CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 12
Photo de PAPAPOUSS
à M. le marquis de Thibouville.
8 Mai 1771 (1).
Il est aussi impossible, mon cher baron, d’avoir une montre à répétition pour quatre louis que d’avoir à Paris un esturgeon pour quatre sous ; ainsi, je vous conseille de renoncer à cette idée.
M. de Belloy (2) mérite une pension de la cour pour avoir ramené au spectacle les oisifs de Paris, qui ne s’occupaient que de brochures pour et contre l’ancien parlement. Il fait là une belle diversion dont le gouvernement doit lui être très obligé. C’est le poète tragique de la nation ; les autres étaient Grecs et Romains. Il est bon qu’il y en ait un qui soit citoyen. Je vous prie de lui faire mes très sincères compliments.
Je ne me porte pas assez bien, j’ai des affaires trop épineuses et des occupations trop tristes pour songer actuellement à des vers. Chaque chose a son temps ; je suis bien aise d’ailleurs d’oublier entièrement un ouvrage pour le revoir avec des yeux frais.
Portez-vous bien ; madame Denis s’intéresse bien vivement à votre santé, quoique elle n’écrive point.
Ayez la bonté de faire la cour à mes anges, vos voisins, quand vous les verrez, et conservez-moi votre amitié, qui me sera toujours bien précieuse. Je suis un peu aveugle et sourd, et presque mourant ; mais cela n’est rien.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – On venait de jouer Gaston et Bayard. (G.A.)
à M. de Maupeou.
A Ferney, 8 Mai 1771.
Monseigneur, sera-t-il permis à un vieillard inutile d’oser vous présenter un jeune avocat (1) dont la famille exerce cette fonction honorable depuis plus de deux cents ans dans la Franche-Comté ? Il est un de vos plus grands admirateurs, et très capable de servir utilement.
La cause dont il s’est chargé, et que M. Chéry poursuit au conseil de sa majesté, est digne assurément d’être jugée par vous. Il s’agit de savoir si douze ou quinze mille Francs-Comtois auront le bonheur d’être sujets du roi, ou esclaves des chanoines de Saint-Claude. Ils produisent leurs titres, qui les mettent au rang des autres Français ; les chanoines n’ont pour eux qu’une usurpation clairement démontrée.
Il est à croire, monseigneur, que, parmi les services que vous rendez au roi et à la France en réformant les lois, on comptera l’abolition de la servitude, et que tous les sujets du roi vous devront la jouissance des droits que la nature leur donne. Je respecte trop vos grands travaux pour abuser plus longtemps de votre patience. Souffrez que je joigne à mon admiration le profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Christin. (G.A.)
à M. Christin.
8 Mai 1771.
Voilà, mon cher ami, la lettre que je prends la liberté d’écrire à M. le chancelier cela est un peu hardi de ma part. Vox clamantis in deserto n’est pas faite pour être écoutée à la cour, mais l’envie de vous servir me rend un peu insolent. Je vais écrire à M. Marie, et même à M. le marquis de Monteynard.
Frontis ad urbanæ descendo præmia.
HOR., lib. I, ep. IX.
Votre évêque de Saint-Claude veut destituer Nidol, notaire de Longchaumois, pour avoir reçu les protestations des habitants contre les faux actes dont les chanoines se prévalent. Il demande à être reçu notaire royal. Je ne sais, mon cher philosophe, si la chose est possible ; je ne me connais point en lettres de chancellerie ; vous êtes à portée d’être instruit.
J’ai tout lieu d’espérer que vous aurez d’ailleurs un plein succès, et que vous reviendrez chez vous comme Charles-Quint de son expédition de Tunis, avec dix-huit mille chrétiens dont il avait brisé les fers ; vous n’êtes pas homme à renoncer, par ennui, à une chose que vous avez entreprise par vertu. Voilà de ces occasions où il faut rester sur la brèche jusqu’au dernier moment. Je vous embrasse bien tendrement.
à M. le duc de La Vrillière.
A Ferney, le 9 Mai 1771.
Monseigneur, je dois vous représenter que, par le marché fait au nom du roi avec l’entrepreneur, tous les matériaux et tout ce qui peut servir au port et à la ville de Versoix appartiennent à sa majesté, qui s’est engagée à les payer.
La petite frégate qui a servi à faire les voyages en Savoie, et qui est destinée à porter les sels en Suisse, appartient au roi ; elle est ornée de fleurs de lis, et porte pavillon de France.
M. Bourcet me manda même qu’il voulait la réclamer au nom de sa majesté. Les dettes pour lesquelles elle avait été saisie dans un port de Savoie, sur le lac de Genève, ne se montaient qu’à deux mille livres. Je ne balançai pas à la racheter. Je n’insiste point sur le paiement ; je m’en rapporte à votre équité, ou à celle du secrétaire d’Etat dans lequel le département de la ville de Versoix pourra tomber, ou à M. le contrôleur général, et j’attendrai votre commodité et la leur.
Quant au projet de la ville de Versoix, mon intérêt personnel doit céder sans doute à l’intérêt public. Toutes les observations que j’ai eu l’honneur de vous faire, je les ai faites à M. le duc de Choiseul, qui daigna condescendre à toutes mes prières et approuver toutes mes vues, excepté celle de l’emplacement du port que j’avais proposé à l’embouchure de la rivière, seulement pour épargner les frais.
M. Bourcet, chargé alors de toute l’entreprise, et assurément plus capable que personne de la conduire, connut, par la nature du terrain, qu’il fallait placer le port beaucoup plus haut, quoique cette position coûtât davantage.
On commençait à tracer la ville, et les fondements du port étaient déjà jetés, lorsque environ deux cents natifs de Genève, dont quelques-uns avaient été assassinés par les citoyens, se réfugièrent dans Ferney. Ce sont presque tous d’excellents ouvriers en horlogerie ; je les recueillis, je leur bâtis des maisons avec une célérité aussi grande que mon zèle. M. le duc de Choiseul approuva ma conduite. Sa majesté leur permit d’exercer leurs fonctions en toute liberté, sans payer aucun impôt. On promit au village de Ferney tous les privilèges dont la ville de Versoix devait jouir.
J’avançai tout ce qui me restait d’argent à ces nouveaux colons ; ils travaillèrent. M. le duc de Choiseul eut même la générosité d’acheter plusieurs de leurs montres ; ils en fournissent actuellement en Espagne, en Italie, en Hollande, en Russie, et font entrer de l’argent dans le royaume. Les choses ont changé depuis ; mais j’espère que vos bontés pour moi ne changeront point, et que vous voudrez bien protéger ma colonie comme M. le duc de Choiseul la protégeait. Je lui dois tout. Je ne serai pénétré jusqu’au dernier moment de ma vie de la reconnaissance respectueuse que je lui dois, et de l’admiration que la noblesse de son caractère m’a toujours inspirée.
Vous approuvez mes sentiments, monseigneur ; vous avez intérêt, plus que personne, que l’on ne soit point ingrat.
Accablé de vieillesse et de maladies, près de finir ma carrière, je vous implore bien moins pour moi que pour les artistes qui se sont habitués à Ferney, et qui sont utiles à l’Etat, auquel je suis très inutile. J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, etc.
à Madame la duchesse de Choiseul.
A Ferney, 13 Mai 1771.
Madame, je vous prie de lire et de faire lire la copie de la lettre à M. le duc de La Vrillière. Vous y verrez une très petite partie de mes sentiments, et mon principal objet a été de les lui manifester ; car assurément je n’insiste point sur ce qu’il m’en a coûté pour retirer le vaisseau amiral d’esclavage.
La colonie que j’avais établie sous la protection de M. le duc de Choiseul et sous la vôtre, sera bientôt détruite ; je serai entièrement ruiné, et je m’en console avec beaucoup d’honnêtes gens. Près de finir ma carrière, je regrette fort peu les vanités de ce monde.
Permettez-moi seulement de vous dire, madame, que mes derniers sentiments seront ceux de la reconnaissance que je vous dois de mon admiration pour votre caractère comme pour celui de Barmécide, de mon respect et de mon attachement inviolable pour tous deux : c’est ma profession de foi et rien ne m’en fera changer. Je mourrai aussi fidèle à la foi, que je vous ai jurée, qu’à ma juste haine contre des hommes qui m’ont persécuté tant qu’ils ont pu, et qui me persécuteraient encore s’ils étaient les maîtres. Je ne dois pas assurément aimer ceux qui devaient me jouer un mauvais tour au mois de janvier (1), ceux qui versaient le sang de l’innocence, ceux qui portaient la barbarie dans le centre de la politesse ; ceux qui, uniquement occupés de leur sotte vanité, laissaient agir leur cruauté sans scrupule, tantôt en immolant Calas sur la roue, tantôt en faisant expirer dans les supplices, après la torture, un jeune gentilhomme qui méritait six mois de Saint-Lazare, et qui aurait mieux valu qu’eux tous. Ils ont bravé l’Europe entière, indignée de cette inhumanité ; ils ont traîné dans un tombereau, avec un bâillon dans la bouche, un lieutenant-général justement haï, à la vérité, mais dont l’innocence m’est démontrée par les pièces mêmes du procès. Je pourrais produire vingt barbaries pareilles, et les rendre exécrables à la postérité. J’aurais mieux aimé mourir dans le canton de Zug ou chez les Samoïèdes, que de dépendre de tels compatriotes. Il n’a tenu qu’à moi autrefois d’être leur confrère ; mais je n’aurais jamais pensé comme eux.
Je vous ouvre, madame, un cœur qui ne sait rien dissimuler, et qui est cent fois plus touché de vos bontés qu’ulcéré de leurs injustices atroces et de leur despotisme insupportable.
Je ne me flatte pas, madame, que les circonstances où nous sommes, vous et moi, vous permettent de m’écrire. Il est vrai que si vous me faites dire un mot par votre petite-fille, je mourrai plus content ; mais si vous gardez le silence, je n’en serai pas moins à vos pieds, je ne vous serai pas moins dévoué avec une reconnaissance aussi vive que respectueuse.
1 – Voyez la lettre suivante. (G.A.)
à Madame la duchesse de Choiseul.
15 Mai 1771.
Permettez, madame, que j’ajoute un petit codicille à mon testament, et que je vous explique les étrennes qu’on voulait me donner au mois de janvier dernier.
M. Seguier, après la réception que le public lui avait faite à l’Académie française, se mit à voyager. Il vint chez moi, et me dit que plusieurs conseillers du parlement le pressaient de dénoncer l’histoire de ce corps, imprimée, dit-on, il y a deux ans, qu’il ne pourrait s’empêcher à la fin de remplir son ministère, que, s’il ne faisait pas la dénonciation, ces conseillers le feraient eux-mêmes, et que cela pourrait aller très loin.
Je lui répondis, en présence de M. Hennin, résident à Genève, et de ma nièce, que cette affaire ne me regardait point du tout ; que je n’avais aucune part à cette histoire ; que d’ailleurs je la regardais comme très véridique ; et que s’il était possible qu’une compagnie eût de la reconnaissance, le parlement devait des remerciements à l’écrivain qui l’avait extrêmement ménagé.
Voilà, madame, ma confession achevée. Si vous me donnez l’absolution, je ne mourrai que dans quinze jours ; si vous me la refusez, je mourrai dans quatre ; mais si je ne mourais pas en vous adorant, je me croirais plus réprouvé que Belzébuth. LE VIEIL ERMITE.
à M. Chardon.
A Ferney, 15 Mai 1771.
Monsieur, je ne vous ai point remercié assez tôt de l’honneur de votre souvenir. La raison en est que j’ai été tout près d’aller dans le vaste pays où l’on ne se souvient plus de personne ; mais le voyage est différé peut-être de quelques mois. En attendant, je me suis hâté de vous envoyer, par un coche, qui va de nos déserts à Lyon un petit paquet à votre adresse, intitulé Papiers. Je me flatte qu’on respectera votre nom, et que le petit paquet arrivera sain et sauf.
Vous avez commencé, monsieur, par gouverner des serpents dans l’île Sainte-Lucie ; vous civilisez actuellement des loups-cerviers (1) : je suis persuadé que vous parviendrez à les métamorphoser en hommes.
Je souhaite que vous puissiez changer ainsi vos montagnes en terres fertiles, et que vous fassiez ce que les Arabes et les Romains n’ont pu faire.
On dit qu’il y a quelques bons cantons dans votre île, et que vous avez d’excellent gibier, mais que la Corse en sera jamais une terre à froment. Je m’en rapporte à vous, monsieur ; vous y ferez sûrement tout le bien qui peut s’y faire. Je serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie à l’homme supérieur, à l’homme respectable qui vous a mis à la tête de la Corse, et qui est actuellement, malgré lui, dans un plus beau climat.
Vous savez quelles sont nos tracasseries parlementaires : il est vrai qu’on ne s’assassine point comme on faisait autrefois en Corse ; mais les haines sont aussi violentes qu’elles peuvent l’être entre des Français qui ont le bonheur d’oublier tout au bout de six mois.
Pour moi, monsieur, je n’oublierai jamais les bontés dont vous m’avez honoré. Tous mes sens se sont affaiblis ; mais il n’y aura nulle diminution dans l’attachement et le respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc. L’ERMITE DES ALPES.
1 – Chardon était alors intendant de la Corse. (G.A.)