CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 22

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 22

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à M. de Pomaret.

 

14 Octobre 1771.

 

 

          Le vieux malade, monsieur, est bien sensible à votre souvenir. Le ministère est trop occupé des parlements pour songer à persécuter les dissidents de France. On laisse du moins fort tranquilles ceux que j’ai recueillis chez moi ; ils ne paient même aucun impôt, et j’ai obtenu jusqu’à présent toutes les facilités possibles pour leur commerce.

 

          Je présume qu’il en est ainsi dans le reste du royaume. On s’appesantit plus sur les philosophes que sur les réformés ; mais si les uns et les autres ne parlent pas trop haut, on les laissera respirer en paix ; c’est tout ce que l’on peut espérer dans la situation présente. Le gouvernement ne s’occupera jamais à déraciner la superstition ; il sera toujours content, pourvu que le peuple paie et obéisse. On laissera le prépuce de Jésus-Christ dans l’église du Puy en Velay, et la robe de la vierge Marie dans le village d’Argenteuil. Les possédés qui tombent du haut-mal iront hurler la nuit du jeudi-saint dans la Sainte-Chapelle de Paris, et dans l’église de Saint-Maur  on liquéfiera le sang de saint Janvier à Naples. On ne se souciera jamais d’éclairer les hommes, mais de les asservir. Il y a longtemps que, dans les pays despotiques, sauve qui peut ! est la devise des sujets.

 

 

 

 

 

à Madame La duchesse douairière d’Aiguillon.

 

A Ferney, 16 Octobre 1771.

 

 

          Madame, je vous ai importunée deux fois fort témérairement : la première, pour un gentilhomme (1) qui disait n’avoir point tué un prêtre, et qui l’avait tué ; la seconde, pour moi, qui disais ne pas recevoir de réponse de M. le duc d’Aiguillon, et qui, le moment d’après, en reçus une pleine d’esprit, de grâces, et de bonté, comme si vous l’aviez écrite. Cela prouve que je suis un jeune homme de soixante-dix-huit ans, très vif et très impatient, ce qui autrement veut dire un radoteur ; mais je ne radote point, en étant persuadé que M. le duc d’Aiguillon écrit mieux que M. le cardinal de Richelieu, et que je vous donne sans difficulté la préférence sur madame la duchesse d’Aiguillon, première du nom.

 

          Il est vrai que je meurs dans l’impénitence finale sur les Testaments (2) ; mais aussi je meurs dans le respect et dans la reconnaissance finale avec laquelle j’ai l’honneur d’être, madame, etc.

 

 

1 – Le comte de Beaufort. (G.A.)

2 – Il s’agit du Testament de Richelieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

A Ferney, 20 Octobre 1771.

 

 

          J’ai bien vu, mon ancien ami, que vos sentiments pour moi ne sont point affaiblis, puisque vous m’avez envoyé M. Bacon (1). C’est un homme qui pense comme il faut, et qui me paraît avoir autant de goût que de simplicité. Il serait à souhaiter que tous les procureurs généraux eussent été aussi humains et aussi honnêtes que leur substitut.

 

          Il m’apprend que vous avez encore changé de logement, et que vous êtes dans une situation assez agréable. Vivez et jouissez. Vous approchez de la soixante-dixième, et moi de la soixante-dix huitième. Voilà le temps de songer bien sérieusement à la conservation du reste de son être, de se prescrire un bon régime, et de se faire des plaisirs faciles qui ne laissent après eux aucune peine. Je tâche d’en user ainsi. J’aurais voulu partager cette petite philosophie avec vous, mais ma destinée veut que je meure à Ferney. J’y ai établi une colonie d’artistes, qui a besoin de ma présence. C’est une grande consolation que de rendre ses derniers jours utiles, et ce plaisir tient lieu de tous les plaisirs.

 

          Adieu ; portez-vous bien, et conservez-moi une amitié dont je sens le charme aussi vivement que si je n’avais que trente ans.

 

 

1 – Substitut du procureur général à Paris. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

21 Octobre 1771.

 

 

          Mon cher ami, après les aventures des Bélisaire et des Fénelon (1), il ne nous reste plus que d’adorer en silence la main de Dieu qui nous châtie. Les jésuites ont été abolis, les parlements ont été réformés, les gens de lettres ont leur tour. Bergier, Ribaillier, Coger pecus et omnia pecora, auront seuls le droit de brouter l’herbe. Vous m’avouerez que je ne fais pas mal d’achever tout doucement ma carrière dans la paix de la retraite, qui seule soutient le reste de mes jours très languissants.

 

          Heureux ceux qui se moquent gaiement du rendez-vous donné dans le jardin pour aller souper en enfer, et qui n’ont point affaire à des fripons gagés pour abrutir les hommes, pour les tromper, et pour vivre à leurs dépens ! Sauve qui peut !

 

          Dieu veuille qu’en dépit de ces marauds-là vous puissiez choisir, pour remplir le nombre de nos Quarante, quelque honnête homme franc du collier, et qui ne craigne point les cagots ! Il n’y a plus moyen d’envoyer un seul livre à Paris. Cela est impraticable, à moins que vous ne trouviez quelque intendant ou fermier des postes qui soit assez hardi pour s’en charger : encore ne sais-je si cette voie serait bien sûre. Figurez-vous que tous les volumes de Questions sur l’Encyclopédie qui ont été imprimés jusqu’ici l’ont été à Genève, à Neuchâtel, dans Avignon, dans Amsterdam, que toute l’Europe en est remplie, et qu’il n’en peut entrer dans Paris un seul exemplaire. On protégeait autrefois les belles-lettres en France ; les temps sont un peu changés.

 

          Vous faites bien, mon cher confrère, de vous amuser de l’Opéra-Comique ; cela n’est sujet à aucun inconvénient ; et d’ailleurs on dit que le grand théâtre tragique est tout à fait tombé depuis la retraite de mademoiselle Clairon. Je vous prie de lui dire combien je lui suis attaché, et d’être persuadé de la tendre amitié qu’on a pour vous dans la retraite de Ferney.

 

 

1 – Le roman de Bélisaire censuré, et l’Eloge de Fénelon supprimé. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

21 Octobre 1771 (1).

 

 

          Mon cher ange, il faut que je vous avoue qu’ayant été malade, et voulant mettre de l’ordre dans mes affaires, j’ai brûlé tous mes papiers pour avoir plus tôt fait. Votre lettre, dans cette expédition, a malheureusement suivi le sort de mes paperasses ; mais je crois n’avoir pas tout à fait perdu la mémoire de vos ordres.

 

          N’y a-t-il pas cinq montres à vous envoyer ? Parmi ces cinq montres, n’y en a-t-il pas deux à répétition, l’une qu’on veut payer dix-huit louis, et l’autre dix-sept ? Elles ont été toutes deux commandées sur-le-champ ; celle de dix-sept ne vaudra pas l’autre. Vous aurez les trois montres sans répétition dans e même temps. J’adresserai le tout à M. d’Ogny, si vous le trouvez bon ; il me fait de ces petits plaisirs-là quelquefois, et j’aurai le temps d’attendre vos instructions, que je ne brûlerai plus.

 

          Je vous avais prié de vouloir bien dire un mot en faveur de notre pauvre colonie à M. le duc d’Aiguillon ; mais heureusement il a prévenu vos sollicitations par la lettre la plus obligeante. Ainsi, je ne vous supplierai que de lui parler de ma reconnaissance, quand l’occasion s’en présentera.

 

          Je ne sais si vous êtes à Fontainebleau ou à Paris ; mais si vous voyez notre Lekain, ayez la bonté de lui dire que je suis aussi sensible à ses succès que lui-même.

 

          Les affaires d’Afrique et d’Argos (2) iront comme elles pourront. Comme le traité a été fait il y a longtemps, il est bien difficile d’y ajouter de nouvelles clauses. Ce sera pour le congrès qui ne se présentera pas sitôt. Il faut laisser passer Pierre le Cruel (3), et la dame de Padilla, et tous ceux qui voudront passer. Mes jeunes candidats savent attendre, et le vieil ermite de Ferney sait vous aimer jusqu’à son dernier soupir.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Sophonisbe et les Pélopides. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bourgelat.

 

A Ferney, 26 Octobre 1771.

 

 

          En lisant, monsieur, la savante dissertation que vous avez eu la bonté de m’envoyer, sur la vessie de mon bœuf, vous m’avez fait souvenir du bœuf du quatrième livre des Géorgiques, dont les entrailles pourries produisaient un essaim d’abeilles. Les perles jaunes que j’avais trouvées dans cette vessie me surprenaient surtout par leur énorme quantité, car je n’en ai pas envoyé à Lyon la dixième partie. Cela m’a valu de votre part des instructions dont un agriculteur comme moi vous doit les plus sincères remerciements : voilà le miel que vous avez fait naître.

 

          Je suis toujours effrayé et affligé de voir les vessies des hommes et des animaux devenir des carrières, et causer les plus horribles tourments, et je me dis toujours : Si la nature a eu assez d’esprit pour former une vessie et tous ses accompagnements, pourquoi n’a-t-elle pas eu assez d’esprit pour la préserver de la pierre ? On est obligé de me répondre que cela n’était pas en son pouvoir, et c’est précisément ce qui m’afflige.

 

          J’admire surtout votre modestie éclairée, qui ne veut encore décider sur la cause et la formation de ces calculs. Plus vous savez, et moins vous assurez. Vous ne ressemblez pas à ces physiciens qui se mettent toujours sans façon à la place de Dieu, et qui créent un monde avec la parole. Rien n’est plus aisé que de former des montagnes avec des courants d’eau, des pierres calcaires avec des coquilles, et des moissons avec des vitrifications ; mais le vrai secret de la nature est un peu plus difficile à rencontrer (1).

 

          Vous avez ouvert, monsieur, une nouvelle carrière par la voie de l’expérience ; vous avez rendu de vrais services à la société : voilà la bonne physique. Je ne vois plus que par les yeux d’autrui, ayant presque entièrement perdu la vue à mon âge de soixante-dix-huit ans ; et je ne puis trop vous remercier de m’avoir fait voir par vos yeux. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Voltaire vise ici Buffon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

8 Novembre 1771 (1).

 

 

          Mon cher ange, il y a des temps durs à passer dans la vie ; je suis dans une de ces époques, et mon royaume n’a jamais été de ce monde. Je compte pourtant vous envoyer tout ce que vous avez bien voulu commander à notre fabrique. Je vous promets de ne point brûler la petite lettre du 2 novembre, contenant vos instructions.

 

          Je ne puis vous envoyer le petit écrit que je fis l’année passée, en faveur des esclaves de Saint-Claude. Je n’en ai plus d’exemplaires, je n’en retrouve plus ; c’était un petit préliminaire assez vague, et qui ne servirai de rien à celui qui voudrait rapporter l’affaire. C’était la voix qui criait dans le désert : Préparez les chemins pour Christ ou pour Christin.

 

          Je sais que plusieurs personnes puissantes, qui ont des mainmortables, et qui craignent un règlement sur cet abus, sollicitent vivement contre nous. Ces personnes ne savent pas qu’il y aurait à gagner pour elles si on supprimait la mainmorte en France, comme elle est supprimée depuis peu en Savoie. Leur cupidité les trompe ; d’ailleurs leur situation n’est point du tout celle de Saint-Claude. Ces seigneurs ont des titres, et les chanoines de Saint-Claude n’en ont point. Nous ne plaidons que contre des moines usurpateurs et des moines faussaires.

 

          Je vais répondre à M. l’abbé du Vernet qui daigne être mon historien (2). Il est plaisant à la vérité qu’on fasse l’histoire d’un homme de son vivant ; mais je pense que je pourrai esquiver ce ridicule et que je serai mort avant qu’il ait rassemblé ses matériaux, car ma santé est horriblement délabrée. Cette mauvaise santé, les neiges qui vont m’engloutir, les fluxions sur les yeux qui recommencent, et les embarras horribles qui sont des suites inévitables de la fondation de ma colonie, ont fait un peu de tort aux vers alexandrins du neveu de M. Lantin et de l’autre jeune homme. La poésie s’accorde mal avec les tribulations.

 

          Vous me direz que j’ai pourtant toujours aimé ce maudit métier au milieu des épines. Cela est vrai ; mais à la fin on succombe. Que ne puis-je succomber à la tentation de venir vous embrasser, et vous renouveler les plus tendres sentiments dont un cœur ait jamais été pénétré !

 

 

P.S. – Dupuits vous apportera le six et le sept (3).

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (GA.)

2 – Cette Vie de Voltaire ne parut qu’en 1786. (A. François.)

3 – Les tomes VI et VII des Questions sur l’Encyclopédie. (A.François.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé du Vernet

 

Ferney, le 8 Novembre 1771.

 

 

          Le vieux malade, dont M. l’abbé du Vernet daigne être l’historien, n’a pas été en état de le remercier plus tôt. Comme on ne fait guère l’histoire des gens qu’après leur mort, il est à croire que M. l’abbé sera bientôt dans les règles. Le vieillard est mourant ou à peu près, et probablement son curé l’aura dûment enterré avant que l’ouvrage puisse paraître.

 

          On ne manquera pas d’envoyer, en attendant, tout ce que M. l’abbé à la bonté de demander. S’il pouvait venir faire un petit tour à Ferney, il serait à portée de lire beaucoup de choses et de jeter de l’eau bénite sur le corps du défunt, qui se recommande à ses prières.

 

          M. de La Condamine sait l’histoire de Pelletier des Forts (1) et de la loterie de 1729 ; il était alors mon ami, et n’avait point encore fait de voyage dans le Nouveau Monde. Il ne connaissait point encore La Beaumelle (2). Rappelez-lui la parade de l’Arménien chez madame Dufay, qui nous aimait tous deux. Ce fut chez elle que, pendant tout un souper, je fus la dupe de notre Arménien-Français. Je me souviens très bien que je finis par l’embrasser, et par le remercier de beaucoup de choses qu’il m’avait apprises en plaisantant. Je suis, etc.

 

 

1 – Voyez le Commentaire historique. (G.A.)

2 – Voyez au 24 Juillet 1774. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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