoi la Porte exerça-t-elle contre lui ces atrocités ? parce qu’il n’avait pas voulu expliquer une lettre qu’il écrivait en chiffres à un provéditeur de Venise.
Comment cette Porte ottomane traite-t-elle les ministres d’une puissance à qui elle veut faire la guerre ? Elle commence par les faire mettre en prison. C’est ainsi que Mustapha, maintenant régnant, a fait enfermer au château des Sept-Tours le plénipotentiaire de Russie (4). Cet insolent affront, fait à tous les princes dans la personne de ce ministre, a été bien vengé par les victoires du comte de Romanzoff, par les flottes qui sont venues du fond du Nord mettre en cendre les flottes ottomanes, à la vue de Constantinople, sous le commandement des comtes d’Orlof ; par la conquête de quatre provinces que les princes Gallitzin, Dolgorouki, et tant d’autres généraux illustres, ont arrachées aux Ottomans.
Tant d’exploits accumulés crient à haute voix au reste de l’Europe : Secondez-nous, et la tyrannie des Turcs est détruite.
Certes, si l’impératrice des Romains, Marie-Thérèse voulait prêter ses troupes à son digne fils (5), qui pourrait l’empêcher de prendre en une seule campagne toute la Bosnie et toute la Bulgarie, tandis que les armées victorieuses de l’impératrice Catherine II marcheraient à Constantinople ?
Combien de fois le comte Marsigli, qui connaissait si bien le gouvernement turc, nous a-t-il dit qu’il est aisé de jeter par terre ce grand colosse, qui n’est puissant que par nos divisions ? Je le répète après lui, c’est notre faute si l’Europe n’est pas vengée.
On craint que la maison d’Autriche ne devienne trop puissante, et que l’empereur des Romains ne commande dans Rome. Aimez-vous mieux que les Turcs y viennent ? Ce fut longtemps leur dessein, et ils pourront un jour l’accomplir si on les laisse respirer et réparer leurs pertes.
On craint encore plus la Russie. Mais en quoi cette puissance serait-elle plus dangereuse que celle des Turcs ? Et pourquoi redouter des fléaux éloignés, tandis qu’on peut détruire des fléaux présents ?
Quoi ! on a donné la Toscane à un frère de l’empereur (6), Parme à un fils d’un roi d’Espagne (7) ; on a dépouillé le pape de Bénévent et d’Avignon sans que personne ait murmuré ; et on tremblerait d’ôter les Etats d’Europe à l’implacable ennemi de toute l’Europe ! les Vénitiens n’oseraient reprendre Candie ! on craindrait de rendre Rhodes à ses chevaliers ! on frémirait de voir le Turc hors de la Grèce !
Nos neveux ne pourront un jour comprendre qu’on ait eu cette occasion unique, et qu’on n’en ait pas profité. Et si ce fameux piast (8) Jean Sobieski, ce vainqueur des Ottomans, revenait au monde, que dirait-il en voyant ses compatriotes s’unir avec les Turcs contre son successeur ?
Les folles croisades durèrent autrefois plus de cent années ; et aujourd’hui la sage union de deux ou trois princes est impraticable ! Des millions d’hommes allèrent périr en Syrie et en Egypte, et on tremble de laisser prendre Constantinople, quand l’Egypte même nous tend les bras ! et cette malheureuse inaction s’appelle politique La vraie politique est de chasser d’abord l’ennemi commun. Laissez au temps le soin de vous armer ensuite les uns contre les autres : vous ne manquerez pas d’occasions de vous égorger.
1 – 3 novembre 1771. Voyez l’Essai sur les dissensions de Pologne. (G.A.)
2 – Catherine II. (G.A.)
3 – Joseph II. (G.A.)
4 – D’Obreskoff. (G.A.)
5 – Joseph II n’était encore que co-régent des Etats héréditaires d’Autriche (Hongrie et Bohême), qui appartenaient à sa mère. (G.A.)
6 – Léopold, plus tard empereur. (G.A.)
7 – Don Ferdinand. (G.A.)
8 – Ce mot, qui signifie originaire du pays, était donné aux rois de Pologne.