CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 32

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 32

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à M. Marmontel.

 

29 Novembre 1770 (1).

 

 

          Je prie instamment Bélisaire de faire succéder M. Gaillard au jeune Moncrif, que j’irai trouver incessamment.

 

          A l’égard de l’empereur Kien-Long, je crois qu’il faut lui donner une place d’honoraire à l’Académie des inscriptions, qu’il enrichira de soixante espèces de caractères.

 

          Croyez-vous, mon cher confrère, que M. Riballier se présente cette fois-ci pour remplir la place vacante ?

 

 

1 – Toutes les éditions donnent mal à propos ce billet à l’année 1773. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Veymerange  (1)

 

Ferney, 29 Novembre 1770 (2).

 

 

          Monsieur, les cavaliers des fermes-générales viennent d’arrêter sur le chemin de Muyrin à Genève, dans la route de traverse, cinq voitures chargées de cinquante-deux coupes de blé, lesquelles appartiennent au nommé Cimetière et à un nommé Gros, dit Bordon, son associé. Tous deux, sous prétexte de fournir le Genevois Campassadez à Gendoux, ravissent tout le blé du pays, le portent dans l’étranger, et font mourir les agriculteurs de faim.

 

          Il y a plus de six semaines que ce brigandage s’exerce jour et nuit. Nous avons besoin de la plus prompte justice, et de la délivrance du fléau dont nous sommes accablés.

 

          Il est bien cruel que ce soit un Génevois, demeurant sur terre de Genève, qui soit chargé de nourrir les troupes du roi, et qui, par là, fournisse un prétexte continuel de mettre la famine dans notre province.

 

          Nous vous demandons en grâce de vous concerter avec M. de Caire pour sauver ce malheureux petit canton.

 

 

1 – Conseiller au parlement de Metz, directeur général des vivres. (G.A.)

2 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Servan.

 

A Ferney, 30 novembre (1).

 

 

          Au nom de Dieu, monsieur, venez coucher chez nous ; vous serez mieux couché que dans une auberge.

 

          Je prends le matin des médecines qui me tuent. Je suis plus malade que vous. Il m’est impossible de voir personne le matin dans l’état plus cruel où je suis. Quittez la triste ville de Genève à portes fermantes ; venez dans notre hôpital : nos sœurs grises auront soin de vous. Il faut que les malheureux se consolent ensemble.

 

          Vous parlez de faire une visite du matin, comme si vous vous portiez bien. Il faut rester dans son lit jusqu’à midi au moins, se lever tard, se coucher de bonne heure. Je n’ai trouvé que ce secret pour prolonger une misérable vie, qui vous est entièrement dévouée.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Veymerange.

 

Ferney, 30 Novembre (1).

 

 

          Permettez, monsieur, que je joigne mes remerciements à ceux de toute la province. Vous lui rendez un service essentiel, vous et M. de Caire, en ne souffrant pas qu’on abuse de votre nom pour nous affamer. Le blé vaut aujourd’hui cinquante-quatre livres le setier, mesure de Paris.

 

          Ceux qui ont abusé de vos passeports pour transporter le blé à l’étranger, et qui causaient chez nous la disette, ont été arrêtés près des terres de Genève, dans le chemin opposé à Versoix. Leur délit est constaté, les blés sont saisis par la justice, et c’est bien le moins qu’ils soient vendus à un prix raisonnable, dans le marché public, aux pauvres qui en ont besoin.

 

          Vous sauverez réellement notre petit canton et nos colonies naissantes, en accélérant la construction des fours de Versoix, afin qu’on ne soit plus réduit à cuire le pain des troupes françaises sur le territoire de Genève, et qu’il n’y ait plus aucun prétexte aux monopoleurs qui exportent la nourriture du pays. L’état présent où nous sommes me force de réitérer mes instances et mes remerciements.

 

          Madame Denis se flatte d’avoir l’honneur de vous voir ce soir. J’ai celui d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Vernes.

 

30 Novembre 1770.

 

 

          Le vieux malade à qui M. Vernes a fait la faveur d’écrire est actuellement dans un état déplorable. Dès qu’il sera un peu mieux, il suppliera M. Vernes de vouloir bien ne pas oublier de le venir voir avec son ami M. Palissot. Il présente ses respects à l’un et à l’autre.

 

 

 

 

 

à M. Christian VII.

 

Novembre 1770.

 

 

          Sire, M. d’Alembert m’a instruit des bontés de votre majesté pour moi. Tant de générosité de votre part ne m’étonne point ; mais l’objet m’en étonne : ce n’était pas sans doute à un simple citoyen comme moi qu’il fallait une statue. L’Europe en doit aux rois qui voyagent pour répandre des lumières, qui ont la modestie de croire en acquérir, qui donnent des exemples en prétendant qu’ils en reçoivent, qui emportent les vœux de tous les peuples chez lesquels ils ont été, qui ne revoient leurs sujets que pour les rendre heureux, pour en être chéris, et pour les venger des barbares.

 

          Je suis près de finir ma carrière, lorsque votre majesté en commence une bien éclatante. L’honneur qu’elle daigne me faire répand sur mes derniers jours une félicité que je ne devais pas attendre. Je sens combien il est flatteur de finir par avoir tant d’obligations à un tel monarque. Je suis avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance, etc.

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Ferney, 3 Décembre 1770.

 

 

          Mon cher philosophe, on peut tirer une très bonne quintessence de la grosse bouteille que vous m’avez envoyée. Sans précision et sans sel on ne tient rien. Le monde est rassasié de dissertations sur le monarchique, le démocratique, le métaphysique, le poétique et le narcotique.

 

          Si Bayle faisait son dictionnaire, son libraire serait ruiné.

 

          Je vous prie de me mander si l’Encyclopédie in-4° (1) réussit, s’il y a des additions considérables, si elle mérite qu’on l’achète, ou s’il faut s’en tenir à ne pas multiplier les êtres sans nécessité. Vale.

 

 

1 – L’Encyclopédie d’Yverdun. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

5 Décembre 1770.

 

 

          Vous avez vu, madame, finir votre ami (1) que vous aviez déjà perdu. C’est un spectacle bien triste ; vous l’avez supporté pendant plus de deux années. Le dernier acte de cette fatale pièce fait toujours de douloureuses impressions. Je suis actuellement, sans contredit, le premier en date de vos anciens serviteurs. Cette idée redouble mon chagrin de ne vous point voir, et de me dire que peut-être je ne vous reverrai jamais.

 

          Je regrette jusqu’au fond de mon cœur le président Hénault ; je le rejoindrai bientôt ; mais où ? et comment ? On chantait à Rome, et sur le théâtre public, devant quarante mille auditeurs : « Où va-t-on après la mort ? où l’on était avant de naître. »

 

          On voudrait cuire aujourd’hui, devant quarante mille hommes, celui qui répéterait ce passage de Sénèque. Nous sommes encore des polissons et des barbares. Il y a des gens d’un très grand mérite chez les Welches, mais le gros de la nation est ridicule et détestable. Je suis bien aise de vous le dire avec autant de franchise que je vous dis combien je vous aime, combien j’estime votre façon de penser, à quel point je regrette d’être loin de vous.

 

          Je voudrais bien savoir s’il y a quelques particularités intéressantes dans le testament du président. Je serais bien fâché qu’il y eût quelque trait qui sentît encore le père de l’Oratoire. Je voudrais que, dans un testament, on ne parlât jamais que de ses parents et de ses amis.

 

          Adieu, madame ; conservez votre santé, et quelquefois même de la gaieté ; mais n’est pas gai qui veut, et ce monde, en général, ne réjouit pas les esprits bien faits. Mille tendres respects.

 

 

1 – Hénault, mort le 24 Novembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Condorcet.

 

5 Décembre 1770.

 

 

          Puisque M le marquis de Condorcet tolère les vers, le roi de la Chine le prie de le tolérer. Il avait envoyé un exemplaire pour vous, monsieur, à votre compagnon de voyage. Je ne sais si on oublie Pékin quand on est à Paris. Cet exemplaire français n’est imprimé que dans une sorte de caractères. Vous savez qu’à la Chine on en a employé soixante-quatre pour rendre l’impression et la lecture plus faciles. C’est de la pâture pour messieurs des inscriptions et belles lettres. Au reste, je ne doute pas que le roi de la Chine n’aime aussi les mathématiques. Pour moi, monsieur, j’aime passionnément les deux mathématiciens qui ont autant de justesse que de grâces dans l’esprit.

 

          Je suis très malade, et tout de bon, quoique l’hiver soit doux. La faculté digérante me quitte, et par conséquent la faculté pensante. Il me reste l’aimante ; j’en ferai usage pour vous tant que je serai dans l’état du président Hénault, dont j’approche fort ; j’entends l’état où il était avant de finir. C’est peu de chose qu’un vieil académicien.

 

          La faculté écrivante me quitte. Le vieil ermite vous assure de ses tendres respects.

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse d’Argental.

 

7 Décembre 1770.

 

 

          J’ai commandé sur-le-champ, madame, à mes Vulcains, quelque chose de plus galant que la ceinture de Vénus, pour madame la marquise de Chalvert, la Toulousaine. Elle aura cercle de diamants, boutons, repoussoir, aiguilles de diamants, crochets d’or, chaîne d’or colorié. Vous aurez du très beau et du très bon. J’ai un des meilleurs ouvriers de l’Europe : c’était lui qui faisait à Genève les montres à répétition, où les horlogers de Paris mettaient leur nom impudemment. Je ne saurais vous dire le prix actuellement. Cela dépendra de la beauté des diamants.

 

          Vous voulez peut-être, madame, des chaînes de marcassites séparément ; c’est sur quoi je vous demande vos ordres. Les chaînes ordinaires sont d’argent doré, dont chaque chaton porte une pierre : ces chaînes valent six louis d’or.

 

          Celles dont les chatons portent des pierres appelées jargon, qui imitent parfaitement le diamant, valent onze louis.

 

          Voilà tout ce que je sais de mes fabricants, car je ne les vois guère : ils travaillent sans relâche. Vous prétendez que j’en fais autant de mon côté, vous me faites bien de l’honneur. Je n’ai guère de moments à moi ; Il m’a fallu bâtir plus de maisons que le président Hénault n’en avait dans le quartier Saint-Honoré, et il me faut à présent combattre la famine. Le pain blanc vaut chez nous huit sous la livre. J’ai envie d’en porter mes plaintes aux Ephémérides du Citoyen.

 

          Vous me dites que du temps des sorciers j’aurais été brûlé : vraiment, madame, je le serais bien à présent, si on en croyait l’honnête gazetier ecclésiastique. Mais n’appelez point l’Epître au roi de la Chine un ouvrage ; ce sont les vers de sa majesté chinoise qui sont un ouvrage considérable. On y trouve sa généalogie : il descend en droite ligne d’une vierge : cela n’est point du tout extraordinaire en Asie.

 

          Je ne sais pas encore ce qui s’est passé au parlement. Il a dû trouver fort mauvais qu’on veuille le policer ; lui qui prétend avoir la grande et la petite police. Il ferait bien mieux peut-être de ne point ordonner des auto-da-fé pour des chansons.

 

          La Sophonisbe de Lantin deviendra ce qu’elle pourra. On tâchera de trouver un quart d’heure pour envoyer quelques pompons à cette Africaine ; mais la journée n’a que vingt-quatre heures, et on n’est pas sorcier comme vous le prétendez.

 

          On dit que Lekain est plus gras que jamais, et se porte à merveille ; cela doit réjouir infiniment M. d’Argental ; il aura enfin des tragédies bien jouées.

 

          Je me mets à l’ombre des ailes de mes anges. Madame Denis leur est attachée autant que moi, c’est beaucoup dire. Mille respects.

 

 

 

 

 

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